48 - Le secret des sous-sols
Le bruit d'une porte qu'on claque éclata dans mes oreilles. Étendue au sol, je respirais à petites bouffées rapides, au bord de l'apoplexie. Mes oreilles sifflaient comme des soupapes sous pression. Des fleurs noires obscurcissaient ma vue, et la fraîcheur de la pierre contre ma joue me ramena lentement à la réalité. Je bougeai d'abord les extrémités de mes doigts, puis poussai sur mes mains tremblantes pour me mettre à genoux. Je me sentais vidée d'énergie, fourbue, et mes bras éraflés me lancinaient...
— Mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête ?!
Ce hurlement furieux dans mon dos m'arracha un sursaut. Armandiel était appuyé au mur, haletant. Son visage rougi, si calme d'ordinaire, se convulsait de rage.
— Toi ! Par les saints flots de Falias, tu n'es vraiment qu'une bougresse d'imbécile ! Tu n'avais pas le droit d'être ici, et tu le sais, fulmina-t-il en approchant d'un pas.
— Tu... tu ne comprends pas, chuchotai-je d'une voix engluée, puis je m'éclaircis la gorge : Je peux tout expliquer mais il faut qu'on parte. On n'est pas en sécurité ici !
Mon regard apeuré se glissa sur la lourde porte, et je m'écartai d'un bond comme si elle pouvait s'ouvrir à tout instant et ce qu'il y avait à l'intérieur me happer dans ses ténèbres. Le temps me manquait pour décortiquer ce qui venait de se passer mais, quoi que renfermait cette pièce, elle suintait la malfaisance. C'était une erreur, une erreur terrible, que d'être venue ici !
Armandiel passa une main agitée sur son front et secoua la tête avec une expression atterrée.
— Tu n'aurais jamais dû faire ça, Kaly.
— Non, écoute-moi, je suis désolée, je te dirai tout ce que tu veux savoir mais ce lieu est dangereux. Tu l'as bien vu !
— Inutile de m'apitoyer, fit-il d'un ton sombre. Tu ferais mieux de réfléchir maintenant à ce que tu diras pour implorer la clémence de Bánh Malve.
Le bond que fit mon cœur fut presque douloureux.
— Non, suppliai-je. Non, Armandiel, je t'en prie, ne...
— Et qu'attends-tu de ma part ? Tu viens d'enfreindre toutes les règles en une seule et même fois. Tu as violé un passage interdit, tu as emmuré deux gardes-golems, tu as forcé une porte que tu savais interdite. Bon sang ! Toi... De toutes les personnes à Cérule, tu étais la dernière que j'imaginais faire une chose pareille.
Lorsque je croisai son regard, la peur creusa mon ventre. Ses yeux étaient aussi tranchants que deux jades qu'on aurait taillées au burin. Comment allais-je me sortir de cette situation ? Alors que j'avais commis une telle erreur ? Malve me châtierait forcément, elle qui avait signé la fin de l'ère précédente pour établir une dynastie mensongère, elle qui avait détruit tant de vies pour perpétuer son règne ! La perspective de répondre de mes actes devant elle me terrorisait au-delà des mots.
Je ne pouvais pas y aller.
Armandiel me faisait front, drapé dans une immobilité marmoréenne. Des volutes ombreuses planaient autour de son cou pâle et de ses cheveux blonds.
Mon esprit paniqué tenta de réfléchir à une solution mais la détresse rendait mes pensées chancelantes. Alors je fis quelque chose de stupide.
Je courus.
Je m'élançai vers le bout du tunnel, à travers le passage invisible dans lequel je bataillai comme pour m'extirper d'une gelée épaisse. Il suffit d'un rien pour basculer du courage à la peur ; la frontière franchie, je n'étais plus qu'une créature terrorisée uniquement appelée par la fuite. Coûte que coûte.
Armandiel se matérialisa soudain devant moi. Je poussai un cri. Il était pourtant derrière.
— Nul ne peut échapper aux ombres ici, me parvint sa voix engloutie par l'obscurité. Tu as fait un choix, il est temps de l'assumer.
Ma magie s'exécuta de son propre chef. Le mur à ma gauche ondula et une main de brique en jaillit... pour se refermer sur le vide. Où est-il passé ? La bouche sèche, je filai entre les murs mais partout sa présence me faisait frissonner. Des serres tapies dans le noir s'accrochaient à mes jambes et à mes cheveux. C'est un mage des ombres, pensai-je, et je suis sur son terrain de jeu. Rien n'était aussi glaçant que de le voir apparaître et disparaître dans chaque renfoncement. Sa silhouette se découpait sur le fond de poix comme un spectre qui hante les caveaux.
Je me précipitai dans les escaliers, à bout de souffle, ignorant la forme éthérée qui glissait entre les torches. La pierre se craquelait dans mon sillage.
— Arrête-toi, Kaly. Tu es ridicule.
— Fiche le camp ! m'écriai-je en me tenant les oreilles.
Le plafond s'effritait ; les lampions tremblaient entre les murs. Mes artères pulsaient sous mes tempes. Ce trajet m'en rappela un autre où j'avançais vers ma mort. Je voulais voir ma famille. Je voulais voir Seth.
La spirale infernale des escaliers touchait à sa fin. La vive lumière du jour découpait dans la pénombre un rectangle de blancheur. Je forçai l'allure, mettant mes chevilles à rude épreuve. Armandiel était hors de vue. Encore quelques marches et...
Ma main se tendait vers un rayon du jour quand un canevas de lignes sombres se matérialisa tout à coup dans le vide. Je reculai et me débattis, mais trop tard. Le piège s'était refermé autour de moi comme une toile d'araignée sur une mouche. Armandiel surgit devant moi.
— Hual.
Des ombres fuligineuses s'enroulèrent autour de mes épaules et de mon cou. La terreur prit possession de mon corps.
— Laisse-moi partir !
— Seulement quand tu te seras calmée, dit-il, mais cela ne fit qu'accroître ma peur et ma panique.
Un bâillon d'ombre recouvrit mon hurlement. Je redoublai de frénésie et les parois du mur éclatèrent sous mes poignets maintenus par des entraves. Lorsqu'une onde de choc jaillit de mes paumes ouvertes, Armandiel ne trouva pas le temps de s'écarter qu'il en fut frappé de plein fouet.
Une obscurité compacte amortit de justesse sa collision contre le mur. Armandiel porta deux doigts à sa tempe où ruisselait un filet de sang. Il cracha sur le sol et ses sourcils se froncèrent. Les ombres qui m'encerclaient n'avaient pas faibli pour autant. Et dire que la sortie était juste là...
Mes pouvoirs grondèrent et enflèrent de nouveau sans contrôle. J'étais presque prête à nous ensevelir tous les deux si cela pouvait me permettre de lui échapper ; et il dut comprendre mon intention car il m'asséna soudain une claque magistrale.
— Pauvre idiote ! siffla-t-il entre ses dents, et je battis des cils pour trouver son visage dans la pénombre ; ses yeux verts comme la sauge brillaient dans l'espace faiblement éclairé. Je suis l'archimage du Conseil de Cérule. Me blesser ne fera qu'empirer ta situation, malheureuse ! Réfléchis bien à ceci. Je suis témoin de ce qui s'est passé là-dessous et je n'ai d'autre choix que de rapporter ce que j'ai vu. Alors deux solutions s'offrent à toi. Ou tu me suis sans discuter, ou tu me tues ici et maintenant pour me réduire au silence. Mais es-tu prête à me tuer, Kaly ? Et dis-moi, si tu fuis, où iras-tu ?
Ses ténèbres mouvantes se resserrèrent autour de mon cou. Ma magie crépita une dernière fois avant de s'éteindre. Le tableau qu'il me dressait était d'une vérité saisissante. Je n'avais aucune porte de sortie et je compris dans une pensée fataliste que mon équipée avait viré au désastre, que j'avais été imprudente et que j'allais désormais en payer le prix fort. À voler si près du soleil, je m'étais brûlée. Comme tout cela était prévisible...
— Écoute, me dit Armandiel d'une voix dépourvue d'émotion, je n'éprouve aucun plaisir à te faire du mal. Mais je suis l'obligé de la Bansidhe et tu dois comparaître devant elle pour ce que tu as fait. Il n'y a pas d'autre option. Hoche la tête si tu as compris.
Je m'exécutai silencieusement, des larmes dans les yeux, et mon bâillon s'évapora. Mes mains et mes jambes étaient toujours clouées au mur. La pression contre ma trachée se réduisit tout juste pour que je m'éclaircisse la gorge.
— Il y a... il y a forcément un moyen de s'arranger... Malve n'est pas obligée de savoir, bafouillai-je d'une voix où perçait le désespoir. Je te jure que je ne pensais pas à mal, Armandiel. Je voulais juste... Les golems, je n'ai fait que les immobiliser, je peux tout remettre en ordre.
Nous n'étions peut-être pas amis mais nous étions alliés ; je le croyais sincèrement. Pourtant, la répulsion que je décelai dans son regard me fit rapidement déchanter.
— Pauvre femme, commenta-t-il en m'approchant, elle le sait depuis le moment où tu as ouvert la porte.
Cette nouvelle me glaça, et dans un nouvel accès de panique, je me débattis avec le tissage d'ombres sans parvenir à m'en libérer. Mais alors quelque chose dans mon anima s'agita brusquement.
Puis je réalisai que non, ce n'était pas dans le mien.
Une énergie féroce surgit dans un déferlement de rage. Armandiel ne s'était pas tourné qu'il percuta le mur de l'autre côté de la porte. Une main l'empoignait au col.
— C'est quoi ce bordel ?
Seth avait articulé chaque syllabe d'une voix râpeuse, aux intonations de menace. Sa colère, même domptée, était palpable. Les yeux agrandis d'Armandiel reflétaient un mélange de surprise et de crainte.
— Relâche-la tout de suite et tu ferais mieux de t'expliquer avant que l'idée me vienne de te priver de tes mains !
L'archimage, après s'être ressaisi, leva le menton.
— Je vais te demander de partir, Seth, déclara-t-il calmement, comme s'il n'était pas épinglé au mur par l'un des hommes les plus dangereux de Cérule. Cette affaire ne concerne qu'elle et moi.
— Tu viens de menacer ma femme. Cette affaire me concerne, que tu le veuilles ou non.
Le front d'Armandiel s'assombrit. Des arabesques noires voletèrent autour de lui mais Seth soutint son regard. Ses yeux irradiaient une fureur qui aurait pu réduire les ombres en cendres.
Il les posa sur mon visage encore raidi par la détresse. Réalisant que j'étais libre, je me jetai tête baissée dans ses bras. Mes sens s'ouvrirent à sa chaleur et son odeur, et je refoulai un sanglot de soulagement. D'une main il caressa mes cheveux en même temps qu'il s'adressait à l'archimage :
— Je me moque de ce qui a pu se passer entre vous. Ne t'avise pas de la toucher encore une fois.
— Je n'ai pas souvenir que ta fonction soit de me donner des ordres.
— Armandiel, ce n'est pas un ordre ; c'est un avertissement.
Le visage enfoui contre sa poitrine, je percevais les décharges furieuses qui agitaient son anima. Son cœur battait à toute vitesse, et je compris que la panique que j'avais ressentie avait autant été la mienne que la sienne tandis qu'il devait sillonner le palais à ma recherche.
Si Seth était là, alors la situation pouvait encore s'arranger... Cependant, la voix d'Armandiel résonna, chargée d'aigreur :
— Es-tu sûr de bien la connaître, Seth ?
Le torse de Seth se souleva contre ma joue mais il me serra plus fort contre lui. Il leva une main pour caresser mon visage.
— Qu'est-ce qui se passe, ma belle ? demanda-t-il en écartant des cheveux de mon front.
L'urgence de la situation se rappela à moi. Seth était de haut rang. Lui pourrait agir. Je levai hâtivement la tête sans savoir par où commencer. Le sous-sol. La magie noire. La chose.
— En bas ! m'écriai-je d'une voix enrouée. En bas, j'ai vu... !
— Pas. Un mot. De plus.
Si j'avais possédé le pouvoir de me réduire en grain de poussière, je me serais volatilisée à cet instant. Cette fois-ci, la voix féminine ne venait d'aucun d'entre eux ; elle provenait du sommet des marches. De Malve.
La lumière entra à flots dans notre réduit obscur et son ombre se profila devant nous. Elle se tenait au seuil des marches, immobile comme une poupée de cire, le regard aigu. Sa garde rapprochée formait une couronne bardée d'armes autour d'elle. Tous les muscles de mon corps se tendirent. Une part de moi avait beau me répéter que je ne devais surtout pas laisser Malve entrevoir ma peur, un refus viscéral de l'affronter me tétanisait.
— Vous deux, ordonna-t-elle en dardant un regard sévère sur Seth. En chambre du Cristal. Tout de suite.
Le ton ne souffrait aucun refus. Les mains de Seth marquèrent un temps d'hésitation sur mes épaules, puis m'écartèrent de lui. Mes doigts restèrent accrochés à son pourpoint jusqu'à ce qu'il les détache gentiment. Je voulais le supplier de ne pas me lâcher. Même sa présence constituait un frêle rempart en face de la créature terrible qu'incarnait Malve.
Démon. Démon. Démon, hurlait une voix en mon intérieur.
Nous fûmes poussés dans la sainte chapelle. Prise au piège entre les murs de verre, un froid subit me glaça le cœur et une angoisse aiguë me mordit violemment de ses dents acérées. Malve resta dehors pour échanger quelques mots avec Armandiel, puis elle entra à son tour et les portes se refermèrent, chargeant l'atmosphère en air inquiétant.
— Asseyez-vous.
Je me vis tirer gauchement une chaise autour de la table et m'y planter avec une raideur de golem. Seth s'installa en face de moi en me couvant d'un regard vigilant. Malve décida de ne pas prendre place ; debout, et curieusement immobile, elle resta silencieuse plusieurs instants. Quand elle parla enfin, sa voix était sinistre.
— Kaly, j'ai eu connaissance de ton excursion. Je pense que tu ignores ce qu'elle a commis, Seth, mais outre le lien qui vous unit, elle est aussi un soldat sous ta responsabilité. J'ai ainsi jugé bon de te tenir informé des faits du jour. Tu seras donc surpris d'apprendre que cette jeune femme ici présente a forcé une serrure et neutralisé deux gardes-golems pour profaner le sanctuaire des Bansidhes.
Une poigne de fer se referma sur mon cœur. Seth était livide. Sa circonspection avait cédé la place au choc tandis qu'il prenait conscience de la gravité de mon acte. Quant à moi, cette déclaration m'avait laissée pantoise.
— Le... quoi ? soufflai-je.
— Tu as très bien entendu. Le sanctuaire des Bansidhes.
— « Sanctuaire » ? Je... Non ! Il... il y avait quelqu'un là-dedans, balbutiai-je pour ma défense. Et des voix, j'ai entendu des voix depuis l'extérieur !
Le dessin de cette ombre prostrée et enchaînée dans le noir réveilla une violente chair-de-poule sur ma peau. Son rire avait retenti avec un éclat complètement insane. Mon regard nerveux glissa vers Seth, dont l'assurance paraissait ébranlée.
— Des voix, vraiment ? rétorqua Malve d'une voix moqueuse. Tel est le cas, puisque les esprits de mes ancêtres y résident. L'âme des Bansidhes est bénie de Dana. Même après notre mort, il subsiste de nous une étincelle d'anima. Nous communiquons toutes comme un seul être, un puits de savoir enrichi par les expériences de chacune. Aucun mortel n'est capable de tolérer une telle source de magie au risque d'en perdre la raison. Voici ce que je garde secret, fille de Tartoth. Car imagines-tu les profanations auxquelles je nous exposerais si une telle information venait à se répandre ?
Dana... Avais-je commis une telle erreur ? Malve fit lentement le tour de ma chaise. Mon corps immobile était transi de terreur. Lorsqu'elle parla, sa voix était presque un murmure – d'un de ces murmures au souffle glacial qui transperce le cœur.
— Tu savais que ces lieux étaient prohibés. Et malgré cela, tu as forcé le passage avec une magie à des fins malhonnêtes.
Sa voix se répercuta dans la pièce dans des échos terrifiants. Je persistai dans mon silence, tête baissée comme pour désespérément essayer d'échapper à mon sort.
— Il y a des règles ici ! N'y en avait-il pas dans ton monde ?
— Si.
L'inflexion aiguë de ma voix retomba dans l'atmosphère comme un couinement misérable. Mes rotules tremblaient avec une telle force que le monde entier devait les entendre s'entrechoquer sous la table. Malve n'avait jamais dirigé une telle colère contre moi et je redoutai soudain les conséquences de mes actes.
— Ce lieu est sacré, personne n'a le droit d'y pénétrer. Personne, hormis moi pour préserver les essences de mes ancêtres ! Tu seras maudite !
Mes yeux demeuraient rivés sur mes doigts blanchis. Le halo violet autour du collier de Malve s'était intensifié et son visage exprimait une rage froide. Elle m'aurait foudroyée ici même si les témoins le lui avaient permis... ou si témoins il n'y avait pas eu. Pour sa part, Seth la suivait du regard avec un air crispé. Il semblait redouter quelque chose.
— Je suis désolée, je ne savais pas, finis-je par lâcher.
Avais-je pu me tromper sur toute la ligne ? Cette dernière ligne ? Y avait-il, enfoui sous l'Ordre, simplement une forme de magie supérieure, et non foncièrement mauvaise ? Mais alors qu'en était-il de la prisonnière ? Je pensais trouver dans sa chambre secrète la preuve ultime qu'elle nous avait menti. Malve venait de balayer d'un revers de la main tous mes postulats mais une chose était certaine : elle était furieuse. Elle s'avança encore. La teinte gelée de ses yeux bleus m'évoquait le froid d'une banquise.
— Tu es futée, Kaly. Tu as probablement pensé que tu encourais peu de risques car tu es notre Sang-Premier et que nous avons besoin de toi. Et que le contrat qui nous lie fait de toi une otage, dans un sens. Tu n'as pas tout à fait tort. Néanmoins, je ne puis t'autoriser à prendre autant d'aises.
Un rire jaune fusa de sa gorge et elle dodelina de la tête.
— Tu es bien comme ta mère, décidément : imprévisible ! Et tellement, tellement calculatrice ! Qu'ai-je donc fait à cette famille pour que vous ne cessiez de me tenir tête ? Pourquoi vous obstinez-vous à défier l'Ordre ?
— Ce n'est pas...
— Alors de quoi s'agit-il, dans ce cas ? me coupa-t-elle d'un ton sec. Pour quelles autres raisons me cacherais-tu encore des choses ? Des choses importantes ?
J'entrouvris les lèvres, sidérée par le sens caché de ses paroles. Elle jeta délibérément un coup d'œil à Seth, dont l'expression venait de se décomposer.
— Vois-tu, j'ai été mise au courant de certains éléments par mes officiers. N'as-tu vraiment rien à me dire... ?
Mon rythme cardiaque ralentit tout à coup. Je regardai Seth dans une seconde soudain figée, sachant très bien mais refusant ce qui allait venir. Non. Il n'avait pas fait ça. Il ne pouvait pas avoir fait ça. Puis ses paroles vipérines instillèrent leur venin dans mon cœur :
— ... à propos de ton père ?
La fin de sa sentence me frappa comme un coup de poignard dans le dos. Des larmes d'accablement, d'humiliation et de colère embuèrent ma vue mais je les contins au mieux.
— Tout le monde a ses secrets, n'est-ce pas ? fus-je seulement capable de rétorquer.
Je déglutis péniblement, en proie à une haine bouillonnante. Sur l'instant, je mourais d'envie de me lever et de hurler mes déceptions, de mettre feu à la perfection de cette salle, de marteler ce Cristal trop étincelant pour répandre ses fragments aux moires de malheur sur le sol. Malve jaugea ma réaction d'un œil las. Sa réponse différa néanmoins de ce à quoi je m'attendais.
— Quoi qu'il arrive, je ne veux pas t'envoyer chez les Faucons.
— Vraiment ? Avez-vous quelque chose à craindre d'eux ? sifflai-je.
— Pourquoi tant de provocation, Kaly ?
Elle fit une pause pour examiner Seth et je crus voir ses yeux scintiller de triomphe. La garce ! Je serrai mes doigts sur mes genoux.
— Il est évident que les Faucons sont couverts par une partie du peuple qui a soif de rébellion. La présence entre mes murs d'une sorcière aux actes suspects ne me laisse pas tranquille.
— Doutez-vous de moi ?
— Tu t'es révélée être dotée d'un certain talent pour le mensonge. Ce qui s'est passé aujourd'hui me demande d'être vigilante.
Les propos de Vixe commençaient peu à peu à prendre corps. Qu'était prête à faire Malve si elle venait à découvrir tout ce que je savais ?
— Tu aurais pu me poser la question de ce que je tenais tant à cacher avant de mettre ton nez là-dedans. Ta position de sorcière ancestrale ne te donne pas tous les droits, Kaly. Tu es un soldat. Un soldat comme les autres, sous les ordres de ta Bansidhe et de ton capitaine. En conséquence, cet écart de conduite nécessite une sanction.
Elle se tourna vers Seth. Il se taisait nerveusement depuis le début et la situation semblait le dépasser. De toute façon, mon sort lui importait-il vraiment s'il s'était confié à sa Bansidhe ?
— Capitaine Vive-Lame, le harangua-t-elle. Tu es responsable de l'armée de Cérule et de sa renommée. Or, un maillon de notre système, si important soit-il, vient de transgresser les règles. Un séjour dans nos geôles suffirait-il à lui enseigner la discipline ?
Il y a bien des châtiments auxquels je m'étais préparée. Excepté celui-ci. Je m'étais naïvement pensé à l'abri à cause du malentendu qui m'avait conduite aux prisons les premiers jours de mon arrivée dans le Sidh. C'était pourtant sous-estimer la cruauté de Malve. La perspective de retrouver ma cellule fut si effroyable qu'elle me tétanisa sur place, et Seth tressaillit comme s'il pouvait entendre mon âme sangloter. Il serra le poing devant lui.
— Elle est déjà passée par là, dit-il entre ses dents, sur un abus de notre part.
— Mais tu es d'accord sur le fait que ses agissements actuels ne peuvent rester impunis. Quinze jours. C'est le moins que je puis demander.
Il garda le silence, évitant mon regard. Je savais d'avance que même lui ne saurait me défendre. La faute était trop grave.
— Il s'agit d'une peine clémente, insista Malve. Pour avoir porté préjudice à l'Ordre, pour avoir profané un lieu sacré.
— Je le sais.
— Alors quels sont tes ordres, Seth Vive-Lame ?
Quelle répugnante décision lui imposait-elle. Elle le poussait à me trahir jusqu'au bout ou à se trahir lui-même. Je me perdis dans la contemplation du Cristal dans l'espoir fou d'y voir un signe de Dana mais force était de croire que j'étais devenue indigne de son attention. Peut-être n'avais-je que ce que je méritais...
D'un sang-froid à toute épreuve, Seth fixa intensément la table avant de relever des yeux ardents vers sa souveraine.
— Je pense que ce serait une erreur de retarder les expéditions, rendit-il son verdict. Justice devra être rendue mais pour l'heure, le Cristal devrait être notre unique priorité.
C'était une ingénieuse pirouette qui, de toute évidence, déplut à Malve. Mais elle fut bien obligée d'aller dans son sens.
— Tu as raison, dit-elle. Nous ne pouvons pas nous le permettre dans l'état actuel des choses. Ainsi, sa sanction sera ajournée jusqu'à la fin de votre mission.
Je fermai les yeux pour m'aider à digérer cette nouvelle. La Bansidhe m'examina, puis prit place dans son fauteuil.
— Tu sais, Kaly, tu n'as pas besoin de te prendre au jeu de l'espionne, ni sans cesse besoin d'agir comme si tu n'étais pas la bienvenue parmi nous. Lorsque toute cette histoire sera terminée, nous pourrions te trouver une place au Refuge, tu pourrais travailler avec Inhannaë, ou pourquoi pas dans l'Est avec tes chères professeures, Edda et Gunvor ?
Son hypocrisie acheva de mettre mes nerfs à rude épreuve. Comme si la promesse du Graal pouvait racheter tous les tourments dont elle était la cause ! Aussi, ma réponse fut sans équivoque :
— Je n'ai toujours aucune intention de rester là.
Mon regard, sombre, croisa celui de Seth. Il avait un air déchiré. Mais qu'il eût des remords me semblait la moindre des choses !
— Dans ce cas, ce sera tout, conclut Malve. Considère-toi chanceuse de pouvoir sortir de cette pièce les mains libres. Je te recommande à partir de maintenant la plus grande discrétion. Quant à moi, je ferai garder le silence au sujet de ton... infraction.
Je fis racler les pieds de ma chaise sur le sol froid et partis les épaules dégagées, avec toute la dignité qu'il pouvait encore me rester. Mais une fois parvenue dans ma chambre, un voile humide recouvrit mes yeux et quelques larmes pitoyables glissèrent le long de mes joues. Malve avait gagné cette bataille. Elle m'avait humiliée. Ce terme n'était qu'un euphémisme : je me sentais anéantie.
Tandis que je les essuyais d'un revers vif de la main, des coups hésitants frappèrent à ma porte. Un goût de bile emplit ma bouche.
— Je n'ai aucune envie de te parler, Seth.
— Écoute-moi, au moins... S'il te plaît.
Que la délation vînt de lui avait achevé de me briser. Il m'avait trahie. Alors pourquoi sa voix était-elle porteuse de culpabilité et de tristesse ? De quel droit venait-il se lamenter auprès de moi ? Ravivée de colère, j'ouvris à la volée.
— Écouter quoi ? vociférai-je. Que vous n'avez aucune éthique dans ce monde ?! Ou viens-tu me dire que c'est un malentendu, que ce n'est pas toi qui es allé lui vendre la mèche ?
Ma voix mourut dans un accent implorant. Au contraire de ce que j'espérais, la souffrance et la honte creusèrent son visage. Il ne niait rien, il n'y avait pas de malentendu. Seth sembla chercher ses mots.
— Kaly...
— Depuis quand ? l'interrompis-je. Depuis quand le sait-elle ?
— Hier. Je voulais t'en parler.
— Hier !
Ainsi, il ne tentait pas non plus de s'innocenter ! Le sentiment qui se coula en moi tel un poison insidieux était un de ceux que j'avais fini par oublier pour un temps : celui de la déception.
— Seth, tu m'as dit que tu me laissais cette décision ! Tu m'as dit que je pouvais te croire, tu... tu m'as prouvé que je pouvais te croire.
Il était impossible que l'anima pût tromper ! À moins que... ? Les yeux brûlants, je mordis ma lèvre avant de reprendre :
— Que... que s'est-il passé, depuis ?
— Je te promets que ce n'est pas ce que tu crois. Sur l'instant, je n'ai pas eu le choix, tout s'est...
— Oh, bien sûr ! lâchai-je avec sarcasme. Tu n'as pas eu le choix. Quel hasard, juste après que Malve te demande d'en faire un !
L'étonnement fit béer sa mâchoire.
— Oui, je vous ai entendus ! lui appris-je crânement.
Je le comprenais désormais : il l'avait choisie, elle. Et comme la colère nous gâte jusqu'à la méchanceté, je pris un malin plaisir à enfoncer mon doigt dans les coutures de blessures fraîches.
— Très bien. Apparemment tu l'as déjà fait, ton choix. Mais quitte à dénoncer les autres, j'espère que tu t'es regardé dans un miroir et que tu as raconté à ta chère Bansidhe comment un Faucon a risqué sa vie pour sauver nos peaux, y compris la tienne pendant qu'Harragan se pavanait devant toi. Faucon que Reska et toi vous avez laissé s'échapper, soit dit en passant.
C'était ingrat de ma part. Abject, même. L'escouade avait travaillé avec brio et je savais mieux que personne combien Seth avait souffert de notre séquestration. Mais j'étais furieuse, frustrée, blessée. A défaut de n'avoir pu hurler sur Malve, voilà que je déversais sur lui tout mon fiel. Aussi, je savais que j'allais regretter mes paroles mais elles sortirent d'elles-mêmes :
— Il disait que je ne devais compter que sur moi-même. Bon sang, j'aurais dû l'écouter...
— De quoi est-ce que tu parles ?
Son visage changea du tout au tout, et une gravité teintée de méfiance s'installa dans ses yeux.
— Ou plutôt de qui est-ce que tu parles ?
De Vixe, à dire vrai. Mais c'était une confession que maintenant moins que jamais j'étais disposée à faire, et un autre prénom pouvait facilement le supplanter.
— D'après toi, de qui est-ce que je parle ? le provoquai-je.
Ses mâchoires se tendirent.
— Ne me dis pas... Non... Ne me dis pas que tu as revu ce type.
Je campai sur mes jambes et affrontai Seth dans un mutisme plein de tensions.
— Eh bien, tu veux savoir ? Si. Si, je l'ai revu ! J'ai revu Azelor ! Et quoi ? Qu'est-ce que tu vas faire ?
Il y eut un moment de vide immense. Puis j'eus l'impression qu'une tempête de cendres et de flammes déferlait dans ma poitrine. D'un air furieux, Seth entra dans ma chambre en claquant la porte derrière lui. Si l'espace d'une seconde je jubilai de l'avoir mis en colère, très vite une pointe de regret me tordit le ventre.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Quand est-ce qu'il s'est approché de toi ?
— Le dernier soir, dis-je sans faiblir. Et ce n'est pas lui qui est venu ; c'est moi qui suis partie quand tout le monde dormait.
Une veine jaillit sur sa tempe alors qu'il poussait un juron. Une fournaise désagréable incendiait le lien qui nous unissait. Mon cœur parut s'arrêter de battre ; la culpabilité prenait le pas sur mon ressentiment. Il se tourna vivement vers moi.
— Pourquoi est-ce que tu te bornes à être aussi insensée, Kaly ? Qu'est-ce qui te prend d'aller parler à un Faucon ?
— Je me considère libre de discuter avec qui je veux.
— Et sous quel prétexte ? se moqua-t-il crûment. Parce que tu es la Sang-Premier ?
Piquée au vif, je lui tins tête sans ciller. Ses yeux intimidants flamboyaient autant que le cœur d'une forge.
— Oui, parce qu'eux comme vous se disputent mes faveurs, et vous ne vous écoutez même pas les uns les autres, et j'en ai assez qu'on me prenne pour une enfant à m'astreindre à une opinion ! hurlai-je.
Un profond silence s'établit.
— Tu remets donc à ce point en question nos croyances ? demanda-t-il.
— Arrête, tu parles comme Malve, dis-je en me détournant de lui.
— Non, Kaly. Je parle comme le capitaine de l'Ordre de Cérule.
L'austérité de ses paroles me déstabilisa. Seth ouvrit et referma la bouche tout en secouant la tête avec une mine dépitée.
— Et dire que je te sentais distante depuis notre retour, dit-il finalement. Tu essayais de le cacher...
— Ne me donne pas de leçon à propos de cacher des choses.
Le regard qu'il me jeta fut impitoyable. Il était en marche pour sortir quand il se retourna au pas de la porte.
— Si ça t'intéresse, c'est à cause d'Émïoka.
Mes sourcils se froncèrent mais il s'en fut sans autre explication. Longtemps je restai debout à me ressasser cet échange avec l'intuition grandissante d'avoir commis une terrible erreur. J'aurais aimé fuir quelque part et prendre le temps de réfléchir, mais où, puisque l'Ordre me conservait toujours entre des murs invisibles ?
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Je ne peux pas terminer ce chapitre sans vous livrer une image de la Bansidhe qui me plaît particulièrement :)
Merci pour votre soutien, la fin de ce tome approche à grands pas mais il y a encore un peu de lecture !
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