41 - L'Anima


              L'anima était un concept bien étrange, trop abstrait pour que quelque humain puisse un jour le saisir entièrement. L'anima était une énergie, une force commune à l'ensemble du vivant ; il était le pilier du Sidh, l'empreinte transcendante d'une nature éveillée ; ubiquiste et impalpable, il était une source primaire de connexion.

Jamais je n'aurais pu y croire sans avoir vécu l'expérience. Jamais, sans avoir vécu l'amour pour la Terre et l'amour pour un homme.

Pendant que nous étions allongés sur le lit, ma tête posée sur son torse, Seth faisait glisser ses doigts dans mes cheveux. Sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers et son cœur battait un rythme apaisant. Après avoir suivi rêveusement les contours de ses muscles, je finis par me soulever sur un coude pour le regarder. Si son visage était pleinement serein, ses yeux happèrent les miens avec cette ardeur qui leur était propre. Je me demandais souvent si Seth avait conscience de tout le charme qu'il appliquait dans son seul regard, s'il réalisait le pouvoir hypnotique qu'exerçait cette étendue d'or, capable de perdre dans son désert toute âme s'y étant trop attardée.

— C'est très étrange, finis-je par dire. Je... je te sens.

— Moi aussi.

Sa voix était rauque quand il me répondit. Il descendit ses doigts jusqu'au bas de mon dos, me fixant toujours, mais songeur, et ma peau découverte fourmilla à son contact, comme à chaque fois qu'il me touchait avec cette expression au visage.

— Ce monde sera toujours aussi étonnant..., soupirai-je.

Je me nichai au creux de son épaule toute chaude et inspirai doucement pour emplir mes poumons de son odeur. Je le percevais en moi – littéralement –, je sentais dorénavant une énergie nouvelle palpiter dans mon corps, près de la mienne. Ce partage avait quelque chose de surréaliste, néanmoins il était délicieux. Je le sentais. Et l'anima qui transitait entre nous était doux, paisible, empreint d'une tendresse et d'un respect mutuels.

Toujours quelque peu troublée, j'effleurai d'un doigt la peau hâlée de son torse.

— Qu'est-ce qu'on va faire à Asraell ? murmurai-je.

— Rien. On vivra notre vie comme on l'entend en attendant de mettre le cap sur le Nord. Je peux te présenter comme ma compagne officielle si tu le désires.

— Il... y en a déjà eu une ?

— Oui, m'avoua-t-il avec un petit sourire pincé. Mais ça n'a pas duré. C'était différent.

J'éprouvai une brève déception mais je ne pouvais lui en vouloir d'avoir vécu avant moi. J'avais moi-même projeté un avenir et connu des amours déçus. J'avalai ma salive, hésitai avant de poser ma question :

— Et pour Malve ?

Cette fois, il roula sur une épaule. Son regard se fit plus attentif.

— Je ferai en sorte que nous ayons le droit.

Sa main se promena avec douceur sur ma hanche, ma taille et mon ventre encore palpitant de notre étreinte ; nos jambes étaient entremêlées. Je voulais que le soleil ne se lève jamais.

Je frôlai ses bras puissants où couraient veines et tendons.

— Est-ce qu'il y a des cicatrices dont tu accepterais de me parler ?

Ma question sembla l'étonner puisqu'il interrompit un instant ses caresses, mais il esquissa bientôt un mince sourire.

— Si tu veux. Celle-là par exemple a une histoire toute bête, commença-t-il en me montrant une balafre sur son biceps. Micah et moi, on avait trouvé une cascade quand on était adolescents. On a voulu se baigner sans surveiller nos arrières et une panthère d'eau nous est tombée dessus. Honnêtement, j'ai été le mieux loti de nous deux. Lui s'est fait mordre à la jambe et il a bien failli la perdre.

« Tu vois celle sur mon épaule, un peu plus haut ? Elle vient d'un cauquemar qui nous avait surpris un jour où Émaël et moi étions partis en cueillette dans les bois entre Artiria et Gennessis. C'est le premier monstre auquel j'ai été confronté.

— J'imagine que la qualité des soins laissait à désirer, même à l'époque, observai-je en me rappelant mes propres marques qui s'étaient toutes miraculeusement effacées grâce aux guérisseurs de Cérule. D'ailleurs, je me rends compte qu'on n'a pas croisé beaucoup de créatures. Et pourtant, elles pourraient s'en donner à cœur joie dans les villages abandonnés...

— Les Rafleurs sont aux gens d'ici ce que les paladins de l'Ordre sont sur les autres terres : ils éliminent la vermine. Pas gratuitement, bien sûr. C'est en partie pour ça qu'ils n'ont pas encore essuyé de révolte. Mais c'est vrai que les monstres se sont raréfiés. Je suppose que la faim a eu raison d'eux aussi...

— Donc Émaël se battait ?

Seth entrelaça distraitement nos doigts. Ses phalanges étaient un peu rudes mais j'adorais leur contact.

— À peine. Il en savait juste assez pour se défendre. Cette fois là, c'est moi qui ai abattu la machette. J'ai manqué le coup mais Émaël peut se targuer d'avoir vécu encore quelques années après ça. À partir de ce moment, il m'a dit qu'il pensait que je deviendrais quelque chose plus fort que les bêtes elles-mêmes.

— Je suppose qu'il n'a pas connu tes parents non plus pour te donner une piste de ce que tu es.

— Non... Enfin, très peu et seulement ma mère. Il disait qu'elle était comme moi, qu'elle avait les cheveux blancs comme la neige et les yeux de la couleur d'un trésor. Force est de croire qu'elle était secrète. Personne ne savait d'où elle venait. Quant à l'identité supposée de mon père... Il paraît qu'elle avait des entrevues régulières avec un homme très grand qui semblait n'habiter nulle part et qui n'échangeait avec personne, hormis elle. Mais cet homme a disparu du jour au lendemain.

Il laissa un silence fugace précéder la réflexion qui suivit :

— Je ne comprends toujours pas pour quelle raison elle aurait caché un cristal à l'Ordre...

Mes yeux suivirent les jointures serrées de sa mâchoire.

— Ce sont des réponses qu'elle a emportées avec elle, murmurai-je. Et malheureusement ni toi ni personne ne sera en mesure de les déterrer.

Il hocha la tête, ses lèvres se plissant en un vague sourire résigné. Je pointai ensuite une discrète cicatrice à l'intérieur de son poignet gauche.

— Et celle-là ?

Il me narra quelques-unes de ses aventures – un accident de chasse, une lame mal fixée, un piège déclenché trop tôt –, de blessures qu'il avait glanées partout, excepté au combat.

Cependant, il s'assombrit quand je glissai mes doigts sur une longue proéminence qui barrait son flanc gauche.

— Harragan me l'a faite, dit-il.

Son anima était teinté d'une vague de colère dominée. Dans un tel instant, je peinais à croire que tant de violence avait éclaté quelques soirs plus tôt, que ces mains qui savaient caresser si tendrement mon corps avaient fait couler des litres de sang, que ces yeux où criait le désir avaient brûlé d'un feu meurtrier. Seth perçut aussi le changement qui s'opéra en moi mais il se contenta d'enrouler des mèches de mes cheveux autour de ses doigts, sans rien ajouter de plus. J'aimais qu'il soit sur la réserve tout en me montrant son attention. J'aimais tout de lui.

Je le regardai, puis me penchai au-dessus de lui pour embrasser lentement sa cicatrice, ainsi que chacune des marques du passé qui ornaient son torse. Elles étaient belles. Et il en avait d'autres, ailleurs, d'autres dont il aurait le temps de me conter l'histoire s'il le voulait. Seth se souleva sur un coude ; d'une main, il attira ma nuque à lui pour s'emparer de mes lèvres, puis il se redressa complètement pour, d'une autre, explorer à nouveau les courbes de mon corps qui le surmontait. Je me retins à ses épaules et il accompagna le mouvement langoureux de mes hanches contre lui dans cette nuit qui n'appartenait qu'à nous.

~ * * * ~

Les rosiers étaient en fleur et les buis gesticulaient. Dans le ciel lavé de tout nuage, un soleil généreux éclaboussait les épaisseurs tendres de verdure, où penchaient des mamelons de pavot et des dentelles de glycine.

De charmante humeur, je voletais d'une fleur à une autre comme une abeille. Mon corps, mon âme rayonnait littéralement des plaisirs de la nuit dernière. Seth était déjà sorti quand je m'étais éveillée au matin, recroquevillée dans les draps au milieu d'une nappe de lumière, mais où qu'il fût, son propre anima irradiait une joie sereine ; nous étions liés.

J'inspirai à pleins poumons, enivrée d'amour, et laissai s'entortiller autour de ma main le feuillage échevelé d'un arbuste. Sans même en avoir l'intention, mon esprit voguait déjà ailleurs et coulait avec la sève. Il parcourait le biotope et saluait l'ensemble de ses êtres. Les plus jeunes se laissaient croître sous les rayons pénétrants qu'ils savouraient, encouragés par le soupir des plantes mères. Les bourgeons, impatients, se délectaient de la libération à venir.

Dans ces moments, nulle pensée ne venait entraver l'extase de la communion. Je n'étais plus Kaly, j'étais chaque arbre, chaque particule de vie. J'étais partout. La Terre m'ouvrait une voie privilégiée vers sa force. La cognition s'estompait pour ne laisser qu'une marée de sens et de couleurs.

— Bien dormi, madame Vive-Lame ?

Reska bougea à peine un cil lorsqu'un arc d'épines encercla sa gorge. En le reconnaissant, mes muscles se détendirent. Renfrognée, je laissai tomber ma barrière.

— Jouer à me surprendre n'est pas très malin de la part de quelqu'un qui récemment a été troué par quatre projectiles, grommelai-je, avant d'être gagnée par un soudain embarras. Mais... hum... dis-moi, comment tu as pu le savoir d'un seul coup d'œil ?

Il me regarda longuement, de ce curieux regard omniscient qui le faisait paraître plus vieux et cernait sa pupille d'un halo galactique.

— D'un coup de nez, répondit-il. Tu empestes le mâle et un mâle que je connais bien.

Le rouge me monta aux joues. Il y avait un côté primitif – et je dois dire exaltant – à se savoir marquée de la sorte...

— Sans compter qu'Hildegarde était à deux doigts de lancer l'alerte, ajouta-t-il incidemment. Elle était paniquée de ne pas te voir revenir. Heureusement que Kreg t'a vue entrer dans la chambre de votre capitaine ou cette grande perche aurait mis fin à vos réjouissances. Mais j'oubliais l'essentiel : c'était bien ?

— Pour l'amour de Dieu, un peu de retenue, Reska !

Mon visage et mon cou me brûlaient. Reska s'humidifia les lèvres comme s'il réprimait un sourire et, passant à tout autre chose, me convia nonchalamment à une réunion d'équipe.

Les autres n'étaient guère loin, installés autour d'une table ronde en granit dans l'ombre d'une treille. Seth affrontait Kreg sur un jeu de plateau. Leurs visages étaient si concentrés que n'importe qui les eût cru en conseil de guerre. Même Émïoka et Hildegarde, qui penchées près d'eux analysaient les placements des pions, avaient l'air de colonels prêts à prendre leurs ordres.

Émïoka fut la première à noter notre arrivée. Tout le monde leva la tête. Kreg toussota dans sa main en lorgnant Hildegarde qui le fusilla du regard. Seth me sourit tandis que je m'asseyais sur un des tabourets de pierre, et je me sentis rosir en songeant à tout ce que nous avions fait et qui n'était un secret pour personne.

Reska s'éclaircit bruyamment la gorge. Lorsqu'il passa devant le plateau de jeu, son petit coup de main en renversa les pions.

— Puisqu'à l'évidence tout le monde va bien, attaqua-t-il, mettons-nous d'accord sur la fin de notre séjour. Ce contretemps a déjà bien assez duré.

— Je t'aurais bien tranché le doigt pour le simple plaisir de te voir t'offusquer, grogna Seth avec humeur, tandis que Kreg gémissait la perte de sa partie.

Reska fit mine de n'avoir rien entendu et ses yeux verts et gris m'interrogèrent.

— Pourquoi pas demain, proposai-je. Crool a pu partir et je me suis suffisamment reposée. Inutile de retarder l'échéance. On ne pourra pas rester éternellement.

Je me penchai pour saisir une poignée de terre que je jetai sur la table, et un plan de la région se matérialisa avec le sort que je prononçai.

— Il ne doit pas rester plus de cinq ou six cristaux, poursuivis-je en ramassant des pions tombés pour les positionner aux emplacements.

Seth se pencha en avant, coudes sur la table.

— Pour le moment, nous sommes restés sur la rive ouest du Kialja qui scinde la région en deux. Il faudrait d'abord récupérer celui-ci, dit-il en plaçant un doigt sur la carte, avant de traverser pour de bon.

— J'imagine qu'on perdrait trop de temps à contourner le fleuve ? fit remarquer Hildegarde en étudiant le plan.

— Un détour nous coûterait au moins huit jours de plus, répondit Reska d'un ton traînant, et le temps n'est pas un luxe que nous avons. Notre objectif est de rejoindre le premier coude. Nous y trouverons des radeaux, d'après Ilil. Seulement, pour se rendre là-bas à partir d'ici, il n'existe que deux routes. Même si l'Ordre est volontaire pour nous fournir une protection, passée la Piste des Crieurs, on sera hors de ses frontières. Il est quasiment certain qu'on fera des rencontres... Bonnes ou mauvaises.

— On peut éviter les sentiers, déclarai-je après m'être laissé un temps de réflexion. Je peux ouvrir des passages à travers les bois sans nous perdre.

Seth resta silencieux un long moment. Non sans m'épargner un vif regard, il finit par adhérer à l'idée.

— Pas de répit pour les braves ; on sera vigilants, assura finalement Kreg d'un ton scrupuleux. D'ailleurs, Main Noire, tu as du neuf ?

— Rien de bien croustillant à me mettre sous la dent, hélas ! Armandiel enverra un de mes agents après notre départ. C'est une calomnieuse que j'ai recommandée, presque aussi douée que ma chère Émïoka pour se faire discrète.

Cette dernière n'entendit pas le compliment. L'expression revêche, elle faisait rouler un pion entre ses doigts.

— Tout ça pour quoi ? jeta-t-elle subitement. Malve n'a pratiquement aucun intérêt à garder le Sud. Les mines sont une plus-value pour eux, bien sûr, mais ils sont loin d'avoir le monopole. Les îles forgeronnes pourraient amplement rivaliser s'ils ne pratiquaient pas des prix aussi indécents. Bon sang ! Ce qu'on fait pour cette terre, ce n'est que de la charité.

— La charité est une des valeurs de l'Ordre, Émïoka, lâcha Seth d'un ton égal, mais ses yeux la scrutaient intensément.

— Oui mais est-ce que ce ne serait pas le moment de réviser un peu ces valeurs ? On s'en prend de tous les côtés entre ces maudits Piafs et les villes qui se rebiffent pour je ne sais quelle raison. Quand je pense à toutes les ressources qu'on gaspille pour des endroits qui ne reconnaissent peut-être même pas en l'Ordre leur bienfaiteur, ou qui seraient incapables de citer le nom de notre Mère, ça me donne envie de m'arracher les poils des oreilles. Main Noire, je sais que tu es d'accord avec moi !

— En théorie. Sauf que, objecta ce dernier, je ne suis pas engagé pour gouverner le Sidh.

Émïoka serra les lèvres. Elle consulta Kreg qui s'empressa de détourner les yeux, puis s'emporta :

— Ce n'est pas comme ça qu'on gagne une guerre !

— J'entends ton point de vue, risqua Hildegarde d'un ton hésitant, l'air secoué par ses propos, mais Malve applique les volontés de la première Bansidhe. Et je dirais même qu'elle a été choisie parce qu'elle respectait cette idéologie. Dana ne nous a pas tous liés pour qu'on s'entretue. On ne vaudrait pas mieux que nos ennemis si on ne pensait qu'à ce qui est bon pour nous.

Avant qu'Émïoka émette un nouveau désaccord, Seth ajouta, les yeux errant sur la carte – évitant Artiria :

— Et si l'Ordre ne s'en mêlait pas, ce serait peut-être encore pire.


~ * * * ~


Enlisée sous les langues de vapeur, je me prélassais dans le cuvier de bronze. La chaleur du bain alanguissait un à un mes muscles qui retrouvaient dans l'eau leur marque et leurs habitudes. Dans la pièce attenante, j'entendais Seth affûter ses armes. Ses gestes lents et sûrs produisaient un chant terrible, glas de mort qui, provenant de sa personne, m'inspirait la sécurité.

Mes affaires étaient prêtes ; une nouvelle tunique et un pantalon de cuir m'avaient été confectionnés. Deux jours plus tôt, on m'avait même rapporté mon sabre que des soldats avaient confisqué parmi les nombreuses armes volées de l'avant-poste.

Les lampe à huile jetaient des lueurs chaudes qui frétillaient sur la faïence. Je fermai les yeux et portai mes mains en coupe à mon visage... Avant de m'immobiliser au milieu de mon geste.

Des souvenirs se réveillèrent du fond de mon esprit. La vision de bulles effervescentes. Une pression sur ma nuque me coupant l'accès à l'air...

Mes mains laissèrent filer l'eau et je regardai mon reflet dans le bain.

Le crissement de la pierre contre l'acier s'interrompit. La porte bailla et Seth apparut dans l'encadrement. Son regard à la fois doux et dur exprimait tout ce qu'il y avait dans son silence. Sans rien dire, il retira ses vêtements jusqu'à se trouver dans son plus simple appareil. L'eau manqua de déborder de la cuve quand il entra à son tour. Il se mit derrière moi et ses mains amenèrent gentiment de l'eau sur ma tête. Il saisit mon pain de savon et s'employa à masser mon cuir chevelu.

On entendait pour seul bruit le léger crépitement de la mousse.

Mon regard suivit le mouvement des bulles qui se dissolvaient dans le bain.

Je ne savais pas si je pourrais un jour remettre la tête sous l'eau.

— On n'est pas obligés de repartir demain, dit-il.

Sa voix, ouatée de patience, avait un accent triste.

— J'ai envie de laisser tout ça derrière moi, murmurai-je. Derrière nous.

— Oui.

Ce fut tout ce qu'il eut à répondre. Je le laissai prendre soin de moi, rincer mes cheveux, puis me retournai et le lavai à mon tour. Ses muscles d'airain frémissaient sous mes doigts et j'eus envie de me perdre en lui mais je sentais le poids de son regard.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Quoi que planifient les Faucons, je ne te cache pas que cela m'inquiète.

— Pas moi. Ou du moins pas vraiment. Ils ont eu plus d'une occasion de mettre la main sur moi et ils ne l'ont pas saisie.

Seth se laissa aller contre les parois de la cuve. Je m'installai sur ses genoux et passai mes bras autour de sa nuque.

— Soit, admit-il en m'enlaçant d'un air pensif. Ils veulent te convaincre du bien-fondé de leur cause, ils veulent que tu les rejoignes de ton plein gré. Rappelons quand même que l'incendie à Asraell était un chantage abominable – même s'ils en déclinent la responsabilité, se corrigea-t-il aussitôt. Tss, je ne sais pas...

— Je me demande si nous avons raison de voir les Faucons comme des terroristes... Ils le sont vraiment ? La propagande n'est pas violente.

Son regard harponna le mien.

— Les propagandes sont les seules opérations qu'ils rendent publiques. Ils n'oseraient pas orchestrer un attentat au sein d'une grande ville. Il y a trop de soldats. Trop de témoins. Mais ce sont dans les périphéries qu'ils montrent leur vrai visage. Nous recensons régulièrement des agressions de civils par des bêtes contrôlées par la magie noire. Et à côté de ça, ils adorent tendre des embuscades. J'ai déjà perdu des équipes et des camarades de cette façon, Kaly. Tu as toi-même été attaquée aux abords de Cérule et sur Sintu, ils étaient prêts à tuer pour obtenir un cristal.

— Parce qu'on les a pris en chasse. Le fumigon n'était pas une bombe ; il n'avait pas pour but de nous tuer.

Quand il me regarda, ce fut avec un soupçon de peur dans ses yeux.

— Tu as eu de la chance d'avoir été une exception mais tout le monde n'a pas la protection de Dana. Ce n'est pas parce qu'un Faucon nous vient en aide une fois que cela efface tout le mal qu'ils ont causé. Ils ont détruit le Cristal de Fal. Ils ont voulu saboter l'Ordre. Ils tuent les nôtres. Nous avons des raisons de lutter contre eux.

— Je sais... Je sais, dis-je, pardon.

Un muscle se contracta sur sa joue. Je sentais jusque dans mon ventre les remous de sa colère. Seth fixa son regard sur l'eau trouble du bain.

— Cet Azelor cherchera à te reparler, dit-il après un silence.

— Probablement.

Nous en savions assez sur le personnage pour deviner qu'il ignorerait sans aucun doute sa mise en garde. Je me surprenais parfois à imaginer la réaction de Vixe s'il avait appris ce qui était arrivé dans l'avant-poste. Je me demandais également s'il recevait des nouvelles de nous, s'il correspondait d'une quelconque manière avec l'extérieur ou si, au contraire, il évitait de prendre ce risque.

Comment avais-je pu être dupe si longtemps ? Vixe était une tête pensante. Ses sourires et sa joie avaient-ils été sincères ou n'avaient-ils constitué qu'une ruse pour passer inaperçu, soutirer des secrets à l'ennemi ?

Connaissait-il Azelor ?

Seth me considéra d'un œil préoccupé.

— Comment vis-tu le fait que ton père soit un Faucon ?

Sa question me bouleversa un peu et je ne sus, l'espace d'un instant, quoi répondre. En même temps, j'étais contente qu'il la pose car je n'avais partagé mes ressentis à son sujet avec personne jusqu'alors.

— D'un côté, je suis contente qu'il soit en vie. Pendant tout ce temps, j'avais l'impression de ne pas vraiment appartenir à ce monde puisque... tu sais... Tartoth n'est plus là. Mais d'un autre, je ne peux pas m'empêcher de le mépriser. Il ne fallait pas m'envoyer si loin s'il avait pour projet de me récupérer.

« Je reste quand même curieuse à son sujet, ajoutai-je en me triturant les doigts. Je me demande à quoi il ressemble, quel genre d'homme il est...

— Hm.

Il renversa la tête et ses cheveux gouttèrent sur le marbre. Ses sourcils, plus blonds que blancs à la lueur des lampes, lui conféraient une figure soucieuse.

— Nous n'avons toujours rien dit à personne. Je suis d'avis qu'il faudrait en faire part à Malve. Cela étant, ce n'est pas une décision que Reska et moi devons prendre. C'est à toi qu'elle revient.

— Je sais et je lui en parlerai mais... peut-être pas tout de suite. Je ne me sens pas prête, avouai-je. Elle me regarde déjà comme une bombe à retardement. Je n'ai pas envie de lui donner d'autres raisons de me détester.

— Elle ne te déteste pas.

Pour seule réponse, je baissai les yeux. Il soupira.

— Peu importe, dit-il. Prends ton temps.

— Merci.

Seth hocha la tête, puis il démêla mes cheveux mouillés entre ses doigts.

— Pourquoi est-ce que tu n'avais rien dit ?

— C'est un sujet délicat. Quand j'ai su que Rehad était mon père, qu'il était en vie et qu'il agissait pour le compte des Faucons, j'ai été tellement en colère... J'étais persuadée qu'il avait brûlé la forêt en connaissance de cause et ça m'a rendue folle. S'il... s'il est resté avec Tartoth, il doit bien savoir ce qui me lie à la Terre. Et puis, ce n'est pas une fierté de le dire parce qu'au fond je ne le connais pas et je ne le considère pas comme mon père. Mes vrais parents restent ceux qui m'ont élevée...

La vérité ne fut jamais autre. Mais peut-être que Rehad n'avait pas sa part d'implication dans les événements d'Himalaye. Peut-être.

— Comment sont-ils ? Tes parents ?

— Plutôt introvertis tous les deux. Mais contrairement à mon père, ma mère a tout le temps besoin de s'occuper. Que ce soit en travaillant ou en expérimentant de nouvelles choses. Elle a beaucoup de caractère mais ça ne l'empêche pas d'avoir le cœur sur la main. Rares sont les jours où je ne l'ai pas vue souriante.

« Mon père est un grand rêveur. Lui et moi, on se... disputait beaucoup il y a encore quelques années, dis-je à regret. Il me parlait de fées et de magie avec une telle conviction que je le trouvais bizarre. Tu sais, chez moi on n'est pas tout à fait libre de croire en ce qu'on veut. J'avais peur, j'imagine, du regard des autres si sa singularité venait à s'ébruiter. Depuis, je me suis plusieurs fois demandé s'il se doutait de l'existence du Sidh. Croire en des créatures invisibles est une chose, croire en un monde qui abrite tout ce peuple en est une autre.

Seth me regarda et ses lèvres s'étirèrent.

— Ils doivent être formidables s'ils ont élevé une fille comme toi.

Mon sourire s'attendrit.

— J'aurais mille questions à leur poser si je les revois un jour.

Quand, rectifia-t-il. Tu les reverras.

Une douleur creusa ma poitrine et je ne sus si ce sentiment était venu de lui ou de moi. Je traçai un sillon humide sur son front et sur sa joue. L'eau devenait tiède.

— Est-ce que tu crois à la destinée ?

— Je ne sais pas, dit-il en faisant courir sa main le long de ma colonne vertébrale. Je n'avais pas le loisir de me poser ce genre de question avant d'être à l'Ordre. Tu te doutes qu'on ne dévoue pas de culte à Falias là d'où je viens... Mais Armandiel m'en a beaucoup parlé. Il est très pieux et il place de grandes croyances dans ces histoires. Ce n'est pas pour rien qu'il est le bras droit de Malve.

— Pourquoi Falias et pas Dana ? demandai-je.

— Je ne comprenais pas non plus la différence avant. Dana est notre mère à tous mais elle n'est pas la mère de Tout. L'essence seule de Falias lui a permis de naître et de nous créer. Mais le dessein de Falias est plus obscur encore. Armandiel pense que tout ce que nous vivons s'inscrit dans l'œuvre de Falias. La Source serait comme un puits... disons infini... où tout ce qui a été et tout ce qui sera est déjà écrit. Moi, reprit-il, souriant de ma perplexité, je suis plus sceptique. Je ne crois pas que Falias se préoccupe de nos vies. Mais je ne suis ni un philosophe, ni un homme de foi ; d'autres sont bien mieux placés que moi pour t'en parler. Tout ce que je sais, c'est que Dana existe.

— Moi aussi, dis-je. Ça, je suis bien obligée de le croire.

Ses yeux lamés d'or me considérèrent pensivement.

— Mais ton arrivée fait surgir certaines questions. Surtout quand je pense que tu aurais pu apparaître n'importe où ailleurs plutôt qu'à Cérule. Tu aurais pu faire une mauvaise rencontre ou tu aurais pu tomber sur des Faucons dès le début..., souffla-t-il en caressant ma nuque. Heureusement que Kreg et Hildegarde t'ont proposé leur aide à ton arrivée. Tu es la fille de deux Faucons. Ils auraient eu toutes les cartes en main pour te faire adhérer à leur cause. Ils n'auraient eu qu'à nous diaboliser.

— Ça te fait peur ? demandai-je au bout d'un silence. Ce que je suis ?

Son expression s'adoucit.

— Je crains juste de te savoir au milieu de ce conflit gigantesque sans pouvoir l'arrêter. Et tous ces gens qui te tournent autour...

— Oh ! tu es le premier à me tourner autour, que je sache.

Je le taquinai d'une chiquenaude sur le torse avec un sourire malicieux. Ses prunelles d'ordinaire si sages brillèrent et il se pencha pour mordiller mon oreille.

— Ne t'avise pas de me mettre dans le même panier que les autres.

— Sinon quoi ?

— Sinon... !

Il nous sortit subitement de l'eau sans se soucier du torrent qu'il déversait sur le carrelage. Je poussai un cri de surprise en m'accrochant à son cou et m'esclaffai. Il rit, puis me jeta sur le lit et me retourna sur le ventre en essaimant sur mon dos des baisers qui échauffèrent mon sang. Nous profitâmes une dernière fois de ce qu'une chambre avait à nous offrir.

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