47 - Tenter le diable
Nos jours de permission filèrent très vite. Je consacrais l'essentiel de mon temps au Refuge à relativiser la médecine et à expérimenter l'alchimie, sans oublier les longues flâneries matinales sur l'oreiller. La chambre de Seth m'était ouverte tous les soirs. Combien d'heures n'avions-nous pas passées à discuter et à nous découvrir l'un l'autre tant par le toucher que par la parole ?
C'était une vie normale somme toute, hormis les subtilités étranges d'un autre monde ; celle que j'aurais peut-être vécu si je n'étais pas celle que j'étais et si nous n'avions pas eu le devoir de sans cesse courir après le Cristal. Un avant-goût de l'avenir...
Mais.
Une ombre rodait toujours dans un coin de mon esprit. Une ombre qui portait un nom.
Les Faucons.
Les Faucons et leurs accusations, les Faucons et leur propagande, les Faucons et leur lutte transcendant la mort.
Impossible d'oublier cet homme qui, bras tendus, m'avait regardée dans les yeux, suppliée, avant de mourir ; je me levais et je me couchais hantée par son spectre, par le souvenir de sa détresse agonique. Il s'était sacrifié. Et plus mes pensées se focalisaient sur les motifs de son geste, plus s'accentuaient dans mon esprit les contours du visage glacé de Malve.
Oui, les Faucons et... Rehad. Tartoth.
La quête de la vérité m'appelait à elle, irrésistiblement, son chant m'envoûtait. En l'occurrence, à l'approche du départ, il me restait un point à éclaircir.
— Tu es sûre que c'est une bonne idée ?
Armandiel avait mis un pied dans l'immense colimaçon qui s'enfonçait dans les ténèbres. Des ombres rampaient le long de ses bottes et s'accrochaient comme des mains de revenants aux pans de sa toge. En suivant la direction de son regard, je sentis ma bouche s'assécher.
— Oui, confirmai-je d'une voix plus chétive que je l'aurais voulue.
Quelques instants plus tard, nous descendions les spirales de l'escalier. Des souterrains remontait un courant d'air froid et confiné. Seuls quelques braseros nichés dans les alcôves dispensaient une lumière mouvante.
Quand la volée de marches prit fin, nous n'avions croisé personne. La dernière torche n'éclairait que le début d'un long couloir grêle qui plongeait dans la pénombre. Armandiel s'avança. Une lanterne de feu vert s'alluma à vingt pas de là, puis d'autres semblables, les unes à la suite des autres, minuscules points de lumière qui tracèrent une ligne mystique le long des murs maçonnés. Le tunnel devant nous était large comme deux hommes, si bien que nous peinions à avancer côte à côte.
Je marchais à distance, immergée dans mes pensées, analysant et additionnant une dernière fois les événements dont j'avais été témoin pour tenter d'y voir plus clair. Je revis le visage de cet homme sur la place lorsqu'il avait compris que sa fin était proche. Plutôt que la détention, il avait préféré le suicide. Les Faucons préféraient toujours le suicide. Et pourtant, les brûleurs de la forêt s'étaient laissés prendre alors même qu'ils avaient eu plusieurs longueurs d'avance.
Quelque chose ne collait pas ou alors cela m'échappait.
— Pourquoi cette soudaine requête ? demanda tout à coup Armandiel, dont la voix calme se réverbéra entre les parois du tunnel. Pour être franc, je n'aurais pas pensé que tu voudrais remettre un jour les pieds dans les prisons.
— J'ai besoin de voir les personnes qui ont fait ça, me contentai-je de répondre, avant de rectifier : Ou plutôt, celle qui reste.
C'était une demi-vérité. Toute la forêt avait péri d'une manière abominable et je gardais en mon cœur, gravé au fer rouge, le souvenir encore intact de cette nuit d'horreur.
— Je n'en ai pas parlé à Seth, précisai-je, en espérant qu'il ne détecte pas mon subterfuge. J'aimerais autant qu'il n'en sache rien, enfin dans la mesure du possible. Il a suffisamment à faire comme ça pour gérer mes états d'âme.
Armandiel ralentit le pas en m'étudiant du coin de l'œil. J'affectai un air dégagé.
— Vive-Lame est un honnête homme, déclara-t-il, le plus sérieux du monde. S'il pose des questions sur ce qu'on fabriquait ensemble, ne t'imagine pas que je lui mentirai.
Je fus forcée d'accepter le compromis. J'avais de plus en plus l'impression de danser sur une corde tissée de mensonges et de cachotteries.
— Quelle est l'utilité des souterrains ? demandai-je en serrant mes bras contre ma poitrine. Ici, il n'y a qu'un seul chemin mais les deux étages au-dessus ressemblent vraiment à des labyrinthes.
— Ils ont été pensés afin d'évacuer la population de Cérule s'il le faut, et même de leur offrir un abri temporaire. C'est une précaution de nos aïeux. Nombre de villes ont été détruites à l'époque où les dragons se combattaient dans le ciel.
— Les dragons attaquaient sans raison ?
— Il faut croire. Beaucoup de travaux semblent avoir montré que leur humeur est cyclique. Nous avons de la chance de vivre dans une ère de paix.
Et tournant vers moi son profil obscurci :
— Et puis, ce sont des monstres. Pourquoi auraient-ils besoin d'une raison ?
Des lampions annoncèrent la fin de notre route. Le couloir prit un ultime tournant et nous atteignîmes des marches qui avaient été rendues glissantes par l'usure du temps. Des rires tonitruants nous parvenaient depuis l'embrasure de la porte. Armandiel me précéda et poussa le battant.
À l'intérieur de la salle de garde, trois soldats étaient réunis autour d'un jeu d'osselets. Un long silence s'abattit à notre entrée et le sang se retira des visages ahuris. Puis l'un d'eux se leva confusément ; les os qu'il avait dans la main rebondirent sur la table.
— Messire Elvenn ! Et... oh, ma dame ! bredouilla celui-ci, tandis que ses collègues se redressaient à leur tour, les joues rougies de honte. Veuillez nous excuser. On ne... Nous n'avions pas idée qu'une visite était prévue aujourd'hui.
— Repos, soldats, lança Armandiel avec indifférence. Il ne s'agit pas d'une inspection.
Je restai en retrait, mal à l'aise. Les souvenirs de ces lieux me soulevaient le cœur. Rien n'avait changé : ni l'éclairage crasseux, ni les carcans et les menottes qui narguaient les arrivants, arrimés aux murs. Et l'odeur...
Armandiel expliqua en deux mots la raison de notre venue avant de s'engager dans l'allée. Je titubai plus que je trottinai derrière lui. Mon cœur manqua de jaillir de ma gorge quand des prisonniers se mirent à griffer et tambouriner contre leurs portes. Les bottes cirées d'Armandiel s'arrêtèrent dans le passage.
— Es-tu sûre de vouloir aller jusqu'au bout ?
— Oui, soufflai-je très vite, ce qui était un mensonge évident.
Armandiel ouvrit la bouche, me regarda, puis se ravisa.
— Tu sais, dit-il après un silence, tu ne dois pas t'attendre à beaucoup de sa part. Cette femme a perdu la tête. Il faut dire qu'on ne l'a pas ménagée. Le fait que son complice n'ait pas tenu le coup en dit long sur son état...
Je me gardai de répondre et nous ralliâmes le couloir réservé aux cellules communes. Ce n'étaient que des cages où s'entassaient des personnes décharnées qui croupissaient au milieu des miasmes putrides. Dans ce cul-de-sac misérable, la lumière des torches avait viré à l'orange des bûchers. Quelques paires d'yeux vides nous scrutèrent mais personne ne brisa le silence.
— La voilà, annonça Armandiel.
Il me montrait la dernière cellule de la rangée où une frêle silhouette était prostrée dans l'ombre. Mon cœur se mit à battre plus vite et j'essuyai mes paumes moites contre mon pantalon.
— Est-ce que je peux la voir... seule ?
Armandiel parut soupeser ma demande, les lèvres serrées.
— Je ne serai pas loin. Crie si jamais il arrive quelque chose, décida-t-il avant de quitter les lieux.
Je restai quelques instants debout en me demandant ce que j'allais bien pouvoir dire. Lorsqu'enfin je m'approchai des barreaux, la prisonnière demeura immobile.
C'était une fille un peu plus jeune que moi. Elle était ramassée sur elle-même, serrant ses genoux osseux contre sa poitrine. Ses cheveux avaient dû être blonds ou blancs à l'époque où elle était libre, quoi qu'il fût difficile de préciser leur couleur tout incrustés de crasse qu'ils étaient. Sa tunique était tachée de sang et de vomi, et je reconnus à ses pieds le même genre d'écuelle dans laquelle on m'avait servi mes repas. J'en eus la nausée.
— Bonjour, dis-je en m'asseyant.
Ses yeux bleu-gris délavés se posèrent sur moi sans me voir ; elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Un reflet de ce que je serais devenue avec le temps. J'avalai ma salive. Non, c'est une meurtrière, pensai-je afin de réfréner mon élan de pitié.
— Je m'appelle Kaly. Je suis...
— Je me rappelle, m'interrompit sa petite voix fragile et sans ton. La terre a tremblé, le sol s'est fendu comme si la colère de Falias s'abattait sur nous. Il y avait des cheveux roux comme les tiens. Et toi, tu as crié.
Elle leva le menton et inclina la tête.
— Tu es la Sang-Premier, n'est-ce pas ?
— Oui.
Je redressai les épaules et raffermis ma voix.
— La forêt est ma force et mon amie. Je pleure encore les innocents qui sont morts ce soir-là... Ils ont été brûlés vifs. Des bébés ont hurlé. Des aînés plus vieux que tes arrière-grands-parents ont vu leurs semblables s'éteindre. Tous sont partis dans d'atroces souffrances. J'ai senti leur douleur comme si elle était la mienne. Pourquoi tu t'en es pris à eux ?
Elle fronça les sourcils et ses yeux papillotèrent à plusieurs reprises ; son visage s'éclairait par intermittence comme une ampoule clignotante.
— Mais je ne l'ai pas fait...
— Tu as confessé, insistai-je.
Sa bouche s'ouvrit – un four béant – et sa tête ballota d'une épaule à l'autre.
— C'est ce qu'ils disent, oui, mais je ne me souviens de rien. Je me souviens d'avoir couru et de ma main mais ce n'était pas vraiment ma main. Les Faucons, chuchota-t-elle ensuite. Les Faucons, c'était un piège !
Je m'obligeai à rester calme malgré le terrible pressentiment qui se coulait en moi. Je me souvenais de la méfiance de Seth et de Reska à mon égard, du jeu dont il avait cru les Faucons capables. La prisonnière s'agita en mordillant ses ongles noircis, puis elle jeta ses yeux éperdus tout autour de nous, se retourna brusquement et souleva la masse sale de ses cheveux.
— Ils ne veulent pas me croire mais toi, regarde ! Regarde !
Une main glacée me saisit aux entrailles et mon pouls s'accéléra. Sa nuque...
Elle était marquée d'un sceau de magie noire. Du sceau Faucon.
Elle laissa retomber ses cheveux et se mit à sangloter.
— Ils disent que j'ai fait exprès ! Que c'était mon plan depuis le début pour que je plaide l'innocence. Mais je... Je ne comprends pas ce qui m'arrive !
— Tu as confessé, dis-je d'une voix plaintive, mais j'aurais tout aussi bien pu pleurer.
— Ce n'était pas vraiment ma main, répéta-t-elle.
Elle se recroquevilla et tira sur ses cheveux en répétant : « Pas ma main. Les Faucons, c'était un piège. » Quelque chose en moi se déchira. Mes poumons me brûlèrent comme si l'air charriait un poison que j'avais respiré tout ce temps sans même m'en rendre compte, et je ne pus endurer une minute de plus cette vision. En m'entendant partir, elle se retourna avec de grands yeux écarquillés, se jeta violemment contre les barreaux.
— Aide-moi ! Toi, tu n'es pas comme les autres. Je t'en prie, aide-moi !
Je reculai sans m'en rendre compte et tressaillis quand une main osseuse toucha ma chevelure à travers la grille d'une autre cellule.
La fille serrait convulsivement les barreaux entre ses doigts. Son visage épouvanté s'y plaqua.
— Aide-moi ! hurla-t-elle.
Pétrifiée, je me plaquai contre le mur. Quand elle se mit à frapper sa tête, je m'enfuis en courant.
Des prisonniers se mirent à scander sur mon passage trois syllabes lancinantes – « Ai-de-la, ai-de-la » – si bien que je crus devenir folle.
Armandiel discutait avec les gardes devant une pile de papiers lorsque je fus de retour. Son visage m'interrogea, et j'espérai que le faible éclairage masquerait mon teint maladif.
— Tu avais raison, dis-je d'une voix qui eut le mérite de ne pas trembler. C'était peine perdue, elle divague complètement. Je n'ai rien pu obtenir d'intéressant, encore moins des excuses.
— Je t'avais prévenue. Maintenant que je suis là, j'aimerais en profiter pour régler quelques affaires. Ça te dérange si je te laisse remonter seule ?
Il me fallut toutes les peines du monde pour réussir à former un sourire. Je rebroussai chemin et remontai le couloir sur mes jambes vacillantes. Arrivée au colimaçon, je m'assis sur une marche d'escalier et passai les mains sur mon visage. Le sang pulsait sourdement dans mes oreilles. Le sceau... Grande Dana ! Cette fille avait-elle vraiment été possédée ? Son expression terrifiée me resterait longtemps en mémoire. J'aurais tant voulu me tromper... Car maintenant que cette vérité difforme s'étirait sous mes yeux, qu'allais-je faire ?
Vixe m'avait prévenue. Azelor l'avait confirmé. Le responsable n'ourdissait pas de l'extérieur mais se trouvait ici, entre ces murs.
Un frémissement se propagea dans la pierre tout autour et une onde glacée fit naître des frissons sur ma peau. La source d'énergie était toujours là, tel un monstre tapi dans le noir. Le silence qui m'enveloppait devint si oppressant que, l'espace d'un instant, je n'aspirai plus qu'à remonter les escaliers et à me terrer sous mes draps. Mais...
« Aide-moi ! »
Mes mains s'abaissèrent lentement. Je regardai droit devant moi dans l'obscurité palpitante.
Une innocente, qui avait mon âge et qui aurait pu être une amie, avait été condamnée pour constituer un leurre. Si je l'abandonnais, cette fille serait livrée à son sort.
Ce fut la colère, et avec elle la rage de justice, qui m'armèrent de courage. Mes jambes recouvrèrent leur force, me soutinrent jusqu'au palier supérieur et me guidèrent à travers le vaste dédale des tunnels uniformes et sinistres.
Je savais exactement ce qu'il me restait à faire.
Je trouvai le mur dont je voyais presque maintenant les parois scintiller. Je plongeai un bras, puis l'autre, puis fis entrer mon visage. Derrière l'écran de magie, un silence de tombeau.
Je pris le temps d'émerger complètement, puis m'accroupis contre le mur pour réfléchir. Les contours des deux golems autour de l'unique porte se démarquaient dans l'obscurité, barrant le chemin vers la preuve ultime que la Bansidhe n'était qu'une usurpatrice. Je n'avais plus le choix. Ma magie servirait à l'intérêt général ; peu importaient les méthodes tant que la vérité éclatait au grand jour.
Nous étions sous terre, cernés de terre. Les golems étaient de terre. Je suis la Terre.
Quatre yeux de rubis s'allumèrent à l'instant où je lançai ma charge. Leurs pieds d'argile fondirent dans la dalle, leurs bras à la puissante charpente résistèrent mais leur nature les trahit et le mur les avala. Les visages de statue olympiens n'exprimèrent aucune émotion alors qu'ils étaient contraints à l'immobilité.
Je laissai mes bras retomber le long de mon corps, la sueur au front.
Un sentiment de puissance déferla dans mes veines. Les golems étaient désormais hors d'état de nuire. Il n'y avait dorénavant plus aucun obstacle.
À nous deux, Malve.
Le point de non-retour était presque franchi lorsque de la pièce survint un rire. Un rire d'outre-tombe, pervers, aux spasmes inhumains. Un courant d'angoisse remonta le long de ma colonne vertébrale. Le rire hurla, s'étrangla, s'étiola jusqu'à n'être plus qu'un long gémissement sourd comme éructé des boyaux du monde. Il y eut ensuite des chuchotements, des grommellements, puis un rire, à nouveau. J'ignore d'où me vint le courage de rester alors que tous mes instincts me criaient de m'enfuir.
D'une voix tremblante, je murmurai un sort de déverrouillage et posai ma main sur la poignée. Elle s'abaissa lentement. La porte grinça sur ses charnières, récalcitrante à divulguer ses secrets. À l'intérieur, la voix se tut.
Je m'immobilisai dans l'entrée, tendue comme un arc, n'osant même plus respirer. Il y avait devant moi un cercle de feu bleu, des étagères emplies de livre, un grand récipient d'étain dont le métal semblait vrombir dans les ténèbres, et une ombre voûtée dans un coin de la pièce.
Une ombre ?
« Je t'en prie, aide-moi ! »
Je tendis une main vers elle, franchissant le seuil.
Mauvais choix.
Comme un pantin dont une main divine aurait sectionné les ficelles, je m'écrasai tête la première sur le sol et une énergie infernale me taillada par tous les pores de ma peau. Mon crâne parut rétrécir et je pris conscience de chaque organe sur le point d'éclater comme sous le poids d'un rouleau compresseur. Une terreur sans nom m'envahit. Et la douleur – ô Dana, la douleur ! – fut si terrible qu'un hurlement strident jaillit de ma gorge.
Jusqu'à ce qu'une main de fer se referme sur ma cheville pour me traîner dehors.
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