45 - Une plume de fumée
Je lus et relus ce passage, tentant d'en analyser le sens, à la fois fascinée et hantée par les mots d'Azelor. En levant la tête, je trouvai une bibliothécaire occupée à classer des livres dans leurs rayons. Son regard croisa le mien, puis tomba sur ma page ouverte. Elle observa l'horrible dessin et fit un signe de conjuration.
— Vous vous intéressez aux Sœurs Grises, ma dame ?
— Je pars bientôt en voyage, prétendis-je. Seule, dans des contrées lointaines... Je cherche à me prémunir contre les mauvais sorts.
— Alors je n'ai qu'une chose à dire : ne vous égarez pas et toujours ayez des provisions sur vous. Qui perd son chemin et est tiraillé par la faim ou la soif s'expose à l'envoûtement des Sœurs Grises. Ces êtres sont maléfiques, des rejetons vomis par la Source. La seule chance de leur échapper est de rester sain de corps et d'esprit.
Elle secoua son index comme un funeste avertissement. Ses paroles faisaient écho à celles d'Azelor : un rituel d'oubli altérant des esprits fragilisés.
Des sueurs froides gouttèrent à mon front. Les mains tremblantes, j'ouvris le grimoire sorcier et en tournai précipitamment les pages jusqu'à trouver une chose qui retint mon attention.
Ma gorge se serra.
Vixe. Je devais le voir.
Je me levai brusquement, rendis les livres en payant mon dû. Pourquoi ce nom en particulier – Vixe – alors qu'il m'avait menti depuis le début ? Mais l'amour que l'on porte à certaines personnes transcende les différends et je ne parvenais plus à endurer la poignante solitude que son absence m'avait causée.
Je me rendis vers le palais, le souffle lourd, la tête basse ; je ressentais sur mes épaules comme le fouet d'une justice divine pour avoir découvert quelque chose d'interdit. Rien ne prouvait encore la culpabilité de Malve. La paranoïa me tenait entre ses griffes ; tout n'était que théories, il n'y avait que des doutes, des doutes horribles, et aucune certitude. Mais les doutes paraissaient tellement justifiés !
La pluie était finalement venue, par gouttes éparses. Des éclairs illuminaient les nuages et le tonnerre grondait, plus proche désormais. Alors que j'allais pour éviter le déluge, un son d'une puissance terrible traversa les artères de la ville ; ce son rugit, strident et impérieux, comme la trompe d'un géant de cuivre, s'engouffra dans les ruelles creuses jusqu'à résonner au cœur de la grand-place.
C'était un bruit que je connaissais : le cor Faucon.
Ma respiration se coupa ; je me retournai lentement au milieu du murmure des conversations. Des citoyens avaient levé les yeux au ciel, et pour cause : deux harpies y volaient, dont les ailes sombres tranchaient sur les nuages gris. Elles se posèrent sur le toit d'un édifice avant de libérer les liens d'une banderole qui dégringola le long de la façade ivoire.
« Ainsi s'abat la punition de Falias. »
Une grimace cynique souleva les coins de mes lèvres. L'Ouest, bien sûr. Ce n'était pas un hasard si les Faucons se montraient aujourd'hui.
De nouveau le cor fit retentir sa note écrasante. Une des harpies brandit le poing au-dessus d'elle :
— L'Ordre ne vous protège pas des forces de la nature ! L'Ordre de la Bansidhe est contre-nature !
La stupeur prit possession de tous les visages. Rares étaient les fois où les Faucons s'étaient exprimés de vive voix.
— Pourquoi sont-ils si nombreux à tourner le dos à l'Ordre ? cria-t-elle. Car on nous exploite, on nous ment et que, malgré ces belles promesses, nos terres se meurent ! Exigeons que le Sidh nous soit rendu !
Elle porta solennellement le poing à l'épaule et sa partenaire imita son geste. À peine le discours fut-il terminé que l'oratrice esquiva une flèche partie d'une terrasse voisine. Les deux harpies tournèrent sur elles-mêmes, dégainèrent leurs poignards, et dans une tornade de plumes et d'acier, fendirent la pluie de projectiles qui s'abattait sur elles. Avant de s'enfuir, elles s'envolèrent jusqu'aux tuiles du palais où elles déployèrent une seconde banderole.
« Ce qui a été pris doit être rendu. AU PEUPLE LE CRISTAL. »
Leur départ marqua le début d'une grande confusion. Ensuite, quelqu'un se mit à marteler une table à rythme régulier, suivi par d'autres. Des frissons coururent sur mes bras lorsque je compris qu'il s'agissait d'ovations. Des escadrons de l'Ordre se précipitèrent avec célérité sur la place ; quelques individus se mirent à courir parmi une foule curieuse qui ne pensa pas à les arrêter.
Un vieillard près de moi se fit tout à coup bousculer par une personne en cavale, un homme d'une trentaine d'années, lequel trébucha sur un étalage renversé et chuta paumes vers l'avant. Un Faucon. Sa détresse parlait à sa place. Il n'avait aucune chance de s'en tirer. J'eus à peine le temps de discerner la forme d'une bille sombre dans sa main qu'il l'avalait déjà. Quand les gardes fondirent sur lui, son visage de mourant se tourna vers moi, et il écarquilla les yeux en essayant d'articuler quelque chose et il se contorsionna sur le sol, noyé dans sa spume, avant de se figer. Mort. Reska faisait partie du groupe accourant, Reska avait été témoin de la scène, et ainsi il m'arracha à la vue du cadavre et m'abrita sous l'auvent du palais.
— Décidément, être au mauvais endroit au mauvais moment est ta spécialité, grommela-t-il, un rictus agacé aux lèvres ; puis, remarquant mon silence, ses yeux vairons me jaugèrent : Tu n'as rien ?
— Moi, non...
Je contemplai d'un œil vague la place arrosée de pluie en me frictionnant les bras.
— As-tu vu la façon dont cet homme m'a regardée ? murmurai-je.
Comme si, dans son dernier souffle, il m'avait suppliée que sa mort ne fût pas vaine. L'expression de Reska se ferma. Au pied des marches, Seth aboyait déjà des ordres, assailli par ses paladins.
Cérule avait beau vivre dans le confort et l'opulence, de pareils propos parvenaient néanmoins à faire germer la graine du doute. Les Faucons venaient d'humilier doublement l'Ordre. Ils se défendaient autant, sinon mieux que Malve. Lequel d'entre eux tenait en main la prochaine carte ? Qui avait lancé les hostilités de cette partie sans fin ?
Quelqu'un appela Reska mais je retins le vampire un instant de plus :
— Tu te souviens de l'incendie d'Himalaye ? émis-je lentement. Les coupables se sont dénoncés, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Ils ne se sont pas tués..., insistai-je en me cramponnant à sa manche.
Son front se plissa, déformant la cicatrice oblique qui tranchait son œil laiteux.
« ... interpellé mais il ne savait rien. Il nous a martelé qu'il y a erreur et que sa femme est innocente. »
« ... mis dehors à cause d'affaires de corruption... »
« Je l'ai vue descendre les escaliers déguisée... »
Je m'osais à imaginer une situation si monstrueuse qu'elle ne pouvait témoigner de la réalité. Le premier barghest qui avait rôdé autour de nous était en tout point semblable à celui qui nous avait attaqués, hormis le sceau magique...
— Kaly, où veux-tu en venir ?
— Je ne sais pas...
Il me considéra d'un air intrigué mais le devoir l'appelait, et il me quitta en m'ordonnant de rentrer immédiatement. Je n'avais, de toute façon, aucune envie d'être mêlée à l'agitation. Je n'arrivais pas à oublier l'expression de cet homme et le souffle glacé qui m'avait pénétrée jusqu'à l'os. Abasourdie moi-même, je me rendis à l'arène dans l'espoir d'y trouver un visage familier. Les soldats dont l'aide avait été récusée reprenaient peu à peu leurs activités du jour. Je me figeai en franchissant le portail.
Vixe était là.
Il était là, les yeux axés dans ma direction. Ses traits d'ordinaire joyeux étaient moins rieurs, il avait un air fatigué. Triste. Son regard se voila et il me tourna le dos, brandissant une dague en position de tir, frappant le mannequin avec une aisance qu'il avait apprise ici même, entre les murs de l'Ordre... seulement pour trahir son institution.
Des sentiments mitigés affleurèrent dans ma poitrine. Je m'étais languie de lui pendant plus d'un mois mais en le voyant tel qu'il était – un Faucon déguisé qui se jouait du monde – après cette propagande qui mettait encore mes incertitudes à nu, une bouffée de colère m'inonda. Tout était de sa faute. Il m'avait brisé le cœur.
Je me dirigeai vers un râtelier, saisis une arme dans chaque main et me rendis au-devant de lui.
— Affronte-moi.
J'espérais et je refusais tout à la fois qu'il perçoive le chagrin qui enserrait ma gorge. Vixe leva lentement la tête, me rendit mon regard, puis il accepta en silence le glaive que je lui tendais.
Le premier coup le prit au dépourvu et il le para par pur réflexe. Ses yeux clignèrent de surprise. Je poussai un grondement et me jetai sur lui, mais il esquiva et m'allongea une attaque farouche en retour. Mon corps voulait lui faire payer pour toute cette réalité qu'il avait bouleversée, pour sa cruelle absence qui avait grisé mon moral, pour tous les rires qu'il m'avait offerts et qui tarissaient ma mémoire à cause de ce qu'il était. Et lui de même, pour ses propres raisons, mettait toute une colère, si vraie, dans ce combat. Notre duel devint ardent ; nous jouions désormais une confiance, une amitié, une...
— Par la colère de Falias, ça suffit, vous deux ! Allez régler vos comptes en dehors du terrain !
Je m'immobilisai au beau milieu d'une botte. À cinq pas de distance, Hildegarde nous toisait, le visage furieux. Haletant et stupéfait, Vixe laissa pendre son épée à bout de bras.
— Vous croyez que l'arène est une cour de récréation ? jeta sèchement la guerrière en accentuant chaque mot. Et toi, Kaly, qu'est-ce que c'est que cette tenue ? Si vous avez des soucis personnels, vous en parlez entre vous ou vous vous tapez dehors. Pas ici. Vos conflits doivent rester en dehors du régiment. Est-ce que c'est clair ?
Ses yeux nous lancèrent des flammèches d'argent. Je hochai la tête, les pommettes empourprées de honte. De son côté, Vixe lissa ses cheveux en arrière et lâcha un profond soupir avant de retourner au râtelier.
Obligée par un signe de tête d'Hildegarde, je lui emboîtai pudiquement le pas. Son intervention m'avait fait prendre conscience de la stupidité de notre démarche vindicative : nous n'avions que fui un dialogue qui serait bien plus dur à supporter. Nous n'avions rien résolu.
— Vixe, je... il faut qu'on parle, annonçai-je en rendant mon épée.
— Ouais, dit-il d'une voix croassante. C'est une idée.
— Ça te dit d'aller prendre l'air ?
Il accepta d'un geste vague du menton. C'était une situation plutôt ironique que de traverser les pavillons emplis de rumeurs en sa compagnie. Nous nous arrêtâmes dans un cloître isolé aux arcades de pierre, où la fraîcheur était saisissante. La pluie avait redoublé d'intensité ; le tonnerre grondait comme un dieu furieux. Une fois certain que nous étions seuls, Vixe se tourna vers moi.
— Je suis désolé de t'avoir menti sur... mon identité.
— Tu n'avais pas le choix.
— Attends, laisse-moi finir... Je suis désolé pour tout ça mais mon intention n'a jamais été de te rencontrer. C'était... disons... un hasard plutôt opportun dans mon parcours.
Ses paroles surent me soulager quelque peu. Vixe n'avait fait qu'accomplir son devoir pour les siens, lui seul avait eu le pouvoir de m'approcher de si près ; sans lui, je ne serais jamais arrivée aussi loin, si vite. Hélas, un mur nous séparait maintenant.
— Je me pose des questions, déclarai-je en toute honnêteté.
Le visage de Vixe marqua sa curiosité mais il baissa très vite les yeux. Au vu de la tournure de notre dernière discussion, il craignait visiblement de me contrarier.
— Ne me demande pas comment, ni pourquoi mais j'ai eu une discussion avec le Faucon que j'avais déjà rencontré. Azelor, quoique j'ignore si c'est son vrai nom. Il m'a raconté votre version des faits mais je n'en suis pas complètement convaincue. Pourtant, je suis allée mener mes recherches, je viens tout juste de lire une sorte de rituel qui aurait – peut-être – mené à... l'oubli universel. Je ne sais pas...
Je n'osais même pas lui parler de ma nouvelle théorie tant elle risquait de lui donner raison.
— Et puis, il y a eu cette propagande. Bon sang, nous venons tout juste de rentrer... ! m'exclamai-je avant de lui porter un regard accusateur. Est-ce que tu avais quelque chose à voir avec ça ?
— Non, je viens seulement de réintégrer la capitale, moi aussi. On m'avait envoyé chasser un monstre avec une équipe de... Enfin, bref. De toute façon, je ne participe pas aux campagnes d'information.
Un silence s'installa alors qu'une zébrure déchirait le ciel. La pluie qui frappait le sol éclaboussait mes bottines trop vernies pour les circonstances.
— Je suis mitigée parce que vous avez tourné la situation de l'Ouest à votre avantage, dis-je.
— Nous avons cruellement besoin du soutien du peuple. Nous sommes des résistants, je te rappelle, nous livrons une guerre de persuasion basée sur le rétablissement de la vérité – ce n'est pas de la propagande. Alors si l'occasion de discréditer l'Ordre se présente, ce serait idiot de ne pas la saisir.
— Pourquoi le « soutien du peuple » ? Vous voulez mener à la révolte ?
Son regard sobre eut valeur d'acquiescement. Il n'avait plus aucune raison de ne pas jouer cartes sur table désormais.
— Vous pensez que ça fonctionnerait ?
— Tu ne t'en rends pas compte mais l'autorité de Malve commence à être contestée. Le Nord sera, je le pense, le point clé de l'émeute. Ce n'est qu'une question de temps.
— L'Ordre reprendra les villes, protestai-je.
Mais...
— Cela ferait de Malve un tyran, compris-je devant l'intensité de son regard.
— Cela ne dévoilerait que sa vraie nature, dit-il en haussant les épaules.
Les Faucons désiraient placer la Bansidhe dans une impasse. Une guerre civile était le premier expédient d'un renversement du pouvoir. Je me tus en regardant le roulement des sentinelles sous la pluie battante. Vixe restait derrière moi.
— Je vais m'en aller, Kaly.
Un bruit de tonnerre tout proche avait à moitié avalé ses paroles. Mon cœur sembla se ratatiner sous mes côtes.
— Quoi ? murmurai-je.
— Entrer à Cérule m'a demandé tellement de sacrifices mais je me sens mal de rester à l'Ordre et de m'y faire des camarades... auxquels je m'attache, dit-il dans une douloureuse ironie. Et... Peu importe. Je suis allé beaucoup plus loin que ma mission initiale le demandait. Il est temps de tirer ma révérence.
— Comment comptes-tu t'y prendre ? Tu seras recherché !
— Je ne pense pas. La Bansidhe ne sait rien de moi et, par chance, les calomnieurs n'ont pas l'air de m'avoir dans leur ligne de mire. Mon épreuve pour devenir paladin approche ; personne ne l'a jamais passée dans Cérule. Je trouverai un moyen de simuler ma mort sur le chemin.
Il énonçait cela comme un obstacle dérisoire sur son parcours. Mais... Vixe ne pouvait pas partir ! J'étais même incapable d'imaginer l'arène, Cérule sans lui. Il effacerait notre trio avec Hildegarde, nos confessions dans nos chambres, nos combats ridicules et nos instants de gaieté. Vixe effacerait presque toute ma vie ici. Tout mon bonheur. Les bras ballants, il attendait une réaction de ma part.
— Ce sont donc les dernières fois que je te vois ? parvins-je à articuler.
La tournure de notre échange semblait l'emplir d'un chagrin similaire au mien. Il ébouriffa ses cheveux, maladroitement, comme il le faisait toujours.
— Je dois retourner à l'intérieur si je veux me démarquer...
— Attends ! l'arrêtai-je brusquement. Comment... comment je pourrais entrer en contact avec Rehad ?
Vixe se tourna de trois quarts, l'air surpris.
— Tu veux lui parler ?
— Peut-être. Enfin... Oui.
— Tu... tu ne peux pas, répondit-il en secouant lourdement la tête.
— Comment ça, je ne peux pas ?
— Les Faucons ne peuvent pas se permettre de perdre le veuf de Tartoth. Rehad veut te récupérer mais il est conscient de sa position et du symbole qu'il représente.
— Alors, je ne peux pas le rencontrer... ?
— Pas pour l'instant.
Il y eut quelques secondes de flottement.
— « Pas pour l'instant » ? répétai-je dans un souffle offensé. Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? Que je dois vous rejoindre pour parler à mon père ?!
— Si Malve doute ne serait-ce qu'un petit peu de tes intentions, elle te soumettra au philtre de vérité et tu pourrais lâcher des informations précieuses... en plus de signer mon arrêt de mort et d'un content d'autres personnes.
— Non, me récriai-je vivement, Seth ne la laisserait pas faire ! Et Reska non plus, malgré tous ses vices !
— À ta place, je ne parierais pas là-dessus, continua Vixe d'un ton de patience opiniâtre. Même si tu leur dis la vérité, peux-tu garantir que Malve ne leur fera pas subir un lavage de cerveau ? Seth Vive-Lame et Reska Vanor sont ses prodiges, ses officiers les plus indispensables. Elle ne courra jamais le risque qu'ils se détournent d'elle.
— Quoi... ?
Ma voix s'enroua ; mes lèvres tremblèrent. La violence dans l'idée qu'il suggérait m'avait fait avoir un mouvement de recul. Complètement affolée, je m'insurgeai tout à coup pour me raccrocher à quelque chose, n'importe quoi :
— Le Vixe que je connais n'est pas aussi pessimiste !
— La Kaly que je connais est bien plus réaliste, asséna-t-il en haussant le ton.
Cette répartie criante de vérité me priva de mon air. Vixe n'avait pas le droit de me jeter des arguments de réalité au visage. Il n'en avait pas le droit. Je serrai les dents en retenant les pleurs qui ne demandaient qu'à déborder.
— C'est à toi de choisir ton chemin à présent, me dit-il avec plus de douceur. Je ne veux plus rien t'imposer, nous t'en avons assez dit.
Il me quitta en premier en évitant de croiser mon regard. Vixe ne souriait plus, je peinais à croire qu'un jour ce lutin fût le guignol de notre régiment. À présent, il allait partir, pour toujours. Je me promenai sur les dalles mouillées en me remémorant nos après-midis avec Edda et Gunvor sur nos belles nappes aux tons printaniers. Une violente bourrasque chassa ces souvenirs et je croisai les bras en regrettant d'être sortie sans manteau.
Lorsqu'enfin je fus de retour au bâtiment de l'Ordre, j'allai voir à l'office des paladins et y trouvai Seth qui mâchonnait une cigarette devant la fenêtre, l'air nerveux. Ses iris lamés d'or accrochèrent les miens dès que je fus au seuil.
— Où étais-tu passée ? demanda-t-il en se hâtant vers moi.
— On discutait, avec Vixe...
Il se tut, décelant ma tristesse. Son regard détailla mes vêtements et mes cheveux crottés de sable et de pluie ; son visage s'assombrit un peu plus.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
— Rien. C'est moi qui ai été stupide. Il a juste... changé, lui résumai-je au mieux. On n'est plus sur la même longueur d'onde.
Une espèce de contrariété lui fit pincer les lèvres et sa grande main vint affectueusement entourer ma mâchoire.
— Désolé. Je sais ce qu'il représentait pour toi.
— Oh, un de perdu, dix de retrouvés, fis-je, toutefois sans grande conviction.
— Reska m'a parlé de ce qui s'est passé tout à l'heure.
Je détournai les yeux en glissant mes mains dans mes poches arrière. On entendait la pluie tambouriner contre la fenêtre.
— Je m'imaginais un retour plus tranquille, pas toi ? admis-je avec un pauvre sourire.
— Kaly, ce n'était pas ta faute, dit-il en penchant la tête. Ce Faucon se serait tué dans tous les cas.
Cela va de soi, il sentait ce qui me tourmentait. Je mordillai ma lèvre et déambulai pensivement dans la pièce avant de porter la main à mon front.
— Je sais que tout ne tourne pas autour de moi mais je... j'ai eu l'impression qu'il a pris tous ces risques juste pour me dire quelque chose, lui confiai-je lugubrement.
— Non. Les Faucons et la propagande existaient bien avant. Ton arrivée a un peu accéléré le processus mais ils sont les seuls responsables de leurs actes, d'accord ?
La tendresse bienveillante que je lus dans ses yeux parvint à me réconforter. Car je réalisai soudain que lui, capitaine de l'Ordre, combattant d'élite, amant assidu, était le seul homme à s'être jamais ainsi dévoué à mon bonheur. Attendrie, je m'élevai sur la pointe des pieds pour presser mes lèvres contre les siennes. Son énergie était délicieuse ; ce partage était transcendant, il me soulageait de mes maux.
— Merci, murmurai-je en nouant mes bras autour de sa nuque et enfouissant mon nez dans son cou, inspirant son odeur musquée sous celle des herbes d'ataraxie. Je ne vais pas te retarder plus, je me doute que tu as une montagne d'obligations.
Seth me serra contre lui.
— Si c'était moins qu'une montagne, crois-moi, je t'aurais déjà renversée sur ce bureau. En plus, tu es gelée...
Il joua avec mes cheveux, puis me lâcha avec un petit sourire résigné. En souriant à mon tour, dans mon cœur s'épanouit alors la conviction de tout lui raconter dès que nous aurions plus de temps. Je pouvais avoir confiance en lui.
— On se voit ce soir ? demandai-je au pas de la porte.
— On se voit ce soir.
Sur un ultime regard, je m'effaçai pour lui laisser champ libre, le cœur bien plus léger qu'à mon arrivée. Ce soir, oui... Ce soir, je lui parlerai.
Mon sourire alangui pourtant se décomposa lorsque je tombai nez à nez avec la dernière personne que je pensais trouver là : Malve. Enveloppée de sa légendaire dignité, elle redressa le menton.
— Tu vas bien, Kaly ? demanda-t-elle avec un pâle sourire qui me plongea dans un profond malaise. J'ai ouï dire que tu étais dehors au moment de l'attaque des Faucons. Par chance, tu n'as rien.
— Je vais bien, ma dame, merci, répondis-je avec une amabilité de convention.
Elle hocha la tête et poussa le battant que je tenais toujours entrouvert, s'engageant dans la pièce. Je n'eus pas le temps de voir au travers que la porte se referma dans un claquement. Une sourde inquiétude me travailla. Je le sais, l'espionnage n'a rien de noble mais je me rencognai dans le couloir et plaquai mon oreille à la pierre froide en prononçant un sort dont l'idée m'avait été soufflée un jour par Reska. En tant que sorcière de Terre, j'avais en effet le pouvoir d'entendre à travers les murs.
— ... légion ailée leur a donné la chasse. Une d'entre elles perdait du sang. Avec un peu de chance, ils mettront la main sur la blessée.
— Je veux voir ces femmes enfermées, Seth. Des choses à signaler en ville ?
— Un mort ennemi, comme vous le savez déjà. Les brigades ratissent chaque ruelle. J'ai donné l'ordre d'arrêter toute personne suspecte.
— Bien. Tiens-moi au courant.
À l'intérieur de la pièce, il y eut une pause. Je fronçai les sourcils et approchai un peu plus mon oreille. Ensuite, Malve poursuivit :
— Tu sais que je ne t'impute pas la faute de ce qui est arrivé au Sud. C'est en connaissance de cause que j'ai ardemment soutenu ta promotion en tant que capitaine à l'époque. Ton travail est toujours excellent et ton intelligence nous est précieuse. Je veux que tu saches que cet incident ne remet rien en question.
— Vous... Vous êtes trop bonne, ma dame.
Mon visage me brûla. Je me sentis tout à coup idiote et honteuse d'avoir cru qu'ils daigneraient discuter de moi. Je songeais à interrompre cette comédie quand elle ajouta alors autre chose :
— Je voudrais te parler de Kaly.
Un hoquet de stupeur manqua de sortir de ma gorge. La pièce, de l'autre côté, fut soudain inondée de silence.
— Il semble qu'un lien profond vous unisse, elle et toi, continua Malve.
— Oui, murmura la voix de Seth. Oui, c'est vrai.
Il y eut un bruit dans la pièce, comme un corps qui s'effondre.
— J'assumerai toutes les conséquences de mon choix mais je veux que vous sachiez que, quels que soient mes sentiments, ils ne m'empêcheront pas de mener à bien ma mission.
— Seth, relève-toi.
La voix de Malve avait un pris un timbre profond.
— Ta vie privée ne me regarde pas mais tu es capitaine de l'armée de Cérule. Et elle notre Sang-Premier. N'oublie pas ton rôle. Peux-tu garantir que ton affection pour elle ne saurait interférer dans votre mission ou pour le bien de l'Ordre ?
Ses mots gelèrent le sang dans mes veines.
— Kaly est une femme charmante, poursuivit-elle sans réclamer réponse, avec beaucoup d'esprit et bien des qualités, je te l'accorde ; elle est aussi la seule compagne pour laquelle je me permettrai jamais de t'interpeller. Maintenant, ce n'est pas une mise en demeure, Seth, je te fais confiance. Je venais seulement te rappeler ton devoir de faire la part des choses.
Pendant un instant, j'eus comme une impression lointaine de sombrer dans des limbes arides ; pourtant ce fut d'une voix métallique qu'il lui répondit :
— Je suis toujours votre humble serviteur.
Ils échangèrent des salutations formelles. Quand la Bansidhe repassa devant moi de sa démarche altière, la rage me consuma tant – d'une rage culminante ! – que je dus lutter contre l'envie de lui planter une dague dans le dos. Vicieuse. Manipulatrice. Je la haïssais.
Seth vint s'appuyer au linteau de la porte tout en la regardant s'éloigner, puis il secoua la tête, les yeux vitreux, avant de s'enfermer dans la pièce.
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Remercions Hildegarde d'être intervenue dans ce chapitre ! Voici donc pour cette semaine des images de la paladine des terres volcaniques :D
Je n'arrive pas à me décider entre les deux mais je comprends si vous ne l'imaginiez pas ainsi ^^'
Merci beaucoup à celles et ceux qui poursuivent leur lecture !
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