44 - La graine du doute
Ma chambre était restée figée hors du temps : les rideaux gris entrouverts en une fente, mes bijoux en désordre étalés sur la commode et mon baluchon de linge sale à moitié renversé au pied du lit. Un sourire se dessina sur mes lèvres. C'était un étrange sentiment que de me sentir à la maison dans une pièce aussi impersonnelle.
Voilà cinq jours que nous avions quitté les terres du Sud. Nous avions navigué au gré du vent dans un voyage qui s'était annoncé houleux, traqués par d'immenses oiseaux marins qui n'avaient qu'attendu de nous voir nous échouer sur un récif.
J'ouvris en grand la fenêtre et mis mon sac à sécher sur l'appui en laissant le soleil timide lécher mes orteils. L'hiver était arrivé sur Asraell et même la lumière était froide.
En m'enveloppant d'une couverture, une pensée subite me traversa l'esprit. Je me tournai brusquement vers l'armoire, me précipitai aux portes battantes et m'assurai d'un coup d'œil sous la pile de draps que les parchemins étaient toujours à leur place. Mes épaules se détendirent.
Depuis la nuit où j'avais fugué pour retrouver Azelor, mon esprit demeurait préoccupé par les réminiscences de notre discussion et des allégations du jeune homme. Ses mots me dérangeaient. Ils condamnaient sévèrement le système politique actuel et la personne au pouvoir, revendiquaient le Cristal de Fal au nom de l'Histoire – d'une histoire que nous ne connaissions pas, que le monde ne connaissait pas... ou plus.
Je me sentais complètement déboussolée. La situation était encore plus invraisemblable qu'elle ne l'était auparavant ! L'usurpation que les Faucons dénonçaient résultait d'un arrivisme malsain et complètement délirant, quoique astucieux. Cela m'étonnait-il de Malve ? Sincèrement, je l'ignorais. Malve avait toujours été si distante, comme si elle me méprisait à cause de Tartoth ou même plutôt qu'elle redoutait que je découvrisse quelque chose...
Je contemplai le coffret entre mes mains et me hâtai de le remettre à sa place quand on toqua à ma porte.
— Inhannaë ! m'étonnai-je en découvrant mon visiteur.
— Eh bien, lança-t-elle en guise de bonjour, on ne trouve plus le temps de saluer ses vieux amis ?
Ses cheveux avaient le nacre d'une perle et ses yeux, la couleur des hortensias arrosés de pluie. Chaque fois que je songeais qu'elle ne pouvait être plus belle, j'étais saisie d'un nouvel émerveillement. Ah ! c'est que d'une beauté froide, elle devenait tantôt touchante.
Inhannaë battit des cils.
— Tu exagères, me ressaisis-je, je viens à peine de poser un pied sur la terre ferme. Dis plutôt que quelqu'un trépignait d'impatience...
— Bon retour, Kaly, m'accueillit-elle avec tant de chaleur, tant d'émotion que j'eus bien de la peine à me dispenser d'une étreinte.
— Entre donc, l'invitai-je. Mais... pourquoi cette mallette ?
Son noble visage prit un air important.
— Puisque tu ne viens pas au Refuge, ma chère, c'est le Refuge qui vient à toi. Approche, veux-tu.
— Inhannaë, ce n'est vraiment pas la peine de...
— Tut-tut, je ne veux rien entendre. Viens, installe-toi. Là, là.
— Dire que je croyais à une visite de courtoisie ! râlai-je en m'approchant tout de même.
— Ne peut-on pas concilier courtoisie et travail ?
Inhannaë m'adressa un charmant sourire, puis elle fixa un point au-dessus de mon arcade sourcilière et la tristesse voila son regard. Je me rembrunis en comprenant de quoi il était question.
— Armandiel m'a raconté votre mésaventure, en vint-elle au fait. Je suis navrée de ce que tu as pu subir. Fort heureusement, rien de plus grave n'est arrivé.
— Ça va. Mieux, décidai-je d'en rester là. Mais peu importe, je n'ai pas besoin d'un examen. On m'a déjà amplement manipulée à Méridie.
— Et c'était il y a quoi, vingt jours, que vous avez quitté la ville ? me sermonna-t-elle en ouvrant sa mallette.
Son ton ne tolérait aucun refus. Avec un lourd soupir, je laissai tomber mon plaid et levai les mains en l'air, secrètement émue d'avoir une amie inquiète pour moi.
— ... Puis nous avons même fini à Artiria, c'est pour te dire ! en étais-je venue à lui raconter après de longues minutes. Et le comble, c'est qu'Émaël, l'Émaël de Seth, avait conservé un fragment de cristal chez lui...
Inhannaë s'interrompit en me regardant. Ses yeux étaient écarquillés.
— Émaël ? Vous ne pensez pas plutôt que c'était le trésor de quelqu'un qui l'aurait caché là ?
— Et pour quoi faire ? Un cristal offre trop de possibilités. Le scénario n'a pas eu l'air de convaincre Seth non plus.
Elle fronça les sourcils et s'assit à côté de moi en lissant sa longue jupe d'un air contrarié. Ses cheveux nacrés scintillaient tout autour de son visage.
— Seth va bien, Inha. Mais je pense qu'il t'en parlera de lui-même, je le sens toujours tracassé par cette histoire.
Elle me dévisagea.
— Seth et toi... ? s'avança-t-elle d'un ton précautionneux.
Je répondis par un timide sourire. Dès qu'elle m'eut comprise, Inhannaë serra un poing sur son cœur et un astre de bienveillance éclaira ses yeux.
— Oh ! j'en suis heureuse. Seth a besoin de douceur dans sa vie. Et tu as besoin de quelqu'un de confiance.
Bien sûr, je n'avais pas attendu d'elle une autre réaction, malgré tout sa bénédiction me remplit de joie.
— Soit dit en passant, commenta-t-elle d'un ton léger avec un geste en direction de mes affaires étalées sur le sol, les herbes contraceptives m'ont mis la puce à l'oreille. Je suis soulagée que vous pensiez à prendre vos précautions. Non pas que je rechignerais à changer les couches d'un bébé aux yeux dorés...
— Gare à l'œil aiguisé des guérisseurs, n'est-ce pas...
Elle porta la main à sa bouche et, quand nous eûmes ri toutes les deux, je restai un moment songeuse.
— Tu es certaine que Seth n'a pas de pouvoir ? hésitai-je en recouvrant mon sérieux. Son anima a... Je ne sais pas comment le décrire mais il est... puissant.
— N'oublie pas qu'il est le premier auquel tu te lies, répondit Inhannaë sur le même ton. Et si c'est là ce que tu ressens, imagine ce que lui doit penser de toi vu le pouvoir qui coule dans tes veines.
Des minutes plus tard, elle m'écoutait narrer nos aventures quand de nouveaux coups frappèrent à ma porte.
C'était Seth qui venait me trouver pour notre audience avec Malve. Il s'était paré d'une tenue officielle : une tunique de cuir à fermetures métalliques qui doublait une chemise noire. Je le regardai approcher en songeant qu'il était impossible que le monde connaisse plus bel homme. Son regard ambré me dépassa et il leva la main.
— Content de te revoir, Inha.
— Eh bien dis donc, mon cher Seth, lui renvoya vivement cette dernière, tu as excellente mine ! C'est l'extérieur qui te réussit tant ?
Un des sourcils de Seth se leva, perplexe. Inhannaë me jeta alors un coup d'œil en serrant les lèvres, puis s'abandonna à un éclat de rire. Je retins un gloussement derrière ma main et Seth parut seulement comprendre.
— Allez, allez, tout le monde dehors, dit-elle comme si elle me chassait non pas de ma propre chambre mais de son lieu de travail. Tout va comme chez une sorcière un peu surmenée, Kaly. Et toi, Seth, je t'attends au Refuge de pied ferme d'ici demain pour un examen exhaustif.
En réponse à l'expression renfrognée de mon capitaine, elle s'assombrit :
— Tu ne vas pas y échapper non plus. Ni aucun de votre escouade.
— Malheur à celui qui te contrariera, Inhannaë..., soupira-t-il.
La guérisseuse incurva ses lèvres d'un air tout à fait ravi. Maintenant que je comprenais ce qui les liait, il était impossible de s'y méprendre sur la nature de leur relation.
Elle se sépara de nous à un carrefour, légère et gaie comme un souffle de vent. Seth et moi partîmes ensemble vers le pavillon suprême. Mais le départ d'Inhannaë me rappela à l'entrevue qui nous attendait et je me sentis devenir maussade.
— Au-delà de lui vouer allégeance, tu l'apprécies, n'est-ce pas ?
Il comprit de qui je parlais.
— Oui, bien sûr. Elle est ma souveraine. C'est en grande partie à elle que je dois ma place dans l'Ordre aujourd'hui. Elle a mis un terme au débat qui me concernait et elle a été bonne avec moi comme avec d'autres.
— Je vois.
Je continuai ma route, le nez baissé sur la tapisserie, mais la main de Seth me retint.
— Tu as peur, remarqua-t-il, et je sentis poindre en lui une grande contrariété.
— Comment pourrais-je regarder sans crainte la personne qui a fait exécuter ma mère ?
Ses sourcils se plissèrent et il ouvrit la bouche mais je coupai court à toute réponse :
— C'est ce que je ressens depuis le début, Seth. Seulement, tu ne t'en rendais pas compte.
— Tu es différente, objecta-t-il en serrant mon bras. Les choses sont différentes. Quoi que Malve pense de toi, tes pouvoirs lui sont précieux. Tu es et tu resteras sous sa protection.
Vraiment ? pensai-je.
De tristes pensées semaient un doute impossible à entièrement contrecarrer.
— Et je ne laisserai rien t'arriver, ajouta-t-il avec un profond sérieux.
J'avalai ma salive. Seth sentait bien que quelque chose n'allait pas depuis notre dernière nuit au Sud, mais il devait le mettre sur le compte de notre dispute avec Émïoka. Il n'avait toujours pas connaissance de mon équipée clandestine. Le silence m'empoisonnait jour après jour, autant que mon sentiment de culpabilité. Mais quel autre recours avais-je réellement ? La vie qu'il s'était échiné à construire ne pouvait éclater sur la base de simples assertions ; il me fallait gagner plus d'informations en toute partialité, pour lui comme pour nous tous. Ou alors m'efforcer de tout oublier maintenant au risque de le perdre. Car je jouais en terrain dangereux.
Mes doigts trouvèrent les siens, les serrèrent fugacement.
La chambre du Cristal était toujours un lieu froid mais d'où émanait un indicible pouvoir. La gigantesque rotonde de verre scintillait de toutes parts, hymne à la lumière qui entrait à grands flots. Du haut de son socle, la pierre de Fal ne cessait de grandir, et je voyais cet éclat violet s'intensifier, capable d'éblouir des esprits trop cupides.
Je descendis les marches sous le regard de celle qui m'obsédait en ces temps. Qui était Malve – ou plutôt qu'était-elle ? Assurément un être surnaturel, capable d'ourdir de grands desseins. Mais était-elle l'élue d'une force supérieure ? La protégée de cette déesse qui avait façonné le monde ?
Seth fut le premier à la saluer. J'imitai sa marque de courtoisie et mon regard s'enfonça dans une étendue bleu d'outremer.
— Bienvenue à vous deux, nous dit Malve en approchant. Reska a-t-il encore fait passer les frivolités avant ses obligations ?
— Ma dame, répondit Seth en s'inclinant, il devrait nous rejoindre d'un instant à l'autre.
Quand il se redressa, je jurai soudain que les pupilles de Malve s'étaient étrécies. Elle me détailla longuement, puis nous regarda tour à tour, le visage plus insondable qu'une mer d'huile. Elle a compris, réalisai-je, sidérée. Moi, fille maudite de Tartoth, je me suis liée à son capitaine. Malgré tout, je ne parvenais pas à définir le sentiment que lui inspirait cette nouvelle.
Dans une tentative de la distraire, je me mis à contempler le grand cristal.
— Ce qu'il a changé depuis le premier jour..., dis-je simplement.
— N'est-ce pas ? commenta-t-elle en baissant la voix.
Malve aimait vraiment le Cristal ; de cela, j'en étais certaine. Mais la nature de son amour pour cet artefact demeurait toujours obscure.
— Comment était-il autrefois ? demandai-je. Avant Tartoth ?
— Un rayon de lumière partait de son sommet et se jetait au centre du dôme, expliqua-t-elle calmement en regardant le plafond. Ainsi diffusait-il l'Équilibre.
— Ça devait être un très beau spectacle.
— Oui. Et tu contribueras à le restaurer.
J'inclinai la tête avec un sourire qui avait un goût d'amertume. Reska fit alors irruption, ses cheveux de jais en désordre, et si lui n'y prêta pas attention, le regard hostile que lui jeta la Bansidhe me fit froid dans le dos.
Je pris sagement place autour de la table et laissai mes supérieurs relater nos aventures, moins attentive à leur version des faits qu'aux réactions de Malve. Ses yeux, d'un bleu céleste, semblaient disséquer chacune de leurs paroles.
Il nous fut servi à chacun une boisson sucrée ainsi que des galettes de pain. Je finis deux fois ma coupe pendant qu'ils parlaient jusqu'à ce que nous en venions à Harragan.
— J'ai prié la Mère et la Source de vous ramener sains et saufs, dit Malve. Quel soulagement qu'elles aient répondu à mon appel. J'ai rencontré l'un des vôtres, celui du nom de Crool, qui était rentré avant vous. Un grand guerrier, à n'en pas douter... Ni ses jours, ni sa jambe ne sont plus compromis. Il a déjà recommencé à courir.
Ses yeux se tournèrent vers Seth.
— Votre équipe est un élément précieux pour la patrie. Vous avez combattu avec bravoure. Je veillerai à récompenser tes paladins pour leurs services.
C'est alors qu'une étrangeté survint : elle sourit. La Bansidhe sourit. Je la dévisageai scrupuleusement sans connaître les limites de son jeu : était-elle sincère ?
Reska et Seth se gardaient néanmoins de répondre. Derrière leurs visages fermés, je devinais leurs pensées tournées vers Azelor.
— Que pensez-vous d'Ilil ? la questionna Reska en regardant dans sa coupe.
— Il faudrait que cette femme soit vraiment ambitieuse ou stupide pour tenter de duper l'Ordre comme l'a fait son prédécesseur, répondit Malve, adossée à son fauteuil. Pour être honnête, je me demande si elle n'est pas victime d'un complot. Mais peu importe ce que je pense, le fait est que l'Ordre ne peut pas mener un combat sur tous les fronts.
— Vous renoncez au Sud ?
— Jamais je n'abandonnerai mon peuple mais l'heure est à d'autres priorités. J'espère seulement que lorsque nos histoires seront résolues, il restera encore là-bas quelque chose à sauver.
Le front de Seth s'assombrit et il s'accorda une gorgée de sa boisson.
— Assurément, le monde n'est plus ce qu'il était, commenta Reska en pianotant sur la table. Savez-vous que nous sommes tombés sur un dragon qui se nourrissait dans le Kialja ?
Les sourcils de Malve se froncèrent. Je fis pensivement ballotter une cheville sous la table tout en réfléchissant à la tournure de ma question.
— Le dragon qu'on dit rallié aux Faucons Obscurs, me lançai-je, est-ce que c'est Tartoth qui est allée le chercher ?
Malve se redressa, sur ses gardes.
— Comment as-tu connaissance de cela ?
— Le chef du groupe de bandits qui s'en est pris à nous aimait s'entendre parler, répondit Reska à ma place. Il nous a régalés d'histoires. Si l'on en croit ses paroles, il aurait rencontré Tartoth avant son départ pour Tarael.
Manifestement, le calomnieur en lui était friand d'investigations. Au moins sa curiosité intercédait en ma faveur et occultait mes réelles interrogations derrière celle-ci, à propos des Faucons Obscurs, d'un mensonge universel, des intentions de chacun dans ce monde et de tant de choses qui perdaient tout sens ! Malve regarda ses doigts entremêlés.
— Elle voulait en effet rallier les bêtes à sa cause, à leur cause. Remercions Falias qu'elle ne soit parvenue à n'en ramener qu'un seul. C'est arrivé peu avant que nous la fassions prisonnière.
Ainsi, j'étais déjà née à cette époque, si l'Ordre l'avait ensuite capturée, puis exécutée sans plus de délais. Si Rehad était mon père, je me demandais comment il avait vécu sa mort, si au fond il l'avait aimée en tant que femme, fougueuse amante, davantage qu'en tant qu'alliée. Edda et Gunvor me l'avaient décrite, Malve vertement critiquée et Harragan l'avait dépeinte comme figure de la hardiesse, mais comment diable Tartoth avait-elle convaincu une si grande créature de la suivre ?
Malve nous considéra tour à tour.
— J'ai pour ma part de mauvaises nouvelles à vous annoncer. À l'Ouest, peu après votre départ, le vicomte de Bellove a formé sa propre milice et a chassé de ses terres notre garnison. À cela s'ajoutent les pluies diluviennes qui noient la région depuis quinze jours ; elles ravagent les récoltes et inondent fermes et villages. L'Ordre du Ponant a ouvert ses portes aux réfugiés mais nous avons dû restreindre l'accès en raison du risque important de mutinerie. En ce qui concerne le vicomte, il s'est finalement cloîtré dans son domaine en vivant sur ses réserves. Malheureusement les habitants de ses terres n'ont pas eu cette chance. Nombreux sont ceux qui ne tiendront pas l'hiver.
— Si je peux me permettre, suggérai-je humblement, il existe peut-être une solution. Je pourrais apporter ma main dans les plantations, comme je l'ai fait avec la verdure de Cérule. Avec suffisamment de semailles et des compétences magiques, il serait possible de...
— Non.
Ma bouche demeura ouverte de stupéfaction. Seth et Reska échangèrent un coup d'œil, à l'évidence troublé.
Malve s'en rendit compte et son attitude se modifia :
— Tu es la Sang-Premier. Nous devons réfléchir aux messages que nous enverrions en t'impliquant dans cette affaire. Que tu le veuilles ou non, une intervention de ta part pourrait susciter la jalousie et mettre à mal un système économique déjà fragile.
— Mais ma dame... nous ne parlons pas ici d'une seule personne, nous parlons d'un peuple, de familles entières...
— La nature a parlé. La priorité est de rassembler le Cristal de Fal, seule son union pourra mettre fin à la malédiction de Tartoth. Le temps presse ! siffla-t-elle, perdant patience. De grandes catastrophes surviendront si nous ne protégeons pas l'œuvre de la Source.
— Comment pouvez-vous en être certaine ?
— Je le sens, Kaly. Je suis la Bansidhe !
La pierre à son cou étincela d'une flamme mystérieuse qui creusa son visage d'ombres sinistres. Les paroles d'Azelor trouvèrent soudain un écho terrifiant en moi. Ce collier... En dépendait-elle réellement ?
Le regard de Malve m'étudia avec une extrême attention et elle me renvoya là-dessus : il y avait d'autres affaires qui ne requéraient pas ma présence. Je me renfrognai. Seul le regard encourageant que Seth m'adressa m'aida à faire bonne contenance.
Une fois hors de la pièce, je sentis ma colère monter d'un cran. Mue par une impulsion, je quittai le couloir à grands pas et grimpai quatre à quatre les escaliers du vestibule à colonnades en direction de la ville. Ma décision était prise. Il était une chose que je devais infirmer ou confirmer maintenant.
Le marché foisonnait d'échanges de parfums et de tissus aux mille motifs et couleurs. On entendait parler de l'incident en Terre de l'Ouest, on plaignait les malheureux qui s'y trouvaient avec, en guise de consolation, un sordide soulagement qu'Asraell n'eût pas été touchée. Du reste, les commérages étaient allés bon train car moi qui avais fui en paria, je circulais tête découverte dans le plus parfait anonymat. Versatilité de la vie frivole !
J'arrivai hors d'haleine au pied de la bibliothèque de la ville. Une des clochettes à l'entrée carillonna. Le personnel occupé ne prêta guère attention à l'étrange cliente qui délogea des rayons une série de bestiaires. J'empruntai également un grimoire de sorcellerie et m'installai à une table à distance des chuchotements pour ne pas être dérangée.
La pièce était éclairée par des lampes suspendues à des chaînes grinçantes. De lourds nuages s'étaient amoncelés derrière les fenêtres. Un coup de tonnerre gronda au loin, qui annonçait une après-midi de pluie et d'orage.
Azelor avait fait mention des « Sœurs Grises ». Feuilletant les pages avec frénésie, je tombai sur plusieurs descriptions de ces créatures. Il se disait qu'elles étaient des esprits des ténèbres, nés des peurs et de l'invisible, qui hantaient les terres désertiques de l'Est.
Mes doigts s'immobilisèrent au milieu du cinquième tome que j'avais ouvert. Un encadré en écriture manuscrite rapportait l'extrait de journal d'un voyageur. En face, un dessin noircissait la page de haut en bas. Il me fallut un moment pour comprendre ce que l'ensemble formait : un œil énorme au milieu d'un visage émacié.
Des frissons se soulevèrent sur ma nuque. Je déglutis, puis déchiffrai un fragment de texte en langue ancestrale qui se traduisait par ceci :
« Oublie, enfant de Fal, ce que tu croyais savoir,
Puisse ta mémoire se voiler dans un brumeux silence,
Tes souvenirs se dissoudre, s'éparpiller en poussière.
Dans les limbes du néant, le passé se dérobe,
Oublie !
Et que ton esprit se libère de ce qui a été,
Oublie !
Et à compter de ce jour, que ma vérité soit la tienne. »
J'avais sous les yeux un rituel d'amnésie.
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Puisque le nombre de chapitres restant est compté, j'en profiterai pour terminer de partager les visuels des personnages :)
Voici donc pour cette fois une représentation d'Inhannaë :
Comme d'habitude, n'hésitez pas à voter si l'histoire est à votre goût et merci pour votre soutien !
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