49.2 - Les ronces de l'existence
Après des heures de ruminations, je m'extirpai des draps et me rendis dans le couloir. Tout était calme et silencieux. Les lanternes disposées au sol et sur les murs formaient un chemin lumineux jusqu'aux escaliers dont la tapisserie feutrait mes pas.
Au pavillon des officiers, des gardes semés dans le corridor me regardèrent en silence m'arrêter sur le palier de Seth. On peut supposer qu'ils avaient déjà été témoins de nos entrevues nocturnes puisqu'aucun d'eux ne m'accusa d'intrusion. Ma main se suspendit au milieu de mon geste car, bien que l'heure ne fût tardive, aucune lumière n'émanait de la pièce.
Déçue, je revins sur mes pas et toquai à quelques portes de la sienne.
Il fallut moins d'une minute à Reska pour ouvrir. Il respirait la débauche avec son peignoir de soie qui s'ouvrait négligemment sur son torse nu, et le pantalon qui tombait bas sur ses hanches. Ses cheveux noirs en bataille s'éparpillaient en mèches folles sur son front. Derrière lui, des vapeurs aux odeurs de tabac et de guimauve enfumaient la pièce.
En me découvrant sur le palier, un sourire intrigué écarta légèrement ses lèvres.
— Regardez qui voilà.
— Je dérange ?
La tête penchée de côté, il appuya son avant-bras au cadre de la porte et me soumit à un long examen. Je réajustai mes épaules pour faire bonne contenance mais il avait déjà saisi l'essentiel.
— Chysanthe, dit-il sans me quitter des yeux. Rentre chez toi, la fête est finie.
Mes sourcils se froncèrent quand un soupir ennuyé, puis des bruissements délicats nous parvinrent depuis l'intérieur de la pièce. Une créature à la peau bleue extraordinairement bien faite et trop peu vêtue à mon goût sortit en roulant des hanches. Elle attrapa la nuque de Reska et lui murmura lascivement quelques mots à l'oreille. Au passage, elle en profita pour lui caresser l'entrejambe, ce qui me fit rougir, mais ce dernier la congédia avec un grognement d'impatience. Sans tenir compte de mon embarras, il m'indiqua la chambre d'un signe du menton.
— Mets-toi à l'aise. Enfin, pas trop, lança-t-il plaisamment, ou j'en connais un qui se fera un plaisir de me priver de mes attributs.
Je croisai les bras sur ma poitrine et m'avançai en silence. Le style gothique de sa chambre était d'un stéréotype affligeant : la fenêtre en vitrail tamisait les rayons de lune et les murs sombres absorbaient les derniers vestiges de lumière. Seules quelques bougies éternelles dispensaient une lueur mystique. Mes pieds foulèrent des peaux de gibiers blanches qui servaient de tapis.
Je me posai au bord d'une ottomane de velours pourpre, dos au ridicule lit à baldaquin dont les draps avaient été laissés sens dessus dessous.
Reska s'assit dans sa bergère, croisa les jambes et porta un calumet à ses lèvres qu'il me proposa d'un geste, mais je secouai la tête. Il en tira une longue bouffée avant de prendre la parole :
— Que me vaut la visite de la princesse ancestrale ?
— C'est quoi cette histoire avec Émïoka ?
— Si c'est à moi que tu viens poser la question, je suppose que tu as quelque chose à voir avec le fameux sujet qui a fâché Seth et Armandiel...
Mon dos se raidit et je levai les yeux.
— Il semblerait que quelqu'un ait réduit mes calomnieurs au silence, continua-t-il en croisant les jambes. Or, il n'existe qu'une autorité supérieure à la mienne. Tu as dû faire un sacré remue-ménage pour que la Bansidhe en personne vienne se charger de ton cas.
— Tu as l'intention de me répondre ou tu me fais un interrogatoire ? réitérai-je en raffermissant ma voix.
Reska renversa la tête en arrière et souffla des ronds de fumée violette. Je n'aimais guère l'admettre mais il ne manquait pas d'allure, un parfait condensé de grâce et d'indolence. Je pris mon mal en patience mais l'appréhension me tendait comme un arc.
— Notre petite chatte a fort mal pris la dernière propagande, finit-il par dire. Elle trouvait nécessaire qu'on ne fasse aucun secret pour Malve mais elle ne voulait pas me planter un poignard dans le dos. Et encore moins dans celui de son capitaine. Mais tu sais comment est Vive-Lame depuis que toi et lui... Enfin, le gaillard est sacrément épris de toi. Alors c'est moi qu'elle a tenu informé de ses intentions.
— Et... ?
— Et rien. On a dû composer avec, compléta-t-il d'une voix égale en haussant les épaules.
La stupeur manqua sérieusement de me faire rire jaune. À la place, je laissai échapper un sifflement rageur.
— Wow ! Alors me dénoncer, c'est tout ce que vous avez trouvé de mieux à faire ?
Derrière un nuage de fumée, Reska se contenta de hausser un sourcil. Son air impassible acheva de me sortir de mes gonds. Je me levai brusquement.
— Franchement, le tançai-je, je m'attendais à mieux de ta part !
En trois enjambées je fus à la porte quand je l'entendis souffler. Sa voix irritée me retint :
— Mets ta petite tête en marche avant de m'attaquer. Tu crois qu'on a fait ça pour qui ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que l'obstination d'Émïoka est autant une qualité qu'une plaie, répondit-il en éloignant le calumet de ses lèvres. Elle serait allée au bout de son idée dans tous les cas. Comment penses-tu que Malve aurait réagi si elle avait su que Seth et moi t'aidions à couvrir un secret pareil ? Elle connaît vos sentiments l'un pour l'autre, il ne voulait pas courir le risque d'être suspendu des missions si elle le jugeait inapte à poursuivre en invoquant le conflit d'intérêts. Et si elle m'avait retiré, moi aussi ?
Reska cala son menton sur son poing. À la lueur des bougies, son œil gauche avait pris une teinte infernale.
— Autant te dire que ton escouade risquait de subir de grands changements et que tu te serais retrouvée complètement seule.
— Oh...
La vérité m'ôta les mots de la bouche. Je clignai des yeux, abasourdie.
— Je... je pensais que..., balbutiai-je. Oh ! que je suis bête...
Le silence que laissa passer Reska était lourd de sens. Je retombai comme un poids mort sur la méridienne, la tête entre les mains.
— Passe encore, je ne suis pas l'être le plus fiable, marmonna-t-il en grignotant sa pipe. Mais Seth...
— Je sais. Je sais. Excuse-moi, Reska...
Ma dispute de la veille avec Seth me revint comme une gifle. Un étau me comprima la gorge. Bien sûr, j'aurais dû me douter qu'Émïoka ne s'en tiendrait pas à une simple mise en garde. Seth avait voulu m'en parler et je lui avais lancé toute une animosité injustifiée au visage ! Ainsi, je l'avais réellement accusé à tort. Et ce faisant, je m'étais trahie toute seule à propos d'Azelor. L'avais trahi, lui.
— Tu as l'air à cran.
Ou les sourcils arqués de Reska indiquaient la curiosité, ou ils étaient le signe d'une ombre de préoccupation.
— Tu sais où est Seth ? me contentai-je de demander d'une voix pâteuse.
— Aux dernières nouvelles, il se rendait à la taverne avec Hildegarde.
Sa réponse mit aussitôt fin à mon projet. Inutile d'aller faire une scène au Chaudron et il semblait inapproprié d'attendre son retour dans sa chambre. Notre conversation devrait être remise au lendemain.
Par habitude, je sondai notre lien d'anima mais la vague glacée qui me percuta une fois de plus m'assécha la langue. L'abattement devait se lire dans toute ma posture car Reska relâcha sa bouffée de fumée et soupira doucement.
— Tu veux rester là ?
Je baissai piteusement la tête. Seth ne me pardonnerait jamais d'avoir fraternisé avec l'ennemi. Après avoir perdu Vixe, je l'avais perdu lui. Ce n'était vraiment pas une nuit recommandée pour la solitude.
— Ça dépend, répondis-je après m'être éclairci la voix. Il y a une contrepartie ?
Reska s'enfonça dans son fauteuil, et le sourire félon qui étira ses lèvres m'aida à reprendre un peu de poil de la bête.
— Je n'aurais pas dit non à plus de nourriture ce soir mais j'en savoure suffisamment depuis notre retour pour pouvoir m'en passer, dit-il. Mais je te préviens, c'est hors de question que tu t'endormes ici.
— Comme si j'avais envie de m'endormir dans cette chambre où tu tiens tes orgies...
— Mes orgies, répéta-t-il dans un souffle – amusé, en attesta son sourire ambigu.
— Allez, passe-moi ça. C'est du néther ?
— Tu en as déjà pris ?
— Absolument pas, répondis-je pendant qu'il me remettait le calumet. Mais, entre nous, je pense que tu t'en contrefiches, non ?
Reska gloussa quand j'approchai le tuyau de mes lèvres, sans la moindre intention effectivement de m'en dissuader. Consommer des drogues ne faisait pas partie de mes habitudes mais cette situation hors de contrôle envoyait valser les bons codes de conduite. Et puis, cela ne pouvait pas faire plus de mal.
Une délicieuse torpeur me submergea lorsque mes poumons s'emplirent des vapeurs aromatiques. Elles avaient un merveilleux goût de cognac, de verveine et de guimauve. Mon corps s'engourdit et s'affaissa contre le dossier du fauteuil ; les nuages qui emprisonnaient mon cœur se dissipèrent comme sous la force d'un coup de vent. La douleur, rapidement, devint une plainte sourde, qui s'estompa. Je soufflai des spirales de fumée en promenant mon regard dans la chambre.
— Ton intérieur a vraiment une allure de lupanar, Reska, remarquai-je en ramenant mes jambes sur la banquette.
— Qu'est-ce que tu veux, j'ai une réputation à tenir.
— Laquelle ? Celle de maître des calomnieurs ou de maître de la débauche ?
Les yeux mi-clos, j'aspirai une plus ample bouffée. Le rire léger qu'eut Reska sembla rouler sur ma peau.
— Sache, petite impertinente, dit-il en tendant la main pour récupérer sa drogue, que j'ai tué des gens pour m'avoir parlé mieux que ça.
Pendant qu'il se remettait à fumer, je continuai mon observation en silence. Un court instant, tout cet excès de décoration me parut très artificieux. J'en vins même à me demander si le luxe raffiné de la pièce n'était pas qu'une façade pour la bienséance et si, au fond, il n'aurait pas préféré vivre dans une crypte.
— Une crypte, murmurai-je en secouant la tête.
Soudain un léger chatouillis remonta le long de ma gorge. Je fermai la bouche pour retenir un éclat de rire mais l'hilarité eut raison de moi.
Une crypte.
Reska leva les yeux au ciel avec une exaspération à la limite du paternalisme, et le néther dut me jouer des tours car je fus persuadée de discerner une lueur non pas moqueuse mais bien joyeuse en lui.
Quelques minutes – ou heures – plus tard, nous pétunions dans un silence confortable. Chaudement pelotonnée dans un édredon, je nageais dans un océan de béatitude. Mon esprit sédaté flottait avec les nuages. Je contemplais d'un air obnubilé les ronds parfaits de fumée que Reska envoyait vers le plafond.
— Tu es un artiste, le complimentai-je alors que mes doigts se refermaient sur le vide.
— J'ai certes bien des qualités, répondit-il en retroussant ses lèvres goguenardes, mais, là, je crois que tu es juste droguée.
Il se pencha sur la table basse pour rembourrer sa pipe. Quand il battit le briquet, la vive lueur illumina son visage dans la pénombre. Mon regard suivit ses traits d'immortel, la balafre qui entaillait son sourcil jusqu'à sa joue gauche et que j'avais trouvée repoussante autrefois. Reska aspira voluptueusement les premières bouffées en se laissant tomber en arrière.
— Tu ne m'as jamais raconté comment tu as été transformé en vampire.
Le silence mit un moment à m'alerter. En voyant le visage de Reska figé dans ma direction, j'y lus autant la stupeur que la plus violente colère... et l'effroi. Le temps de comprendre ma folie, il avait déjà détourné les yeux et toute émotion avait déserté ses traits. Je déglutis avec gêne. Reska porta lentement le calumet à ses lèvres et contempla les formes de fumée qui mouraient dans l'air.
— C'était une journée comme une autre.
La surprise m'ôta les mots de la bouche. Il fit une pause, appuyant nonchalamment un bras sur l'accoudoir de sa bergère, comme s'il se tâtait à poursuivre.
— Nous étions allés en promenade à l'extérieur de la ville, mon père, ma petite sœur et moi. Ari avait quatorze ans. Il fallait la voir, elle avait horreur des promenades. C'était une jeune fille introvertie qui préférait rester à la maison, peu importe que le soleil brille ou qu'il pleuve. Elle avait une imagination débordante quand il s'agissait d'inventer des histoires à ses petites figurines. Mais Père avait insisté pour lui faire prendre l'air et Ari voulait lui faire plaisir.
Jamais je n'avais osé imaginer la famille de Reska – je doutais même qu'il en possédât une – mais la scène de vie qu'il décrivait me serra le cœur.
— Tout s'est passé si vite. Ils étaient quatre, surgis de nulle part. Je n'ai rien vu venir et, l'instant d'après, une épée me lacérait la figure. Je me suis retrouvé à genoux sans comprendre ce qui m'arrivait, juste conscient que j'avais mal et que je n'y voyais plus rien d'un œil. Et puis, j'ai entendu Ari hurler, dit-il sans que son visage, ni sa voix n'exprime une émotion. Il y a un comportement instinctif qui nous fait réagir quand on entend la détresse de sa petite sœur. J'ai voulu me jeter devant elle mais quelque chose m'a frappé à la tête avant de pouvoir la rejoindre. Je suis tombé. Je l'ai vue tomber à côté de moi, et j'ai vu la vie s'éteindre dans ses yeux alors qu'elle étreignait sa gorge tranchée. Folle de panique.
« J'ai perdu ma famille ce jour-là, continua-t-il d'un ton factuel. Ces imbéciles m'ont laissé pour mort mais ils ont bâclé leur travail.
Des frissons soulevèrent mon épiderme. Je ne pouvais rester de marbre en imaginant ce qu'il avait vécu. Il fixa un point invisible pour mes yeux et fit jouer sa pipe entre ses doigts.
— Si ça n'avait été que Père, reprit-il d'une voix rauque, j'aurais pu renoncer et mourir là. Mais Ari... Pour Ari je n'ai pas pu. Alors je me suis levé et j'ai marché. Je n'y voyais rien mais j'ai marché, encore et encore. Et quand je n'en ai plus été capable, j'ai rampé. Qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ? J'ai erré des jours, mal en point. Avec une infection, transi de froid. Refusant de partir. Mais je n'étais qu'un mortel au bout du compte...
Il avait prononcé ce mot avec un dégoût ostensible.
— Mon créateur m'a trouvé un matin dans l'herbe après une nuit glaciale. Il s'est arrêté et il a plus vu en moi l'étoffe d'un prédateur que d'une proie. Et il avait raison : j'étais prêt à braver l'enfer juste pour me venger.
— Tu l'as fait ?
Il darda sur moi un regard sombre.
— Évidemment. Mais ça n'a pas ramené ma sœur.
Reska décroisa ses longues jambes qu'il étira devant lui. Le ton de mélancolie résignée qui vibra dans sa gorge était la seule cicatrice apparente de sa douleur.
— Alors ton œil..., commentai-je à mi-voix.
— Il s'est régénéré comme mes autres blessures mais il n'a jamais retrouvé sa couleur d'origine.
La poitrine lourde, j'encerclai mes genoux de mes mains pour essayer de digérer cette sordide histoire. Je fis de mon mieux pour ne laisser aucune trace de pitié s'installer sur mon visage car il n'en aurait pas voulu.
Le vampire regardait en silence la fumée qui s'élevait devant lui.
— Le côté effacé d'Ari, dit-il, n'enlevait rien à son innocence et à sa gentillesse. Elle n'a pas eu la chance de vivre toutes les vies qu'elle imaginait dans sa chambre...
Essuyait-il encore les vestiges de sa tristesse ou ne ressentait-il plus aujourd'hui qu'une nostalgie détachée ? Reska était tellement illisible que je n'étais jamais sûre de rien. Il me lança un coup d'œil, remarqua mon air peiné et relâcha une bouffée de néther.
— Tu me la rappelles parfois.
La scène me paraissait quelque peu surréaliste : la Main Noire et moi partageant de la drogue dans sa chambre en échangeant des confidences, lui m'avouant qu'il m'appréciait parce que je lui rappelais sa sœur décédée. Quiconque nous aurait surpris à cet instant aurait affirmé avoir fumé le néther avec nous.
Nous discutâmes jusqu'à l'heure où mes paupières se mirent à tomber et je me réveillai au matin sous deux couches de couvertures dans la chambre d'un vampire qui ne m'avait pas volé une seule goutte de sang.
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Et voici pour clore ce chapitre une illustration des deux qui me plaît assez !
On peut dire que leur relation a bien évolué depuis le début ! Reska est-il un personnage que vous appréciez ? 😊
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