46 - Ces cœurs qui battent
« Ta vie privée ne me regarde pas », persiflais-je intérieurement.
De la résine de riocine, une boule de magma perlé, le tout à ébullition...
« Mais bien sûr, je m'accorde le droit de m'en mêler quand même. »
La fumée commença à brunir à l'intérieur du montage. Quelle peste ! maugréai-je en ajustant la potence. Je lui en aurais fiché, moi, des mises en... !
— À ta place, je ne ferais pas ça.
J'étouffai un cri et me retournai en rougissant. Armandiel se tenait debout dans l'entrée du laboratoire de l'alcôve. Il était vêtu d'une tunique vert sombre en brocart, fermée par un large ceinturon de couleur bronze ; ses cheveux à la brillante blondeur bouclaient sur ses épaules. Son allure était distinguée en toutes circonstances.
— À cette température, le magma va fondre trop rapidement, me fit-il savoir en désignant mon montage et la bougie très – trop – proche du ballon en verre. Les vapeurs n'auraient pas le temps de condenser que tu tomberais tête la première dans un coma de plusieurs jours. Tu cherches bien à produire des perles de chaleur pour ton voyage dans le Nord, n'est-ce pas ?
— Oh, euh oui... merci.
Mes joues gagnèrent une teinte supplémentaire. D'un seul regard, il était parvenu à disséquer mon travail.
— Te voilà donc, Arm' ! s'exclama Inhannaë qui portait un panier d'herbes contre sa hanche. Vous avez des nouvelles des Faucons ?
— Non, dit-il en secouant la tête, aucune équipe n'est encore revenue. La ville restera confinée au moins jusqu'à demain. À ce sujet, je vous recommande d'avoir vos badges sur vous. Nous multiplierons les contrôles et les descentes pour les temps à venir.
Il continuait d'observer mes faits et gestes d'un air absent. Son visage était toujours le reflet parfait de la pondération. Inhannaë s'éclipsa avec une figure contrariée.
— Le ballon doit être assez refroidi, déclara soudain Armandiel au bout d'un si long silence que je l'aurais presque cru parti. Tu peux ouvrir le circuit.
Je m'exécutai gauchement. Sa compagnie était aussi intimidante qu'inhabituelle. Pour autant, il était l'ami de Seth et de Reska, et même d'Inhannaë. Mon côté calculateur vit là une occasion à saisir.
— Comment devient-on un archimage ? demandai-je en dévissant la sortie de colonne.
Il cilla et ses yeux verts semblèrent remonter d'un abîme de réflexions.
— Eh bien, il faut déjà devenir mage pour commencer, dit-il. Par là, j'entends un mage d'académie. Tu dois savoir maintenant que notre Don est peu semblable à celui des sorciers. En tant que lointains descendants, nous avons une magie... bâtarde et moins innée, basée sur l'alchimie et sur les connaissances. Un sorcier naît sorcier, aime-t-on dire, contrairement à un mage. Nombreux sont ceux d'entre nous qui renferment un potentiel qu'ils n'exploitent pas ou peu.
— Il faut à tout prix passer par l'académie ?
— Pour être reconnu par l'Ordre, oui. L'académie forme les mages les plus compétents, expliqua-t-il pendant que je récupérais les perles dans le montage avec une pince en métal. L'enseignement y est immensément riche. On peut apprendre dans toutes les disciplines. La plupart des mages ont une affinité pour un pouvoir spécifique dans lequel ils excelleront : la lumière, les arcanes, les éléments, la foudre, la gravité... Certains d'entre nous ont toutefois la capacité d'apprendre à manier tous les types de magie ; c'est ainsi qu'on devient archimage.
— Donc toi... tu es autant un mage sylvestre qu'un mage des ombres si je comprends bien ? demandai-je anodinement.
— Plus ou moins. Comme j'ai commencé mon apprentissage par la magie des ombres et de la lune, j'éprouve plus de facilités dans ce domaine. Cela dit, je suis encore trop jeune pour exceller dans une spécialisation par rapport à une autre. Pour reprendre ton exemple, je n'ai pas suffisamment d'expérience pour conjurer une ombre à part entière, ni pour entendre le chant de la Terre.
— Le chant de la Terre ? répétai-je.
Ma question précipitée manqua de me trahir. Du coin de l'œil, je scrutai Armandiel qui parut ne se douter de rien.
— Oui. Un mage sylvestre peut se mettre en résonance avec la Terre, mais il sera incapable de... fusionner avec elle comme toi tu peux le faire, j'imagine, poursuivit-il d'un ton morne, laissant son regard errer sur la fenêtre.
Une multitude de questions se bousculaient dans ma tête lorsqu'un sifflotement nous interrompit. Reska était apparu au seuil de l'alcôve, les mains dans les poches.
— Loin de moi l'idée d'interrompre votre conversation... fort intéressante, dit ce dernier en coulant sur moi un regard significatif, mais après cette satanée journée, Vive-Lame et moi on a besoin d'un verre. Il est déjà au Chaudron. Qui est partant ?
Je lui tournai le dos et glissai mes perles dans une bourse tout en priant pour qu'il n'eût pas été là depuis le début. Armandiel m'offrit une distraction bienvenue lorsqu'il flanqua une tape amicale dans le dos du vampire. Un sourire chaleureux le transfigurait.
— Tu peux me compter parmi vous, Main Noire ! (Puis son regard pétillant me prit de court.) Tu te joins à nous ?
Mon esprit songea à Seth et à son attitude devant Malve. Je sentais notre lien aussi brillant et solide qu'il l'était depuis notre première nuit, et je me demandais si cela changerait la prochaine fois que nous nous verrions.
Une boule se forma dans mon ventre. Il n'y avait qu'une seule façon de le savoir.
— Oui, affirmai-je, puis je passai la tête hors du laboratoire. Et toi, Inha ?
Cette dernière me jeta un drôle de regard et Armandiel et Reska rirent comme s'il y avait une plaisanterie que j'étais la seule à ne pas saisir.
Le vaste désordre qui animait le Chaudron Hurlant avait tout d'ordinaire. La boisson ruisselait sur les tables branlantes, les murs vibraient sous l'explosion des chants festifs et des rires tonitruants. La graisse des viandes qu'on faisait suer montait avec leur fumet jusqu'au plafond de poutres vieillies.
Si je comprenais pourquoi la charmante Inhannaë avait refusé la proposition, j'étais surprise toutefois de voir l'aisance avec laquelle Armandiel progressait dans le tohu-bohu. Ses précieuses soieries passaient plus inaperçues que l'ombre de Reska qui déclenchait une série de frissons dans son sillage.
Au milieu des fronts suant et des poings levés, mon cœur se comprima d'inquiétude lorsque j'aperçus Seth qui riait au comptoir avec un groupe de paladins. Son pourpoint était déboutonné et il avait retroussé les manches de sa chemise aux coudes. Reska lui fit un petit signe avant de nous frayer un chemin dans la foule. Nous prîmes place devant une fenêtre embuée à côté d'une table de jeu où l'on misait des sommes considérables. Ma gorge me brûla car c'était ici que Vixe et moi avions partagé notre premier verre.
— Enfin un peu de temps avec toi, Elvenn ! s'exclama Reska en flanquant une bourrade à Armandiel. Si tu savais les aventures que tu manques avec nous !
— L'idée de dormir dans la crasse et d'être séquestré me laisse penser que je me porte bien mieux ici...
Une chope se posa près de mon bras et Seth se glissa à côté de moi sur le banc. Mes ongles se plantèrent malgré moi dans les crevasses de la table.
— Qu'est-ce que tu veux boire ? me demanda-t-il.
Son ton était chaud et son regard avait sa douceur habituelle. Mes craintes s'évanouirent instantanément. Idiote, pensai-je, soulagée. Après tout ce que nous avons vécu, c'est évident qu'il ne va pas prendre les avertissements de Malve au pied de la lettre !
— Je ne sais pas, qu'est-ce que c'est ? m'enquis-je en me penchant sur le contenu de sa chope, pendant que Reska et Armandiel se concurrençaient dans un jeu de mains qui désignerait lequel des deux ouvrirait sa bourse.
— Du sylphe.
Je lui en volai une gorgée et le goût fut si rude que mes yeux s'ouvrirent en grand.
— C'est fort ! grimaçai-je, apaisée par son léger sourire. Il vaut mieux que je reste sur l'ounya.
— Oh-oh, regardez-moi qui joue aux saintes devant son cher et tendre ! se manifesta Reska, qui était sorti vainqueur du jeu. J'ai vu comment ton ami le lutin et toi vous avez biberonné le soir d'Himalaye. Je dois admettre que je ne soupçonnais pas de si petits corps de tenir aussi bien l'ivresse.
— Et quoi, tu veux faire un concours ? Qu'est-ce que tu bois toi, d'ailleurs ? répliquai-je sèchement.
Reska me servit un de ses légendaires sourires hérissé de crocs.
— L'idée de t'écraser est tentante mais il faudrait que tu changes de catégorie.
— Ne me dis pas que tu viens là pour consommer du sang...
— Chaud et épicé, précisa Armandiel en s'extirpant du banc.
Mon visage décomposé amusa Seth, qui s'éclipsa au bar. Seule en compagnie de Reska, je posai mes joues sur mes mains, pensive, et me repassai mentalement la scène qui avait eu lieu dans l'office. C'est alors que je remarquai la présence d'Émïoka, dont la frêle silhouette était engloutie au milieu d'une tablée festive. Ses yeux félins, que l'on aurait cru omniscients, me fixaient avec dédain. Mon humeur s'assombrit. Nous avions intérêt à résoudre nos différends avant de partir pour le Nord mais aucune de nous, de toute évidence, n'avait l'intention de s'excuser.
— Je lui ai parlé tout à l'heure. Je lui ai demandé de tenir sa langue pour le moment.
Je haussai les sourcils en portant mon attention sur Reska, dont les doigts glissaient sur le bord de la table. Il me rendit mon regard.
— Quel intérêt as-tu de m'aider dans cette histoire ? demandai-je, sceptique.
— Hm, voyons. Peut-être que cela m'amuse de mettre des bâtons dans les roues d'Émïoka, peut-être que j'ai l'intention de te demander une faveur en retour, peut-être...
— Oui, bon, laisse-tomber.
— Et si tu le considérais comme... un cadeau d'anniversaire ? proposa-t-il d'un air inspiré. Vous fêtez ça là d'où tu viens ?
— Bien sûr. Mais j'ai un peu perdu le compte depuis que je suis ici. Et nous n'avons pas tout à fait le même calendrier.
— Eh bien, qu'à cela ne tienne : joyeux anniversaire !
J'aurais voulu lui répondre que ce n'était pas ainsi que les choses fonctionnaient mais je me contentai de sourire intérieurement.
À son retour, Armandiel affichait une grimace écœurée. Il manqua presque de renverser la boisson de Reska.
— Falias te damne, Main Noire ! C'est toujours aussi répugnant de me balader avec ton gobelet de sang chaud à la main.
— Tu sais qu'il va en falloir une bonne brassée pour qu'on rattrape le temps perdu.
— Oui, eh bien, la prochaine fois, on jouera au bonneteau, mon vieux.
— Hors de question ! Tu triches tout le temps.
— Reska a soulevé un point intéressant, fit Seth en se réinstallant avec ma chope d'ounya, c'est que toi, petite cachottière, tu es sacrément capable de forcer sur la bouteille.
— Il se peut que j'aie fait quelques excès dans une autre vie, répondis-je d'un ton nonchalant, puis je les regardai tour à tour avec un sourire en coin. On peut reprocher bien des choses aux humains mais ils savent faire la fête comme personne ici.
Reska but à son verre et lécha sa lèvre rougie.
— Oh vraiment ? Il va falloir que tu nous en dises un peu plus.
Et je le fis – oh oui, je le fis ! – et lorsque j'en eus terminé, je peux dire, pour la fierté des humains, qu'il ne resta plus de ces trois illustres officiers que des visages blêmes. Seth me considéra avec un sourire partagé entre la stupeur et l'hilarité. J'arborai ma mine la plus innocente et m'octroyai une gorgée d'ounya. Son attitude si rassurante me fit définitivement tirer un trait sur son curieux échange avec Malve.
— Dites donc, lança soudain Reska en plaquant ses mains sur la table, notre princesse aurait-elle tapé dans l'œil du bon vieux Jagga ?
— Pourquoi tu dis ça ? Il est dans les parages ? demandai-je, luttant contre l'envie de me retourner.
— Je sais qu'on ne dirait pas mais j'ai encore mes deux yeux pour voir. Et ce que je vois, c'est un petit coquin qui te lorgne avec un peu trop d'intérêt.
La brusquerie avec laquelle Seth reposa sa chope fit branler la table. Je me raclai la gorge.
— Il est un peu bizarre depuis le jour où je l'ai rencontré. En fait, il m'a dit que je lui rappelais quelqu'un.
— M'est avis que tu lui rappelles surtout sa...
— Res', l'arrêta sèchement Seth, et le concerné s'innocenta d'un mouvement d'épaules.
Je fis tourner ma boisson dans mon verre. Toutes les occasions étaient bonnes pour grapiller des informations... n'est-ce pas ?
— Les nains sont une race aussi très symbolique dans la mythologie de mon monde ; probablement autant que les elfes, sinon plus, dis-je en souriant complaisamment. On vante en particulier leur habileté en matière de forgeage.
— Il est vrai qu'ils ont une technique exceptionnelle, se manifesta Armandiel. Rares sont les forgerons qualifiés qui n'appartiennent pas au peuple des nains. Ils ont été les pionniers dans leur domaine et cultivent un savoir-faire transmis de génération en génération.
— Ils détiennent pratiquement le monopole, ajouta Seth en coinçant une cigarette au coin de sa bouche. Toutes les armes de l'Ordre dépendent de la chaîne de production des nains.
— Et nous ne sommes pas leurs seuls employeurs. Tout ce qui leur rapporte de l'or est bon à prendre, lâcha Reska d'un ton sentencieux. Seul un imbécile accorderait sa confiance à un nain.
— L'Ordre est d'accord avec ça ? m'enquis-je.
— Bien sûr que non. Encore faut-il qu'on débusque les fauteurs de trouble. J'ai des calomnieurs sur le terrain, comme un peu partout. C'est par le réseau d'espionnage que nous sommes parvenus à contrer la montée du Fauconisme à Gypsan.
Puis, remarquant mon sourire, il plissa les yeux :
— Qu'ai-je dit de si drôle ?
— Rien du tout. C'est que tous les trois, vous êtes encore jeunes – oui, même toi Reska, on ne peut pas dire que tu aies atteint un âge canonique, ajoutai-je, pressentant une intervention du vampire. Vous faites déjà partie de la haute sphère de la société. Ça ne doit pas être simple de porter tant de charge sur vos épaules...
Effet de l'ivresse ou de l'embarras, les joues d'Armandiel se colorèrent légèrement.
— Non, ce n'est pas simple, admit ce dernier. Mais pour rien d'autre, je n'échangerais ma place.
— À qui le dis-tu, Elvenn, tu es un vrai tyran sous ta petite bouille d'ange ! le railla Reska.
— Je n'ai pas de critiques à recevoir de la part du grand maître qui tyrannise tout et tout le monde jusqu'aux conquêtes qu'il met dans son lit.
En même temps que Seth levait sa chope avec un sourire approbateur, Reska bascula en arrière en hurlant de rire.
— Prends garde, mon ami, ce sont là des paroles indignes d'un futur archevêque !
Ces paroles causèrent un froncement de sourcils chez Armandiel.
— Je n'ai toujours aucune intention de marcher dans les pas de mon père, lui opposa celui-ci, et tu le sais.
— Tu es pourtant l'imbécile le plus pieux que je connaisse.
— Mes croyances n'ont rien à voir avec ma décision. Je refuse de consacrer ma vie à la foi. Il faut des gens pour adorer les dieux mais les dieux ne vivent pas dans notre réalité. Les prières seules sont incapables de faire avancer le monde ; ce sont les gens de chair, comme nous, qui le font.
— Dommage, susurra Reska. L'histoire était déjà tout écrite : Armandiel Elvenn, le sauveur d'Aedos, fils de Rabiel ; celui qui, à l'âge de vingt-deux ans, a terrassé seul une nuée de striges en invoquant les ombres.
Armandiel secoua la tête, puis son regard tomba sur moi.
— J'ignorais tout cela, avouai-je, surprise.
— Ma famille a toujours servi dans les temples de Cérule. Mon père a été prêtre auprès de la Bansidhe. Elle l'a nommé archevêque après la guerre.
Je le regardai dans les yeux. Une lumière s'était allumée dans un coin de ma tête.
— Il a donc connu Tartoth ?
— À titre officiel mais il lui arrivait de la rencontrer au palais. Sa musique était splendide, paraît-il. Bánh Malve l'écoutait presque tous les jours...
Il passa une main dans sa chevelure blonde et je devinai qu'il ne me disait pas tout. Redoutant que la mention de Tartoth embarrassât les autres tables, j'interrogeai Seth :
— Et toi ? Des ambitions ?
— Pas vraiment. Je sais que tôt ou tard un méchant coup me rendra boiteux. C'est ainsi que vont les choses. Je suppose que je serai consultant d'ici là. Ou peut-être que je quitterai Cérule pour voir un peu de pays, après tout...
Il aspira une bouffée d'ataraxie en me regardant. Ce geste donna à mon cœur un soubresaut car, l'espace d'une seconde, je me surpris à entrevoir un avenir avec lui.
— À ce sujet, tu as des nouvelles du feu capitaine de l'Est ? le questionna Armandiel.
— On m'a dit qu'il était parti à l'aventure, à la quête d'une histoire de trésor caché dans les dunes.
La conversation dériva sur des sujets inconnus et j'écoutai sans jamais me sentir exclue, sirotant ma boisson au milieu des trois personnages les plus éminents d'Asraell. Pendant que Seth racontait ses histoires, son pouce continuait de caresser mon genou. Lui seul avait le pouvoir de me rasséréner quand tout autour volait en éclats. Ainsi, je me joignis à l'ivresse commune, vaguement consciente de l'ombre de l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de ma tête.
La décision de rentrer fut prise d'un commun accord. Tard dans la nuit, nous partîmes tous les quatre vers le palais, riant sous le ciel brumeux comme si nous formions une vieille bande d'amis.
L'aile des officiers supérieurs contrastait avec la formelle sobriété des dortoirs : un lambris aux moulures dorées divisait les murs crème, le sol damé de gris et de blanc avait été astiqué jusqu'à ce qu'il brille. Des globes de lumière éclairaient les niches du couloir incurvé qui, entre deux portes, abritaient une série de sculptures. Mes lèvres s'entrouvrirent d'émerveillement. Ici, une fée jaillissait de son cocon de soie, toutes ailes déployées, cheveux au vent ; là, une sirène reposait sur son rocher, la bouche arrondie – la sirène de Palmar, la reconnus-je –, et plus loin, deux nymphes en tenue d'Eve étaient étendues l'une sur l'autre, leurs têtes ceintes de couronnes de lauriers. Je pouvais presque entendre leurs rires qui éveillent les bois et charment le gazon qui frôle leurs cuisses nues.
Abîmée dans ma contemplation stuporeuse, ce fut tout juste si j'entendis partir Armandiel et Reska. Seth finit par me dépasser en faisant tinter ses clés.
— Je te laisse passer la nuit dehors si tu préfères...
Je fis non de la tête et m'élançai à sa poursuite. Seth hâta volontairement le pas et je dus presque courir pour le rattraper. L'ounya me donnait l'impression que toute la vie n'était qu'un jeu. Je me sentais comme une enfant sous les regards froids des gardes postés de faction, mais je crus voir des bribes de sourires, et je me demandai si c'était de voir leur capitaine d'aussi bonne humeur.
Seth ouvrit finalement une porte après le tournant du couloir, qu'il me tint. Je coiffai une mèche de cheveux derrière mon oreille et pénétrai pieusement dans son antre.
— Wow ! Voilà qui donne un aperçu de l'ampleur du salaire d'un capitaine, lançai-je sans prendre la peine de cacher mon extase. Mais dis-moi... combien de temps est-ce qu'il a fallu à Inhannaë pour que tu l'autorises à faire la décoration ?
— C'est si flagrant ? demanda-t-il dans un rire.
La pièce, cela va sans dire, tenait de la suite royale. Elle était plus longue que large avec des hautes fenêtres ; le clair de lune traversait les rideaux de gaze pour se jeter sur les meubles de bois sombre. Au plafond, l'argenterie d'un lustre éteint chatoyait et, depuis les étagères encastrées, des minéraux phosphorescents brillaient comme autant d'étoiles.
— Non pas que je ne te trouve pas raffiné, commentai-je avec un regard entendu, mais quelque chose me dit que ce genre de détails te passe par-dessus la jambe...
— Tu aurais dû la voir à l'œuvre, me raconta-t-il en s'approchant. Je lui aurais donné cet espace si j'avais pu.
— Je sais.
Je le regardai avec tendresse tandis qu'il me fixait, attentif à chacun de mes gestes, puis je le contournai en essayant d'oublier la tension qui montait en moi à l'idée d'être seule avec lui à Asraell, pour la première fois tranquilles, à l'abri de tout.
— Mon lit me semble tout à coup bien étroit, lançai-je avec une étincelle malicieuse. Peut-être que je devrais me porter candidate pour prendre la relève...
— Il faudrait d'abord m'évincer, dit-il en haussant un sourcil.
— Ou tu pourrais m'aider à évincer Reska ?
Je pouffai, et le sourire qui éclaira alors son visage fut si franc, si heureux que je sentis littéralement mon cœur s'envoler vers les nuages.
— Tu es la sorcière ancestrale, dit-il après avoir jeté son pourpoint sur une chaise. Maintenant que le secret est levé, nos précautions pour te rendre anonyme n'ont plus lieu d'être. Tu es en droit de réclamer un autre logement si c'est ce que tu souhaites.
— Les autres de l'escouade accomplissent bien plus que moi et ils vivent comme tout le monde.
— Ils sont impliqués dans cette mission uniquement grâce à toi. Qui plus est, ils sont dévoués à l'Ordre. C'est un honneur pour eux.
Je m'abstins de lui répondre que mon séjour dans le Sidh était destiné à avoir une échéance...
Préférant changer de sujet, je continuai mon exploration de la pièce. Seth s'assit au bord du lit. Je sentais son regard me suivre tandis que je me dirigeais vers le râtelier où je reconnus sa grande épée d'usage, glissée dans sa gaine parmi une superbe sélection d'autres armes : hache de guerre, haches de jet, dagues, lance ; toutes entretenues avec le plus grand soin. Je marquai un temps d'arrêt solennel devant chaque pièce comme s'il s'était agi de reliques.
C'est alors que mon œil trouva ce qui veillait dans un coin : la panoplie la plus belle et la plus impressionnante qu'il m'avait été donné de voir. C'était une armure fabuleuse, aussi gigantesque que son porteur, d'un lustre et d'une finesse à faire pâlir les pièces les plus prestigieuses des musées terriens. Des spallières d'écailles encadraient un plastron fondu dans un métal noir, frotté au point de me renvoyer mon propre reflet avec, frappé en son centre, l'emblème de l'Ordre.
Le travail d'orfèvrerie était trop fonctionnel pour n'être qu'une armure d'apparat, et j'imaginais cet objet d'art devenir cauchemar pourfendant les légions sur le champ de bataille. Le Bras de Fal...
Je touchai le métal ouvragé avec un mélange d'admiration et de tristesse. J'ignorais à combien de batailles il avait déjà survécu, combien d'ennemis avaient fauché ses armes. Nos passés à lui et moi n'avaient rien en commun. J'étais désolée qu'il n'eût pas connu autre chose que la violence. Qu'il n'eût pas connu assez de bonheur insouciant.
— Non, Kaly.
Perdue dans mes pensées, je n'avais pas pris conscience de sa présence derrière moi. Son torse ferme frôla mon dos.
— Non ? répétai-je.
— Ne sois pas triste.
Ses doigts effleurèrent mon épaule.
— Regarde-toi, dit-il contre mon oreille. Je suis chanceux qu'une femme comme toi s'intéresse à quelqu'un comme moi.
Je me tournai et relevai mon visage vers le sien, le cœur lancé au galop. L'émotion qui me consumait tranchait avec le pauvre trait d'esprit qui me vint :
— Et moi alors ! Les gens disent que tu as été façonné par la Source.
— On sait tous les deux que ce n'est pas ainsi que naissent les enfants. (Son sourire vacilla, puis disparut.) Ferme les yeux.
Sans demander pourquoi, je m'exécutai. Je le sentis se pencher au-dessus de mon épaule et quelque chose me chatouilla le cou. Je rouvris les paupières sur un collier en strontium, un métal précieux de ce monde qui ressemblait à de l'or qu'on aurait trempé dans le crépuscule. Le pendentif suspendu à la chaînette représentait un petit gardénia, délicat, aux pétales d'opales.
Bouche ouverte, je le dévisageai.
— Je... l'avais acheté un peu avant Himalaye, m'avoua-t-il d'un ton gêné. Je n'avais pas vraiment réfléchi. En passant devant la vitrine, il m'avait fait penser à toi. Si ça ne te plaît pas, tu...
— Merci. Je l'adore !
Je l'encerclai de mes bras et l'embrassai. Seth sourit et déposa sur ma joue un baiser aussi léger qu'une caresse. Puis il appuya son front contre le mien et retira doucement le peigne qui retenait mon chignon. Son regard luisit comme une mine d'or quand il suivit les contours de ma chevelure flamboyante cascader sur mes épaules. Là, entre les murs constellés de sa chambre et devant lui, j'eus l'impression d'être une étoile. L'étoile la plus resplendissante ou alors une lune en orbite autour de sa planète dont le cœur entrait en fusion.
Je fermai les yeux et le laissai s'emparer de moi en m'enivrant de sa présence. Ses mains habiles prirent le temps d'explorer ma taille, mon dos, dénouèrent les lacets de ma tunique brodée qui me parut soudain de trop dans cette chambre. L'application qu'il mettait dans chacun de ses gestes me mettait au supplice, à tel point que d'étoile je me calcinai en météore quand mon vêtement tomba à nos pieds.
Malgré l'intimité que nous avions déjà partagée, ses doigts sur ma peau nue m'apparurent encore comme une délivrance, et ses lèvres sur les miennes comme une bouffée d'oxygène. Je tendis le cou et attrapai son visage entre mes mains pour savourer son contact, ivre de passion. Jamais une telle alchimie ne m'avait ainsi liée à un homme, jamais je n'avais aimé quelqu'un si fort. Ni cru pouvoir le faire. C'était si bon, si bon et si effrayant à la fois...
Seth se redressa pour m'aider à lui ôter sa chemise et il m'embrassa avec plus de fougue en me serrant contre lui. À l'entente de son soupir fiévreux, le désir imprégna tellement mon corps que je n'y tins plus ; je ne pouvais plus.
— Et ce projet de me renverser sur le bureau ? haletai-je.
Je n'eus pas besoin de me faire répéter.
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