42 - Tensions
Trois jours plus tard, nous parvenions au Kialja. Le large fleuve pourfendait les terres sauvages et dormait d'un courant tranquille entre les rivages boisés.
— Tout le monde va bien ? haletai-je.
— Ouais, confirma Émïoka dont les joues avaient rougi sous l'effort. Bien... ah... joué, le coup des racines qui nous ont... donné de l'élan. Un peu plus et on chavirait tous. Ouf ! Tu as toujours le cristal ?
J'acquiesçai et dissipai mon bouclier d'énergie avec prudence. Les salves de fléchettes avaient cessé de pleuvoir et les lignes de Bonnets-Rouges, armés jusqu'aux dents, se contentaient de nous toiser d'un œil mauvais depuis les vasières. Émïoka leur adressa un geste obscène avant de s'effondrer les bras en croix sur notre radeau. Je m'assis sur mes talons et rangeai soigneusement notre trouvaille dans le sac de Seth.
Après des minutes de recherche dans les taillis de la berge au matin, nous avions fini par mettre la main sur un des radeaux dont l'Ordre nous avait indiqué l'emplacement. Une couverture tapissée de feuilles et de mousse la dissimulait aux yeux des maraudeurs. Si la structure paraissait bancale, au moins était-elle assez grande pour tous nous accueillir. Nous avions fait une brève escale pour nous aventurer au cœur d'un territoire qui s'était avéré être celui de Bonnets-Rouges, ces créatures du folklore à l'allure de petits vieillards malveillants qui ne toléraient aucun pourparlers.
Notre embarcation allait maintenant sur le ruban fluvial. Seth pagayait à bâbord, à l'opposé de Kreg qui le secondait en sifflotant. Un silence paisible régnait, agrémenté par les trilles de quelque oiseau et le murmure frais du courant. Les arbres fruitiers abondaient sur les berges, où des animaux agiles aux formes inhabituelles se délectaient des nectars proposés. Je n'avais de cesse pour ma part de fixer nerveusement la surface de l'eau, d'un bleu noirâtre à en noyer la profondeur.
— Voyager comme ça me fait penser à Arion, soupira Émïoka en roulant sur le flanc. On s'est rencontrés la première fois pour une mission sur le Chemin du corail, à la limite est d'Asraell. C'était à l'époque où la dame d'Avilon régissait encore son comté. Elle avait des suspicions contre sa cousine, pensant qu'elle ourdissait contre elle. À juste titre.
— Oui, je me rappelle cette histoire, répondit tranquillement Kreg en manœuvrant sa pagaie.
— On a débusqué là-bas toute une contrebande d'Échos Infernaux, poursuivit-elle. Tout fiers de notre découverte, on s'apprêtait à repartir sur le continent chercher des renforts. Et voilà que notre bateau avait disparu ! En fait, c'était l'œuvre de leprechauns mais on ne l'a su que plus tard – je vous jure, ces saligauds, des cleptomanes quand ils ont une idée en tête ! Bref, on était absolument tout seuls dans les parages et c'était la marée haute, alors on a décidé de construire un radeau. Ça nous a pris tellement de temps qu'un escadron de paladins a fini par arriver alors qu'on se lançait dans l'eau, nous raconta-t-elle en riant. De vrais bleus !
Seth fut le premier à sourire. Émïoka glissa ensuite ses doigts à la surface des flots.
— Pauvre Arion, fit-elle en regardant le vide. Il n'a pas été chanceux.
— Non, l'appuya tristement Hildegarde.
Nous n'évoquions pas souvent ce camarade parti trop tôt mais nul ne l'avait oublié. Sa mort nous rappelait combien la vie était précieuse et éphémère. Sans doute n'étais-je pas la seule dont il visitait les songes... Un profond silence s'étira durant lequel nous nous laissâmes porter par le fleuve. Près de la rive, des serpents se mirent à onduler entre les roseaux.
Des minutes plus tard, des formes sombres commencèrent à rôder sous le ventre de notre radeau. Quelque chose plus gros qu'un dauphin fit même un saut périlleux dans les airs en ricanant avant de plonger dans les profondeurs.
— Soyez sur vos gardes, nous prévint Seth. Ces sirènes n'ont pas l'air commodes.
Mais tout à coup la surface de l'eau ondula, puis écuma sous la force de soudaines bourrasques et les arbres de la rive ployèrent dans de terribles grincements.
— Vous feriez bien de nous ramener sur la berge, recommanda Reska en se redressant avec sur le visage une drôle d'expression. Vite, de préférence.
Avant qu'un de nous eût le temps de demander ce qui motivait ce commentaire, il pointa de l'index la cime des bois. Hildegarde lâcha un juron.
Une forme gigantesque venait d'apparaître à contre-jour. Les ailes déployées générèrent un nouveau torrent d'air. J'ouvris grand les yeux.
Un dragon.
Et il se dirigeait droit vers nous ! La gigantesque bête plongea ses pattes arrière dans le fleuve, soulevant une vague qui ébranla violemment le radeau. Je tombai à la renverse sur Hildegarde déjà jetée à plat ventre et me cramponnai à elle tout en m'ébrouant à coups de pieds dans les mains avides des sirènes tendues pour nous cueillir.
L'immense reptile remonta soudain entre ses griffes l'une des créatures aquatiques qui se débattit en hurlant. Il la lança vivement en l'air ; une étincelle s'alluma au fond de sa gueule et un jet de flamme la carbonisa en l'espace d'une seconde. Ses crocs se refermèrent sur le corps encore fumant. Lâchant une exclamation, je sentis les prises visqueuses sur mon mollet me quitter aussi vite. Un dragon ! Nous étions en face d'un dragon ! Des volutes de fumée se dégageaient de ses narines. Aucune arme n'aurait pu pénétrer cette cuirasse bleu-gris, encore moins fendre l'immense collerette osseuse qui encadrait sa tête. Un son caverneux émana de sa gorge tandis qu'il broyait sa proie entre ses dents acérées.
Cette fois, Seth, accroupi avec sa pagaie, regardait le monstre avec une forme d'anxiété. Kreg et lui ramèrent vigoureusement pour nous ramener au plus vite vers les terres. Le dragon ne parut curieusement pas remarquer notre présence et continua à survoler le fleuve en y enfonçant ses griffes de temps à autres. Quand enfin notre embarcation se bouscula sur le rivage, il ne s'était toujours pas ennuyé de sa pêche.
Obnubilée par cette stupéfiante apparition, je l'observai flairer la surface et battre de ses ailes démesurées. La chose était impressionnante mais, plus encore, elle était fascinante.
Ce fut Seth qui interrompit ma contemplation d'une légère pression sur ma taille. Notre groupe s'enfonça dans les bois et s'arrêta seulement quand le tumulte fut à distance. À cause de cet imprévu, nous étions parfaitement trempés.
— Vivement qu'on quitte cette région de malheur ! grogna Kreg en essorant ses vêtements.
— Tu ferais mieux de t'habituer à ce genre de surprise, mon ami, répondit Hildegarde dont les cheveux mouillés formaient une crête. À l'Est, il n'est pas rare de voir les dragons arpenter le ciel.
Dès qu'elle eut parlé, la silhouette de l'incroyable reptile s'éloigna dans l'azur vers d'autres destinations. Cette rencontre n'était pas sans me rappeler les propos d'Harragan.
— D'après vous, qu'est-ce que Tartoth est partie faire sur Tarael ? en profitai-je pour les questionner. À ce que j'ai compris, c'est arrivé plusieurs années après la dispersion du Cristal.
— Les dragons se sont déchaînés pendant un an ou deux à la suite de la Grande Rupture, répondit Reska. Elle voulait peut-être profiter de leur activité pour leur demander de se joindre à elle. Comment, ça c'est une autre question...
— Je croyais que c'était un lieu dangereux.
— Et c'est vrai. Personne ne s'y rend. Les quelques pillards qui ont le malheur ou la bêtise de s'approcher de trop près sont souvent dévorés et on ne retrouve que des carcasses d'embarcations ou des naufragés traumatisés par ce que à quoi ils ont assisté.
Et Tartoth, elle, avait survécu ! « Téméraire ». Ainsi l'avait décrite lui-même Harragan.
La fatigue nous contraignit à monter le camp bien avant le crépuscule. À l'heure des feux pourpres, les discussions s'étaient taries et une brise légère cadençait la forêt frémissante. Le groupe jouissait néanmoins d'un repos vigilant en toutes circonstances. Assise dans les herbes hautes, j'insufflais un peu de vie à une fleur survivante de sa colonie piétinée. J'ignorais ce qu'en pensaient les autres mais une partie de mon esprit demeurait attachée à notre rencontre titanesque. Un dragon !
Émïoka fourbissait ses dagues quand elle me jeta subitement un coup d'œil.
— Est-ce qu'Azelor est là ? demanda-t-elle.
Je pris le temps de sonder l'énergie à l'entour.
— Non, dis-je honnêtement. Pas depuis que nous avons repris la route.
Toujours dévouée aux soins de ma plante entre mes jambes, je sentis son regard félin me scruter.
— Tu sais, j'ai un peu réfléchi au sujet de ton père. Du peu que nous en a dévoilé ce mage, il a l'air d'être un personnage de pouvoir chez les Piafs...
Je hochai évasivement la tête.
— Peut-être qu'on pourrait jouer sur ça.
Une vague de froid s'abattit sur le groupe. Je me tournai lentement vers la cait sidhe et ma voix se perdit dans des tons aigus lorsque je réagis :
— Jouer sur quoi ?
Je me doutais pourtant de ce qu'elle insinuait. Et sachant très bien que j'avais compris, elle s'impatienta :
— Ton père te veut son côté ! De leur côté ! Peut-être parce qu'il est toujours attaché à toi, ou peut-être pour d'autres raisons, qu'est-ce que j'en sais... Tu pourrais gagner sa confiance et nous aider à les faire tomber. De l'intérieur !
Je ravalai une exclamation.
— Je pourrais le trahir..., murmurai-je âprement. C'est ça, l'idée ?
Ma bouche se ferma et se rouvrit alors que toute l'absurdité de ses paroles me traversait l'esprit.
— Enfin, Kaly ! s'exclama la paladine en tapant sur son genou. Penses-y ! Dana t'a désignée ! Je commence à croire que ce n'est pas uniquement par égard pour le Cristal ; elle t'a désignée pour ce conflit, pour que tu y mettes fin. Les Faucons détiennent des cristaux et un jour ou l'autre ils vont nous poser problème. Comment on fera, le moment venu, lorsqu'on aura parcouru le Sidh de long en large et qu'on se retrouvera les mains vides devant Malve ?
— Écoute, je n'ai pas du tout envie d'avoir cette discussion, dis-je d'un ton maussade en entourant de nouveau la fleur abimée de mes mains.
— Tu te plaignais de ne pas être reconnue par la Bansidhe. Un vrai soldat de l'Ordre accepterait cette tâche !
— Calme-toi, ma petite chatte, la tempéra Reska d'une voix sobre mais qui n'en cachait pas moins un avertissement. Ce que tu imagines est un plan bien cynique. Même pour toi.
— Kaly n'est pas responsable des actes de son père, l'avertit Seth d'un ton coupant. Elle sort tout juste de convalescence que tu lui proposes déjà une mission suicide. Et quand bien même, ton idée est bien trop dangereuse, Émïoka. Il est hors de question qu'on l'envoie droit dans la gueule de nos ennemis !
— Avec tout le respect que je vous dois, vous prenez des risques lorsque c'est nécessaire, protesta-t-elle. Je vous ai déjà vus à l'œuvre. Le Bras de Fal et la Main Noire, ce sont vos folies qui vont ont valu ces surnoms et sans aucun doute votre place dans l'Ordre. Je ne dis pas que c'est ce qu'il faut faire mais proposons au moins l'idée à notre Bansidhe !
— Malve ? chuchotai-je.
Je la regardai d'un air hagard.
— Malve me sacrifiera volontiers une fois mon travail terminé ! Elle n'a besoin de moi que pour rassembler ce caillou de malheur, lâchai-je en désignant d'un geste le sac contenant les derniers cristaux, et en prime si je peux aller semer le désordre chez les ennemis.
« Voire même mourir chez eux », avais-je envie d'ajouter. Je n'étais, encore une fois, que la marionnette des deux camps ! Je me levai avec consternation.
— Tu es l'unique personne à pouvoir le faire ! martela-t-elle en bondissant pour me faire face. Oh, ne sois pas si lâche !
— As-tu une seule once d'empathie en toi ? C'est ma vie, Émïoka !
— Les filles..., voulut intervenir Kreg, gêné.
— Quand on a un pouvoir comme le tien, on l'utilise pour le bien commun. C'est ta mère, je te rappelle, qui a causé ce désastre !
Ses blâmes eurent vite fait de m'enflammer les joues. Tandis que nous étions toutes les deux dressées sur nos jambes à nous jeter au visage les arguments d'un débat fougueux, une décharge de danger provenant du sol me ramena tout à coup à la réalité. Le corps empli de tension, je ne l'écoutai plus que d'une oreille.
— Tu n'assumes pas la puissance que la Source t'a donné, fulminait toujours Émïoka. Tu... !
— Tais-toi.
— Non, tu vas écouter ce que j'ai à... !
— Tais-toi, j'ai dit ! m'écriai-je, et je me mis à fixer les profondeurs des bois.
Ma réaction eut tôt fait d'alerter les autres. Il y eut tout juste un bruissement furtif, puis une bête grise jaillit du buisson en se ruant droit vers moi. Un barghest. J'esquivai la charge en me jetant à plat ventre et m'éraflai les paumes sur les cailloux pendant que Seth criait des ordres. À peine relevée, je me hâtai de lancer sur l'animal un sort d'enchevêtrement. La terre craquela et des racines ligneuses emprisonnèrent ses quatre membres. Une énergie désagréable m'inonda comme un courant de putréfaction, malsaine, qui altérait la flore. Kreg était sur le point de transpercer la bête quand je l'arrêtai d'un cri :
— Non, attends !
— Hein ? Pourquoi ?
L'effarement s'empara du groupe mais je n'en tins pas compte. Je m'approchai et me penchai précautionneusement pour regarder sous le ventre de la créature. Immobilisée, elle grognait et aboyait d'autant plus fort.
— Il est possédé, constatai-je.
Cette force étrange était bien le signe de la magie noire. Où avais-je déjà ressenti une telle chose ?
À Asraell.
La première fois, chez ce crocotta que j'avais tué.
Dans la clairière brûlée un jour de chasse, près du cadavre du chien noir.
Dans la forêt calcinée.
Et d'une façon très similaire dans les sous-sols.
De la magie noire.
De la magie noire. Mes pensées devinrent si confuses que je dus me masser les tempes afin d'y remettre de l'ordre. Une idée nouvelle était en train de s'assembler, une idée qui...
Un craquement sec éclata tout à coup. Avec la rapidité de l'éclair, Seth m'attira prestement à lui et le marteau d'Hildegarde arrêta le barghest en pleine course. Un sang poisseux gicla sur nous.
— Par les profondeurs de la Source, Kaly ! s'écria mon capitaine.
Ses doigts étaient comme des serres sur mon poignet, et il me dévisageait à la fois avec colère et stupeur. Trop concentrée sur la source d'énergie, je m'étais à peine rendue compte que les liens faiblissaient.
— J'ai déjà senti ça quelque part, dis-je d'un ton songeur en regardant le sang se répandre sur les feuilles mortes.
— Évidemment, on a déjà rencontré des pantins de magie noire !
— Ils sont nombreux, l'appuya Hildegarde qui essuyait nonchalamment son marteau sur la fourrure de la bête. C'est le deuxième qu'on rencontre dans le Sud. À moins que ce soit le même que l'autre jour. Il nous a peut-être suivis.
Je coulai mon regard dans celui de ma camarade avec une illumination.
— Non, répondis-je. Non, l'autre était différent.
— Eh bien, à part le sceau, ils se ressemblent beaucoup.
En effet. En effet, Hilda. Je pinçai les lèvres avant de me tourner une fois pour toutes vers le groupe.
— Vous pensez toujours que c'est l'œuvre des Faucons ? Pourquoi auraient-ils envoyé des bêtes à nos trousses s'ils veulent de nous vivants ?
En lâchant ces paroles, j'en profitai pour foudroyer Émïoka du regard. Son visage eut une mimique agacée.
— Écoute, je ne sais pas, se contenta de dire Seth.
Il avait des arguments en réserve mais semblait trop éreinté pour se lancer dans une nouvelle querelle. Un ange passa. Hildegarde s'occupa de tracter la dépouille du barghest hors de notre vue et Kreg emmena Émïoka en promenade avant un nouveau débordement. Et Seth me dévisagea, incapable de savoir ce que je pensais.
Nous nous rassîmes dans un profond silence.
--------------------------------
Un court chapitre pour cette fois, j'essaie de sortir assez rapidement la suite qui sera d'une haute importance :)
Merci à celles et ceux qui sont toujours là !
Et voici une image de l'élément perturbateur de ce chapitre : j'ai nommé... Émïoka !
Est-elle fidèle à la représentation que vous vous en faisiez ?
A très vite !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top