49.1 - Les ronces de l'existence


              Allongée dans mes draps, je contemplais l'auréole de lumière pâle qui jouait sur le carrelage. Les nerfs à fleur de peau, le sommeil ne m'avait pratiquement pas gagnée de la nuit. J'avais rêvé d'Arion et d'Harragan qui avaient jailli de l'ombre des sous-sols en ne formant plus qu'un monstre informe, et qui m'avaient noyée à quatre mains dans une cuve de sang.

D'ordinaire, la présence de Seth tenait éloignés mes cauchemars. Mais, ce matin, Seth n'était pas là.

Au-delà de la sensation de vide, le pire était cette douleur dans ma poitrine. Elle y résidait constamment, cruelle, sans me laisser le moindre répit, flanquée d'une lourdeur insoutenable et qui faisait paraître mon cœur peser comme un lamentable poids mort.

L'incompréhension me maintenait éveillée. « Pourquoi ? », me demandais-je sans cesse. Pourquoi avait-il livré ce secret qui était censé nous appartenir ? Qu'avait à voir Émïoka dans l'affaire ? Je refusais de donner raison à Vixe malgré les faits qui me ramenaient sans cesse à l'écho de ses paroles. Mais plus que tout, j'avais honte car ce désastre était le fruit de mon péché d'arrogance.

Je caressai le collier que Seth m'avait offert. Les minuscules embranchements du pendentif accrochèrent mes doigts. J'avais escompté ruminer toute la journée dans ma chambre, cependant l'étroitesse des lieux finit par m'étouffer.

Drapée dans un manteau, je sortis de la pièce avec appréhension. Ce fut pathétique comme j'eus du chagrin à ne trouver personne au seuil. Oh ! en dépit des déceptions, l'amour rendait toujours naïf et bien trop espérant.

Le temps était à la grisaille dehors, et les rues tristes et humides. Toute sortie de la ville était encore sévèrement réglementée. Qu'y aurait-il à voir derrière les murs, de toute façon ? D'un côté des falaises bordées de houle ; de l'autre, par-delà les plaines, l'étendue d'une forêt décharnée à l'aube d'un nouveau cycle de vie de décades, sinon de siècles...

Des chariots cahotaient dans les allées, où circulaient des brigades de soldats en livrée bleue et grise. Une douloureuse nostalgie me prit à la gorge lorsque mes yeux se posèrent sur la vitrine d'une boutique où un modèle de cerf-volant rouge était exposé, à l'image de celui qu'Edda avait emprunté un jour.

Des bribes me parvinrent d'une conversation entre deux clientes d'un magasin de poterie. La terre était mécontente, disait l'une d'entre elles, et bientôt viendrait le tour d'Asraell de payer le tribut. Peut-être les Faucons... Non, chuchotait l'autre, il ne fallait pas parler de cela.

Le doute s'insinuait doucereusement dans l'esprit, ce même doute qui fut toujours l'ennemi de la société dogmatique.

Pendant que je tournais autour d'un étal de fuboises, des baies acides qu'affectionnait particulièrement Inhannaë, une sensation désagréable me picota l'échine. Je pivotai sur moi-même pour tomber nez-à-nez avec un nain à la barbe brune qui ne m'était plus inconnu.

— Qu'est-ce que vous voulez ? soupirai-je à l'adresse de Jagga.

— Salop'rie d'temps, hein ? On dirait qu'les nuages y s'abattraient sur nous. (Une fumée épaisse se dégagea de ses narines et il pointa un doigt vers les nimbus.) Les fées, elles racontent qu'c'est par des cieux comme ça qu'viendra la fin du monde...

Je l'ignorai et longeai la table de marchandises, remplissant mon panier. Jagga n'était certainement pas venu me parler météo. Il ne tarda pas à le confirmer :

— L'grand paternel, il a fini par s'montrer ?

— Je ne vois pas en quoi ça vous concerne.

Après avoir tâté un fruit mûr qu'il me lança, il tira sur sa pipe.

— Ce p'tit jeu, il est lassant à la longue. Sûr qu'ça doit pas être évident avec la clique de paladins qui t'colle aux basques. Et Vive-Lame... Merde, choupinette, c'pas beau ça.

S'il remarqua la manière dont mes mains se crispèrent sur l'anse de mon panier, il n'en montra aucun signe.

— Enfin, l'bon vieux salopard, y doit toujours être au Nord, si j'm'y trompe pas.

Une sonnette d'alarme s'alluma tout à coup dans mon esprit : le Nord était notre prochaine destination. Je demeurai néanmoins sur mes gardes.

­— Vous n'êtes pas censé me dire ça, avançai-je prudemment, après avoir tendu une pièce au marchand occupé avec une autre cliente. Ou alors... vous n'êtes pas l'un d'entre eux.

— Nan, ma p'tite. Pour dire vrai, dit-il en tripotant son visage empâté, j'me fous pas mal de c'que mijotent les Piafs. Mais la teigne qui t'servait de mère me traiterait par tous les noms si j'donné pas un p'tit coup de pouce. M'étonnerait même pas qu'son fantôme vienne me botter l'cul.

— Comment vous l'avez connue ?

Jagga cracha dans l'air des panaches blancs de fumée et haussa les épaules.

— C'tait une autre époque. J'étais un jeunot. Avec mon frangin, on avait mis cap sur l'Nord parce qu'on savait qu'on avait des chances de s'faire un paquet d'blé là-bas. Y'a un truc avec les nains des îles, fifille, c'est qu'y peuvent pas blairer le froid ; les clients, y z'étaient prêts à mettre le prix pour du bon matériau comme on en f'zé pas chez eux. Il a pas fallu longtemps pour qu'on s'fasse un nom. Mais les poches pleines, bah, ça attire les gens qu'y faut pas...

« Ta mère m'a sauvé les miches à l'époque où ton brave papa était un foutu brigand qui dévalisait les ch'mins. Un hiver rude en passant l'attelage près d'la Rivière Folle, v'là qu'il est arrivé avec sa bande de voyous. Les types nous ont collé leurs lames sous la gorge, y voulaient nous dépouiller jusqu'à nos chausses, si, si ! Puis on a tous entendu le vacarme. On aurait dit qu'une satanée wyverne arrivait ! Et là, la neige a volé dans tous les sens et au milieu y'avait une femme avec des cheveux qui avaient la couleur des forges de Nyhm. Elle souriait, la bougresse ! Un miracle tombé du ciel. Franchement... Vingt ans plus tard. J'peux dire que j'en ai pas connu deux comme elle.

Jagga secoua lentement la tête avant de crachoter un rire.

— J'suis tombé sur l'cul quand j'ai su qu'elle avait fait sa vie avec ce mécréant. Elle méritait mieux qu'ça.

J'ignorais comment accueillir cette nouvelle. Jagga me regarda alors de la tête aux pieds.

— Enfin, quand tu verras l'autre salaud, dis-lui bien que l'bon vieux Jagga a rien oublié. Et qu'il m'doit une chandelle maintenant.

— Ouais, lança une voix caustique à l'arrière. Et si vous alliez importuner quelqu'un d'autre, mon bon monsieur ?

Je me tournai avec surprise. Une main fourrée dans une poche, Vixe s'avança à mes côtés. Un sourire de surface était plaqué sur ses lèvres mais ses yeux, rivés sur le nain, étaient sombres. Jagga le toisa, m'adressa un bref signe de tête et disparut derrière un écran de fumée.

Vixe poussa un long soupir en abaissant sa capuche. Quand il croisa mon regard, il se gratta l'oreille d'un air gêné et me fit un petit rictus d'excuse. Mon cœur étouffa, comme à chaque fois que je le voyais avec la connaissance de ce gouffre entre nous.

— Je ne suis pas certaine qu'il soit mon ennemi, lui signifiai-je.

— Peut-être pas. Il n'est pas ton allié pour autant. Les gens motivés par l'appât du gain sont prompts à changer d'avis.

— Il vient de m'avouer qu'il connaissait Tartoth et il détient de toute évidence quelques secrets bien gardés des Faucons. Si c'était seulement l'argent qui l'intéressait, il aurait pu vendre cher à l'Ordre ses informations.

— Alors lui aussi doit avoir quelque vilaine chose à cacher...

Vixe regarda pensivement le chemin qu'avait emprunté le nain et ouvrit la bouche. C'est alors qu'un groupe d'enfants qui passait en courant nous bouscula, et j'en lâchai mon sac de courses qui déversa son contenu sur le sol.

Il arrive qu'un détail mette le feu aux poudres. À ma grande honte, je dois reconnaître que de copieuses insultes fusèrent de ma bouche. Je poussai un cri rageur avant de tomber à genoux au milieu de mes achats, sans tenir compte des regards outrés que me jetaient les passants.

Une ombre me surplomba et, la seconde d'après, Vixe était accroupi à côté de moi. Il m'aida à remplir mon panier sans faire aucune question.

Une fois debout, mon élan de colère se dissipa aussi vite qu'il était venu. Les joues brûlantes, je remis machinalement de l'ordre dans mes vêtements sous le regard attentif de Vixe.

— Il s'est passé quelque chose ? demanda-t-il enfin.

Voyant que je gardais le silence, il ajouta non sans précaution :

— Ce n'est pas en tant que... tu-sais-quoi que je te parle.

Je tournai la tête pour le sonder. Je voulais voir sur ce visage – non, je le voyais encore – toute la sincérité et la sympathie qu'il avait à mon égard.

— J'ai fait une bêtise, lui expliquai-je après avoir vaguement vérifié que nous n'étions pas écoutés. Armandiel m'a surprise en train de fouiner là où je ne devais surtout pas être, ce qui m'a attiré de lourds soupçons de Malve. Et je me suis salement disputée avec Seth...

— Les bruits courent que c'est devenu officiel entre le capitaine et toi, dit-il incidemment.

Hier encore c'était vrai, du moins... Mais était-ce toujours le cas aujourd'hui ? Je déglutis en serrant mes bras contre moi dans un geste malheureux qui n'échappa pas à l'analyse de Vixe.

— À quel point c'est grave ? insista-t-il.

— Malve connaît désormais le nom de Rehad. Elle sait qui il est pour les Faucons et aussi... pour moi.

À cette annonce je veillai bien à éviter son regard, redoutant d'y trouver le signe d'un jugement. Je n'arrivais pas à croire que lui, que Seth, avait osé me vendre de la sorte...

— J'avais besoin de vérifier quelque chose, continuai-je, alors j'ai demandé un service à Armandiel...

Je n'omis rien. De fil en aiguille, il apprit ce qui s'était passé, des doutes qui m'avaient envahie jusqu'à mon effraction dans les sous-sols ; la puissance qui avait émané de cette antichambre de l'enfer, ma sensation de mort imminente.

— Alors, là-dedans, ce serait... un sanctuaire de la dynastie des Bansidhes ? s'étonna-t-il quand j'eus terminé ; son regard s'était fait sérieux et pensif. C'est ce que tu crois ?

— Je ne vois pas ce que ça peut être d'autre qui laisserait rentrer Malve et elle seule... Et tout ce que j'ai vu ou entendu fait sens avec cette explication.

Quoique je me demandais ce qui avait valu à ses ancêtres d'entrer dans une sorte de démence. Peut-être que l'énergie du Cristal de Fal finissait par rendre fou, à mesure du temps...

— Il y avait un récipient, murmurai-je d'un ton lugubre, me plongeant dans ces souvenirs à contrecœur, quelque chose qui dégageait une énergie singulière. Azelor me disait que Malve détenait le Chaudron mais... J'ignore si c'est vrai. Et même si c'est le cas, pourquoi ne pourrait-elle pas l'avoir... ?

Un grand frisson me traversa et je pris ma tête entre mes mains. Les Bansidhes avaient des droits suprêmes. Les Bansidhes étaient toutes-puissantes.

Vixe m'observa un instant, hésitant, le front ridé. Il pinça les lèvres et attendit que des passants se fussent éloignés avant de reprendre :

— De mon côté, je n'ai pas réussi à obtenir plus d'informations. Aucun de nous n'a tenté de braver cet interdit jusque-là. Entre les calomnieurs qui rôdent là-dessous et le risque de se perdre, autant dire que les chances de toucher au but sont proches de zéro.

Il laissa s'écouler un silence et regarda droit devant lui.

— Au risque de me répéter, je soutiens encore que les Faucons ne sont pas responsables de l'incendie d'Himalaye.

Vixe semblait tellement honnête, tellement sûr de ses paroles ! Que fallait-il croire ? Et si les Faucons avaient initié l'opération sans qu'il fût au courant ? Je n'avais aucune preuve que Malve régissait ce spectacle, ni qu'elle versait dans la pratique d'une magie interdite. J'ignorais dans quel genre de lieu j'avais pénétré, s'il s'agissait réellement d'un sanctuaire mais je n'y étais pas la bienvenue et cette force me rejetait.

Vixe joua avec un des boutons de sa veste d'un air soucieux.

— Par les vents de Murias, Kaly... Quelle histoire ! Je suis surpris que tu puisses être encore là pour la raconter.

— Pour ça, on peut remercier mes pouvoirs. Ils sont encore trop utiles à l'Ordre pour le moment. J'ai écopé de quinze jours de prison à purger... plus tard.

Parce qu'il se rappelait la profondeur de mon traumatisme ou parce qu'il avait simplement entendu la détresse dans ma voix, Vixe darda sur mon visage des yeux inquiets.

— Enfin, si je suis toujours en vie d'ici là, ajoutai-je avec un rictus amer.

— Non ! Malve ne peut pas t'obliger à réunir les cristaux avec une telle menace au-dessus de ta tête ! se récria-t-il.

— J'ai gravement désobéi à la Bansidhe, Vixe. N'importe qui d'autre à ma place serait déjà pendu. Elle a raison, c'est une peine clémente.

Pour autant, mes dents se serrèrent et je sentis mes paupières me brûler.

— Je ferai ce qu'il faut pour rentrer chez moi, énonçai-je douloureusement.

Et c'était vrai, j'en avais assez. J'aurais voulu pouvoir disparaître maintenant et me réfugier dans un univers où personne ne cherchait à m'asservir. Peu importaient l'éclatement du Cristal, la détresse de Dana. Peu importaient Seth et tous les autres. C'était trop. Seul un roc aurait pu encaisser tout cela.

Vixe eut un geste comme pour m'enlacer mais il se ravisa. Au lieu de quoi, il fixa piteusement le sol et secoua la tête.

— Je suis désolé, c'est moi qui t'ai mêlée à toute cette histoire.

Un substrat d'amertume me retint de le contredire, même si je savais bien qu'il n'était pas le seul fautif. J'avais entièrement ma part de responsabilité dans la tournure des événements. Nous avions tous les deux fait des choix que l'avenir se chargerait de juger pour nous.

Nous marchâmes côte à côte dans un silence riche d'émotions jusqu'au bout de la place qui signa la fin de notre rencontre. Mais avant de le quitter, je m'approchai de lui :

— Qu'est-ce que nous étions, Vixe ?

Ma question parut sincèrement l'émouvoir.

— Amis, répondit-il. Nous étions amis.

— C'est bien ce que je pensais.

Ma main alla paisiblement trouver la sienne : un balbutiement de pardon, à défaut de ne pouvoir réconcilier ce qui avait été défait.

Vixe m'observa en retour avec des yeux humides, et je m'efforçai de chasser mes propres larmes pour lui adresser un sourire, un doux sourire de remerciement pour son accueil et son amitié si vivifiante.

Quand je fus dos à lui, sa voix étranglée me parvint une dernière fois :

— Kaly, tu dois te positionner.

Ma poitrine se tassa davantage. Je le savais. Je le savais bien. Mais peu importait le choix, il ne se ferait sans perte.

À mon passage sur les pelouses assombries par le ciel d'orage, j'avisai Seth en haut du chemin de ronde. Son visage était tendu et maussade tandis qu'il prêtait l'oreille aux commentaires de son lieutenant qui allait et venait devant des sentinelles au garde-à-vous. Malgré ma colère encore bien vive, notre dispute faisait mal. Je ne parvenais pas à mettre de l'ordre dans le pêlemêle de sentiments qu'il me vouait et j'ignorais où en était notre relation.

Ma longue errance m'achemina au pied de l'immense tour de l'Ordre, dont la pointe en lame de rasoir dardait bien au-delà des nuages. L'intérieur étroit abritait un interminable colimaçon aux marches hautes et usées. J'en entamai l'ascension. Le vent écrasé par la pierre semblait gémir, et la lumière n'entrait qu'à travers les fentes de quelques rares meurtrières. Plus le sommet approchait, plus le froid me picotait les joues.

Une fois parvenue tout en haut de l'accès public, des bourrasques me fouettèrent les cheveux. Je m'avançai vers le garde-fou et laissai peser mes mâchoires sur mes mains en observant le panorama. Depuis le belvédère, on pouvait voir la démarcation des falaises où des grappes d'oiseaux planaient et piquaient gracieusement dans un ballet aérien. Le ressac des lames qui s'écrasaient sur la côte formait des chapeaux d'écume qui dérivaient jusqu'à l'étrave des navires prêts à braver la tempête.

— C'était l'endroit préféré de Tartoth. Quand elle disparaissait trop longtemps, on était certain de la trouver ici.

Très absorbée, je n'avais pas prêté attention aux bruits de pas. La Bansidhe en personne venait d'apparaître au sommet de la tour ; les mains jointes sur son ventre, elle gagna tranquillement mes côtés afin de jouir du spectacle. Une vision fugitive traversa mon esprit : celle de sa main me précipitant dans le vide. Je supposais néanmoins qu'elle avait déjà eu assez d'occasions de m'abattre pour se donner la peine de le faire ici.

— Elle contemplait les oiseaux, puis elle enjambait la balustrade et se jetait dans le vide en riant. Et elle s'éloignait comme un souffle d'air... Je me souviens de son familier, continua-t-elle d'un ton rêveur. Un griffon aussi fougueux qu'elle. Foudre. Non... Tonnerre. Il s'appelait Tonnerre.

Une masse se forma dans ma gorge, comme souvent lorsqu'il était question de Tartoth. Après des minutes de silence à regarder le vent souffler sur les plaines, je me décidai à parler.

— Pourquoi a-t-elle brisé le Cristal ?

Malve me répondit d'une voix morne :

— Elle pensait que je n'avais pas la légitimité de le garder.

— Pourquoi ? insistai-je.

— Parce qu'on lui a appris des valeurs différentes. Peut-être pas mauvaises, mais différentes. Et nuisibles à notre société.

Je tournai mon visage vers elle avec l'intuition que ses mots étaient honnêtes. Ses traits étaient paisibles et, livrés au vent venu de l'Ouest, ses longs cheveux dénoués se délitaient en noires volutes d'encre.

— Il m'est impossible de céder le Cristal, Kaly, reprit-elle en contemplant l'horizon. Falias m'a mise au monde dans le seul but que j'accomplisse ma mission. Les Faucons sont bien malheureux de croire et de clamer à qui veut l'entendre que le monde survivra longtemps à la Grande Rupture. Leur ignorance et leur présomption nous mettent tous en grand danger. Le monde évolue et les règles changent, mais certaines choses doivent demeurer telles qu'elles sont. Le Cristal de Fal est le premier pilier du Sidh et je n'ai qu'une comparaison à faire : retire à un logis sa charpente, l'ensemble s'effondrera.

Ses paupières tombèrent doucement et la lassitude dans sa voix la fit tout à coup paraître vieille, très vieille.

— Penses-tu que je gouverne mal ?

À défaut de paroles, mes yeux se portèrent à nouveau sur la ligne bistre des falaises. Non, ce n'était pas ce que je pensais. Mais j'ignorais en revanche si elle gouvernait pour le bien. Quel but poursuivait-elle en cherchant à rassembler le Cristal ? Restaurer l'Équilibre du monde ou accaparer le pouvoir ?

Malve soupira. Elle savait comme moi que nous nous usions toutes les deux.

— Je suppose que la politique a bien changé chez toi depuis les derniers échos que nous en avons eu. Les demi-sang parlaient, me semble-t-il, d'un « père du peuple » et de biens et de terres redistribués à chacun.

— Ils vivaient probablement sous le régime de Stalin, oui, confirmai-je, reconnaissant le parti soviétique au surnom. Mais je ne viens pas de ce pays. Chez moi c'est différent.

— Il n'est pas simple de gouverner seule, admit-elle, le menton levé au-dessus des plaines vertes qui s'étendaient au pied de la tour. Je ne prétends pas détenir la meilleure solution. D'autres après moi remodèleront ce que j'ai bâti. Ce que je sais, en revanche, c'est que les Faucons sont des idéalistes. Ils font miroiter une utopie dans laquelle de nouveaux dirigeants marcheraient main dans la main. La réalité est amplement différente. Ce ne serait qu'une question de temps avant que les pouvoirs ne s'entredéchirent. L'ambition est une créature avide, Kaly, et son appétit n'épargne personne.

Sa remarque était juste. Cependant elle n'avait pas à s'en exclure.

— Mon monde a une politique bien trop instable, je l'avoue, dis-je en retour, il n'est probablement pas un exemple en la matière. Sur un siècle, nous n'avons même pas su conserver le même régime. Les guerres continuent de se succéder les unes après les autres. Mais la démocratie reste à mes yeux la valeur la plus juste, même si le passé, voire quelques choix d'aujourd'hui, me font douter de l'humanité...

Le visage de Malve s'adoucit, et je crus lire une forme d'affection au fond de ses yeux.

— Avant l'Ordre, me conta-t-elle d'une voix lente et grave, Asraell était une terre neutre. Cette ville ici même est l'endroit où le monde a développé ses racines. L'instance des Bansidhes incarnait une autorité uniquement religieuse. Nous étions un havre de paix, une terre vierge et sacrée où les différences n'existaient pas. Notre culte rappelait au monde que nous sommes tous les enfants d'une Mère unique. Les terres cardinales nous devaient allégeance au-dessus de leurs propres lois.

« Mais le jour est venu où elles ont décidé que cela devait suffire. Nous avons été trahis, attaqués. Les autres états complotaient pour s'emparer du Cristal. Par chance, nous avions nos guerriers d'élite ; ce sont nos paladins qui ont empêché Cérule de tomber aux mains des ennemis. Lorsque Dana a béni ma naissance, j'ai compris que le monde était en train de changer. Nous ne pouvions plus nous permettre d'attendre car un jour, et ce n'était qu'une question de temps, nous n'aurions plus la capacité de nous défendre.

« De là est venue la décision de conquérir le Sidh. Dès lors, le vent a tourné en notre faveur. Nos plus proches fidèles ont servi d'intermédiaires ; ils ont engagé des pourparlers et ont noué de fructueuses alliances. Nombreuses et usantes ont été les négociations pour céder du terrain à notre nouvel ordre. Cependant, comme tu t'en doutes, aucune terre n'est acquise sans souffrance et j'ai sur mes mains le sang de ceux qui m'ont aidée comme de ceux qui m'ont tenu tête. Aujourd'hui, vois ce que notre monde est devenu. Peu de choses ont changé en substance ; oui, l'Ordre détient le contrôle des forces armées, oui, nos milices veillent afin que plus jamais la sécurité de la Mère et de notre peuple ne soit compromise par des ennemis aux noirs desseins. Mais les gouverneurs ont toute liberté d'administrer leurs terres tant qu'ils ne génèrent pas de conflits.

Elle tourna son regard vers moi.

— La démocratie est une question de tendance. Elle peut mener au meilleur comme à la catastrophe.

Malve se retira et ses paroles parurent peser dans l'air longtemps après son départ. Si la Bansidhe me confiait tout cela, c'est qu'elle savait. Suffisamment pour remettre en question mon allégeance, mais pas encore assez pour m'identifier comme une menace imminente au régime. La situation était mauvaise pour moi. Néanmoins, je commençais à distinguer les nuances dans cette histoire. Peut-être que je m'étais laissée abusée par un seul son de cloche. Peut-être également que, si en effet l'organisation des Faucons était sincère et qu'elle se battait pour une cause justifiée, il y avait autre chose qu'ils avaient manqué, quelque chose qui aurait motivé Malve, plus encore qu'une volonté aveugle de pouvoir. Une erreur dans leur jugement n'était pas à écarter.

Le désintérêt de Malve envers Rehad n'était pas sans me surprendre toutefois. Pourquoi se priverait-elle de m'utiliser si je pouvais contribuer à faire tomber un si vieil ennemi ? Peut-être craignait-elle de me détourner de l'Ordre... En outre, mon échange avec Jagga me faisait questionner sur le genre de personne qu'était ce parent découvert : Rehad était-il un homme bon ?

Les rafales froides me contraignirent à quitter les lieux. La descente me fit l'effet d'un retour dans une immense cage à ciel ouvert. Je m'enfermai dans ma chambre jusqu'à ce que le jour agonise et fixai le plafond sans trouver le sommeil.

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