40.1 - Qui nous sommes


              Lorsque je me réveillai, une lumière agréable jetait ses feux sur ma peau. Des voilages blancs tamisaient la chaleur du jour depuis les fenêtres entrouvertes, et quelque part dehors chantaient les eaux d'une fontaine. Une odeur rafraîchissante effleurait mes narines. Je pris d'abord une inspiration paresseuse en croyant me trouver à Cérule, proche d'Inhannaë, mais une pesanteur à mon front me rappela à l'ordre et la mémoire des derniers événements me revint.

Une ombre bougea au coin de mon œil. En tournant la tête, j'eus la surprise de trouver Reska assis sur un divan cotonneux près du lit. Il me sourit.

— Salut, toi.

— Oh... Bonjour, répondis-je, sourcillant d'étonnement.

— Tu as meilleure mine que la dernière fois où on s'est parlé, précisa-t-il en me coulant un regard entendu.

Malgré son commentaire incisif, son expression était patiente. Je me risquai à tâter mon visage qui ne me renvoya pas de douleur, et ma gorge paraissait rétablie. En revanche, un large pansement me barrait le front.

— Et toi, et les autres ? m'inquiétai-je. Ça va ?

Il acquiesça d'un signe de tête. Je déglutis.

— Combien de temps... ?

— Trois jours.

Les lèvres de Reska se serrèrent de manière presque imperceptible.

— Toi et Crool, ils vous ont pris en charge dès qu'on est arrivés aux portes de la ville. Pendant les premières heures, ils t'ont réveillée plusieurs fois. Ils te mettaient de la lumière dans les yeux et te posaient des questions – toujours les mêmes. Ils avaient peur que tu saignes dans la tête... Tu ne t'en souviens pas ?

« Bon, continua-t-il comme je lui répondais par la négative, la bonne nouvelle, c'est qu'ils t'ont bien rafistolée. Ton front ouvert n'était pas beau à voir mais ils sont optimistes et, avec un peu de chance, tu n'auras pas de cicatrice. Attends... je te parle mais tu sais au moins comment je m'appelle ?

— Arrête ton char, Reska.

Je lui tapai doucement le genou, un sourire aux lèvres. J'étais si heureuse de le retrouver, de savoir tout le monde sain et sauf après le cauchemar que nous avions vécu ! Reska ne tenta même pas de me fausser compagnie quand un guérisseur, qui nous avait entendus, m'apporta une infusion ainsi qu'une généreuse assiette de tartines et de fruits.

— Dire que j'ai même mérité un petit-déjeuner en tête-à-tête avec la Main Noire ! plaisantai-je en respirant les odeurs alléchantes.

— Eh bien, grave ce moment dans ta mémoire, il ne se reproduira pas.

Reska croisa une jambe en équerre et s'accouda au dossier du divan. Je coupai un fruit.

— J'imagine que j'ai manqué des choses intéressantes ?

— Oh, certainement. À notre arrivée, un détachement de l'armée a été envoyé en direction de l'avant-poste. Ils ont recueilli des victimes qui n'avaient plus nulle part où aller, et ils ont arrêté des brigands qu'on a identifiés avec les autres. Il ne reste pratiquement plus rien du fort. Cet Harragan était assez malin mais sa vanité l'aura perdu.

Un picotement désagréable me traversa tout le corps.

— La chimère... ? le questionnai-je, frémissant à ce souvenir.

— Les lieux ont été fouillés de fond en comble, répondit-il avec un geste d'impuissance, mais aucune trace d'elle, d'après l'équipe sur place. D'une manière ou d'une autre, cette chose s'est libérée. Je suppose que quelqu'un en entendra reparler un jour.

— En espérant que ce quelqu'un ne sera pas nous. Et... (J'hésitai.) qu'en est-il du Faucon ? demandai-je en baissant la voix.

Ma question était teintée d'une étrange appréhension. Reska s'assombrit.

— Volatilisé, bien sûr, dit-il dans un murmure.

Pourquoi cette nouvelle me rassurait-elle ? Pourquoi voulais-je que ce Faucon aux yeux verts – cet Azelor – restât en liberté ? Et pourquoi avais-je tant... envie de le revoir, à présent ? Mon cœur devenait malade, il se dissociait de ma raison.

Je continuai de piocher sur mon plateau en silence, puis regardai dans le fond de ma tasse.

— Comment va Seth ?

Mon rythme cardiaque s'était affolé à la seule mention de mon capitaine. J'aurais aimé le trouver là dès mon réveil, m'assurer qu'il allait bien. Avec un soupir, le menton de Reska échoua dans le creux de sa paume.

— Il fait aller. Il s'est rendu sur le terrain d'entraînement tôt ce matin. C'est presque le seul endroit où il a été, sinon à ton chevet. Kreg a dû lourdement insister pour qu'il prenne un peu de repos dans sa chambre.

— Il se sent encore coupable ?

Son regard à deux couleurs s'aiguisa.

— Comment veux-tu que ce ne soit pas le cas ?

— Je t'interdis de penser une chose pareille. Ce qui est arrivé n'était pas sa faute. Il ne pouvait pas se douter qu'en cherchant de l'aide, on tomberait droit dans l'antre de son vieil ennemi ! En vérité, la principale victime c'est lui et lui seul.

— Mmh. Tu as toujours une douce façon d'envisager les choses...

L'idée que Seth eût souffert tout le temps de ma convalescence m'attrista. Je baissai nerveusement les yeux sur mon couteau où miroitait un éclat de soleil, sentant sur moi l'attention de Reska.

— Finis ton déjeuner et je t'emmènerai le voir, me proposa-t-il.

Sa prévenance me prit de court. Une douce chaleur se répandit dans ma poitrine et ce fut tout juste si je parvins à contenir mon sourire.

— Me regarder manger n'est pas une activité assez palpitante, n'est-ce pas ? lançai-je d'un ton léger.

Le petit rire qu'il laissa fuser ressembla à un ronronnement et je gobai ma dernière tartine avant de m'abriter derrière le paravent, où m'attendaient, soigneusement pliés sur une chaise, une tunique et un pantalon à ma taille tout en simplicité. Un miroir suspendu me renvoya mon reflet qui avait connu des jours meilleurs. Mon teint blafard tapissé des dernières ecchymoses trahissait nos mésaventures et un rectangle de gaze blanche recouvrait mon arcade sourcilière.

Je suivis Reska hors de la pièce. Il se montra bavard, m'expliquant la configuration des lieux. Comme on pouvait s'y attendre, l'Ordre de Méridie déployait de moindres richesses par rapport à Cérule. Les murs, pour autant généreux en couleurs, étaient émaillés de symboles, de figures et de mosaïques. Dans l'entrée du palais, une coupole aux nervures dorées couronnait des colonnades de granit rose. La lumière du jour obliquait sur le carrelage à travers des fenêtres à ciel ouvert.

Reska badinait devant moi, me promenant davantage qu'il me tenait compagnie. Des servants et des fonctionnaires traversaient les couloirs avec une telle discrétion qu'on eût dit des spectres ; mais certains levaient parfois le nez et leurs visages, lorsqu'ils venaient à croiser mon regard, s'emplissaient de crainte et de dégoût.

— Personne ne te fera de mal ici, dit le vampire, sans même que je me fusse exprimée. Notre arrivée a été trop tumultueuse pour passer inaperçue mais Seth a mis les choses au clair sans passer par quatre chemins.

— Et pourtant, vous n'étiez pas assez sereins pour me laisser seule.

Malgré notre récent rapprochement, Reska n'avait certainement pas attendu à mon chevet pour son bon plaisir ; il veillait. Il ne prit d'ailleurs pas la peine de nier ce point.

— Nous ne sommes jamais trop prudents quand l'affaire implique la sorcière ancestrale, dit-il simplement.

J'étais encore loin d'imaginer combien la peur peut pousser à commettre des actes néfastes.

— La situation est plus tendue qu'il n'y paraît, me mit-il dans la confidence, ralentissant le pas pour marcher à ma hauteur. L'avant-poste qu'avait investi Harragan était l'un des plus proches de la capitale. Il est intolérable qu'une telle chose soit passée inaperçue. Seth n'a pas confronté Ilil directement. Elle a paru catastrophée en apprenant ce qui nous était arrivé et je dois dire que sa surprise était plutôt crédible. Je tâcherai de faire la lumière sur cette histoire avec le concours de mes calomnieurs. Si elle cache son jeu, nous finirons par le savoir.

Nous passâmes sous les lambrequins d'une porte qui communiquait avec l'extérieur. Un étroit passage continuait entre deux murs en terre crue et conduisait à un escalier en rondins de bois. Le ciel était clair et le soleil pâle ; c'était un de ces jours comme on en voyait au Sud, sans nuage mais aussi sans chaleur. Des cliquetis de lames résonnaient dans l'air du matin.

Le terrain d'entraînement se trouvait au pied de la calade. C'était un carré de terre battue enclavé derrière les fortifications, au milieu duquel l'ombre d'un large pavillon protégeait ses soldats du soleil. Des claies couvertes de mousse délimitaient les aires de tirs et de combat, encadrées de remises aux portes béantes qui laissaient entrevoir des armes et du matériel sommaire. En regardant les innombrables silhouettes qui croisaient le fer, je songeai que nombre d'entre elles avaient l'air d'amateurs.

Seth frappait dans un poteau.

Ses poings malmenaient les couvertures de laine défoncées. Des séries de coups directs et de crochets, prompts à fendre des mâchoires. La sueur scintillait entre les vallons de sa puissante musculature. La distance qui le séparait des autres était aussi bien une preuve de crainte que de respect. Sa présence distrayait les jeunes recrues mais la tension écrasante qu'il dégageait dissuadait quiconque de l'interrompre.

Au souvenir de l'enfer qu'il avait bravé pour me défendre, l'émotion serra ma poitrine. Reska s'avança.

— Du calme, mon ami, les gosses vont en faire des cauchemars !

— Par la Source, Res', qu'est-ce que... !

Seth fit volte-face, prêt à tempêter ; à la lumière du soleil, ses yeux se posèrent alors sur moi.

— Tout de même, commenta nonchalamment Reska, je ne suis pas venu là les mains vides.

— Salut, dis-je.

Un soulagement évident se répandit sur son visage à la vue de mon sourire, même timide. Il haletait et je vis que ses poings avaient traversé les couvertures jusqu'à la dernière couche. Sa pomme d'adam se souleva avec lenteur mais il garda ses distances.

— Comment tu te sens ? demanda-t-il en me regardant de la tête aux pieds.

— Bien mieux. Et toi ?

Sa voix vibrait à mon oreille dans des accents rauques comme s'il avait à peine descellé les lèvres ces trois derniers jours. Même à plusieurs pas de lui, je pouvais sentir qu'il empestait l'ataraxie. Il détourna les yeux, se contenta de hocher une fois la tête en défaisant les lanières de cuir à ses poignets.

— Ilil a demandé à te rencontrer à ton réveil, déclara-t-il platement, faisant jouer ses articulations. Si vous n'y êtes pas allés, et je suppose que non vu les problèmes qu'a Reska avec l'autorité, je suggère qu'on s'y rende maintenant.

— Eh bien... oui, si tu veux.

Là-dessus, il nous donna rendez-vous devant la salle d'audience et tourna les talons aussi sec, prétextant devoir enfiler une toilette convenable. Je lâchai un soupir à fendre l'âme. Reska avait été le premier témoin de la brièveté de cet échange mais il eut la grâce de m'épargner un commentaire.

— Gare aux mots que tu emploieras avec la gouverneure, me prévint-il à la place. Nous n'avons parlé à personne de... l'aide que nous avons reçue.

— Bien sûr.

Mon regard accompagna quelques instants la silhouette robuste de Seth qui disparaissait dans le tournant de l'escalier, puis je me tournai vers le vampire.

— Désolée, au fait, de t'avoir repoussé là-bas quand tu es venu à mon secours. Avec la fatigue et ces morts, je... n'étais plus vraiment moi-même.

— En même temps, tu as pris un sacré coup sur la tête. Un peu plus et Harragan te la fracassait pour de bon.

Il savait autant que moi que ce n'était pas l'unique raison. Nous avions pourtant combattu bien des créatures mais un véritable champ de bataille à l'arme blanche était une atrocité et une guerre dans ce monde serait une barbarie.

— Mais tout de même, quand est-ce qu'on commence à s'habituer au sang versé à flots ? Comme... ça ? soufflai-je.

— Bien assez vite. Et je ne dis pas ça parce que je suis un vampire, crut-il bon de préciser. C'est une tendance que j'ai largement observée chez les autres.

Seth nous rejoignit dans l'antichambre de la salle d'audience, lavé et changé dans une tunique sobre ajustée à ses épaules. Je lissai du plat de la main mon ensemble gris souris, tentant de faire bonne contenance.

Personne n'avait jugé bon de me prévenir que la gouverneure était une gorgone.

Ce fut un tel choc que je manquai de m'étouffer avec ma langue. Certes, la beauté est une affaire de subjectivité mais sa chevelure – ou plutôt ce nid de couleuvres sifflantes –, m'inspira une telle répulsion que j'eus un mouvement de recul.

Par chance, ma maladresse ne sembla pas être remarquée car une tout autre source de stupeur se tenait dans la pièce.

Armandiel était là.

Son visage était aussi lisse et neutre que du marbre poli. Des ombres qui n'avaient rien de naturel dansaient autour de ses mains et nimbaient son manteau d'une blancheur immaculée.

— Bonjour, Kaly, me salua Ilil avec un sourire terrifiant en lames de rasoir. Quel plaisir et quel honneur de faire votre rencontre ! Nous sommes tous soulagés de vous voir remise sur pieds. Nos guérisseurs ont déployé tous leurs moyens pour vous venir en aide.

— Dame Malve a été informée de votre mésaventure, me dit Armandiel sans émotion. Elle te souhaite un bon rétablissement.

Je hochai vaguement la tête. Bien sûr qu'elle le souhaite, pensai-je, elle a trop besoin de moi. Ilil s'avança dans une posture d'humilité.

— Au nom de l'Ordre de Méridie, je vous présente mes plus plates excuses. Nous sommes responsables de ce qui vous est arrivé. Nous avons instruit une commission d'enquête afin de comprendre comment cette situation a pu avoir lieu. Cela ne devra jamais se reproduire, ajouta-t-elle, et je jurai qu'à ces mots elle évita le regard empli de mépris d'Armandiel et celui brûlant de Seth.

— Nous avons discuté de cela, asséna l'archimage d'un ton dur. La Bansidhe vous recevra en temps voulu, Ilil.

Son nom avait été jeté comme une pierre. Accordons-lui cela, elle fit face à l'affront avec un sourire vaillant.

— Dans combien de temps pensez-vous être de retour à Cérule ? demanda Armandiel en se tournant vers nous.

— Une vingtaine de jours devrait nous suffire, dit Seth sans me concerter. Les cristaux sont dispersés les uns des autres sur la moitié ouest du territoire. À ma demande, le commandant enverra une équipe en éclaireur pour sécuriser nos points de passage.

— Une vingtaine de jours, à condition que le sort nous soit favorable, précisa incidemment Reska.

— Il le sera.

La voix de Seth, râpeuse, avait vibré comme un sombre avertissement. Son regard croisa brièvement le mien.

— Avez-vous réfléchi à ma proposition d'escorte, messieurs ? s'avança Ilil. Votre soldat rapatrié à Cérule, vous aurez un vide à combler dans votre escouade. Pardonnez mon indiscrétion mais j'ai cru comprendre que vous aviez déjà perdu quelqu'un.

— Nous sommes toujours quatre paladins et le maître assassin de la Bansidhe, répondit Reska avec un redoutable sourire. Et accessoirement, une Sang-Premier. Dans un tel environnement, la discrétion me semble préférable. Je pense que nous nous en sortirons à nous six.

Peut-être me trompais-je mais j'avais dans l'idée que Seth et lui ne jugeaient pas les forces du Sud suffisamment compétentes.

— Comme vous souhaiterez. N'oubliez pas qu'en cas de besoin vous pourrez toujours compter sur mon aide. Méridie vous accueillera aussi longtemps que nécessaire. D'ici là, ne manquez pas de vous reposer.

Les couleuvres encadrant son visage sifflèrent à l'unisson quand la gouverneure m'adressa une prière de rétablissement.

Je tournai un visage interrogateur vers Armandiel qui époussetait ses manches impeccables.

— Je ne reste pas, annonça-t-il, coupant court à toute discussion. Conformément à notre accord, je suis ici pour porter les cristaux à Cérule.

Sur un ordre de la gouverneure, un sac de toile fut expressément livré à l'archimage. Ce dernier ne jeta pas même un regard à son contenu.

— J'espère que le compte est bon, dit-il à l'attention de la gorgone, puis il se tourna vers nous trois, échangea un regard lourd de sens avec Reska. Nous nous verrons à Cérule. Bon courage, chers camarades.

Et là-dessus, il s'en alla par les portes, talonné par une sorcière à l'uniforme de Passeuse.

Je regardai Seth de côté en attendant qu'il me remarque mais il était toujours plus fermé qu'une huître. Sur sa proposition, nous rejoignîmes les jardins pour une réunion d'escouade. La flore se prélassait au soleil et se rassasiait des rayons salutaires. Chemin faisant, j'en profitai pour jouer avec elle. Ma magie m'avait manqué ; la terre m'avait manqué. Nous qui formions un unique et même Tout, me couper d'elle revenait à me séparer d'un membre.

— Voilà notre sorcière préférée ! m'accueillit Kreg avec un grand sourire.

Il me gratifia d'une chaleureuse accolade sous les yeux perçants de la farouche Émïoka ; mais celle-ci fit la moue et concéda à m'en taper cinq. Avec une expression bienveillante, Hildegarde posa son jeu de raquette pour me frotter les cheveux. Je m'arrêtai devant Crool installé dans sa chaise roulante, sa jambe tendue éclissée devant lui.

— Comment vas-tu ? demandai-je, un nœud dans la gorge.

— Je ne vais pas perdre ma jambe, répondit-il avec un de ses rares sourires. Ils m'ont donné un bouton d'anima et sont allés fouiller dans ce chantier pour tout remettre en ordre. Je vais bientôt pouvoir la poser. Apparemment, je serai peut-être même d'attaque pour le Nord. On m'avait proposé hier de me faire rentrer à Cérule mais je ne voulais pas partir sans être sûr que tout le monde était indemne. (Sa grande paluche trouva ma main, la pressa.) C'est bien.

— Oui, dis-je, émue. C'est bien.

Le regard de Kreg passa sur nos supérieurs.

— Vous étiez en conseil ?

Seth acquiesça pendant queReska s'étendait avec sa grâce coutumière. Agenouillée près des autres, je ne tendis qu'une oreille distraite, préférant caresser l'herbe verte du dos de la main. Pour la première fois, l'espace si vaste des jardins me submergea d'un sentiment d'insécurité.

— Messire Elvenn était présent, non ? releva Émïoka. Vous n'avez toujours rien dit ? À propos du Piaf ?

Mes muscles se figèrent, et du coin de l'œil, je vis Reska répondre par un signe de dénégation. Il y eut une pause gênée.

— Dis, Kaly...

Je me composai une figure impassible pendant que des regards entendus s'échangeaient tout autour. Enfin, la petite paladine reprit la parole :

— On aimerait te demander... Tu l'avais déjà rencontré, cet Azelor ?

— Oui, avouai-je franchement car trop de mensonges ne m'enliseraient que dans plus de problèmes. À l'Ouest, c'est lui qui a trouvé mon sac. Je ne sais pas comment l'expliquer mais la Terre ne l'a pas identifié comme une menace et m'a guidée vers lui.

Je gardai toutefois le secret de notre entrevue nocturne à Artiria, témoin de mon imprudence, et qui aurait pu sérieusement me compromettre.

— C'est un mage sylvestre, m'apprit Reska.

Un mage sylvestre, pensai-je. Son pouvoir suffisait-il à expliquer ce lien entre nous ? La sensation de paix et de réconfort qu'il m'inspirait ?

Me sachant attentivement observée, je détournai la tête avec mon plus beau jeu de nonchalance.

— Je me doutais qu'il était un Faucon mais je n'en étais pas certaine, mentis-je.

— Ce qui s'est passé est hors du commun, dit alors Crool. Jamais des Faucons ne se sont alliés avec l'Ordre.

Et j'étais secrètement heureuse que mes compagnons l'eussent laissé partir. Ils avaient en eux le sens de la droiture.

— Quoique, ajouta le loup d'un ton dubitatif, j'ai encore du mal à comprendre comment il s'y est pris pour s'introduire dans le fort.

Le souvenir d'une conversation à propos d'araignée me revint à l'esprit et j'expliquai :

— Il a escaladé le mur.

— Sérieusement, siffla Kreg, qu'est-ce que c'est que ce type... ?

Je faillis bien sourire mais les prunelles aiguës d'Émïoka qui me sondaient m'en dissuadèrent.

— Tu es donc la fille d'un Faucon, dit-elle.

— Rehad, oui. À vrai dire, je l'ai appris récemment.

— Tu le savais ?!

Cette fois, la surprise avait été unanime ; leurs paupières s'agitèrent de battements.

— C'est la nuit d'Himalaye que quelqu'un me l'a dit. Avant... l'incendie. Il s'est passé tant de choses que je n'ai pas vraiment pris le temps d'y penser, ajoutai-je d'un ton évasif.

— Qui était-ce ? demanda Seth en se penchant en avant, le front soucieux. Qui te l'a dit ?

— Un homme. Mais je l'ai à peine vu, il y avait tellement de monde, il a disparu dans la foule...

Je ne voulais pas parler de Jagga. Il était probable que lui et moi fussions amenés à être remis en contact et j'ignorais le rôle qu'il avait dans cette histoire. Reska m'octroya un long regard et je ne sus s'il parvenait à démêler la vérité du mensonge.

Un mouvement en périphérie mit tout à coup mes sens en éveil. Ce n'était qu'un oiseau. Je rongeai anxieusement mes ongles en m'assurant tout de même qu'il n'y avait rien derrière moi.

— Vous le croyez quand il prétend ne pas être impliqué dans l'incendie ? demanda Hildegarde en jouant avec sa raquette.

— Qui d'autre pourrait l'avoir initié ? Qui pourrait vouloir faire pression sur Kaly ? réfléchit Kreg sans montrer de conviction.

Un seul nom me vint en tête. Mais je le tus.

— Je ne sais pas mais il a nié toutes les accusations, sauf la propagande, relevai-je.

— Il peut tout aussi bien nous manipuler, rétorqua très vite Reska. Ne tombe pas dans leur piège car t'avoir à leurs côtés est tout à leur avantage. Tu ne trouves pas étrange que ton cher père ne cherche à te récupérer que maintenant ? Après t'avoir envoyée dans l'autre monde toutes ces années ?

Sa remarque me porta un violent coup au cœur. Je pensais toujours que Rehad m'avait abandonnée, au même titre que Tartoth, mais ceci était mon histoire et personne n'avait à la juger. Aussi, je me défendis :

— Parce que tu crois que ma situation dans l'Ordre est plus idyllique ? La Bansidhe n'a aucune estime pour moi, on ne doit ma survie qu'à une décision politico-religieuse. Soyons un peu honnêtes et reconnaissons qu'on veut juste m'utiliser dans les deux camps...

— Malve peine à te faire confiance parce que ta mère l'a trahie.

— Et alors ? Je ne suis pas elle, Reska ! m'agaçai-je. J'en ai plus qu'assez de payer le prix fort pour quelqu'un que je n'ai même pas connu !

Je mordillai ma lèvre, la gorge nouée. Le passé se mêlait au présent, sans cesse ; ce même passé durant lequel je n'étais qu'une simple humaine et qui me narguait injustement aujourd'hui pour ne pas avoir été là. Tartoth continuait de vivre, à travers l'animosité, à travers le Cristal, à travers moi. J'avais envie de voir Edda et Gunvor, de m'entourer de leur présence réconfortante, envie de voir l'ancien Vixe, cet ami dont j'avais cru le soutien indéfectible. Consciente que les mots de Reska m'avaient blessée, Hildegarde calma le jeu :

— Tu as raison, tu es des nôtres. Ce n'est pas la vision que nous avons de toi.

Seth m'observait avec une expression presque douloureuse. Peut-être aurait-il eu des paroles réconfortantes à mon égard s'il n'y avait pas eu, tout à coup, un choc léger dans mon dos.

« C'est vilain de se cacher. »

Je fis un bond de deux mètres et me retournai avec un cri au bord des lèvres.

Dans l'herbe, je tombai nez à nez avec un enfant venu récupérer son ballon.

Le silence qui s'ensuivit fut épais. Interminable. Je posai une main sur ma poitrine palpitante, terrifiée et confuse, sans oser regarder quiconque.

— Tout va bien, dit doucement Kreg, en adressant un signe d'excuse à l'enfant tout ahuri. Harragan est mort. Et les salauds qui n'ont pas subi le même sort sont pour la plupart entassés en prison.

— Pardon, je... Je ne sais pas ce qui m'a pris.

— Le premier rescapé qui ose se montrer, je lui mets le feu avant que tu le remarques, promit-il en agitant sous mon nez le bout enflammé de son index. D'accord ?

Les yeux toujours rivés au sol, je hochai la tête. Ma réaction jeta un froid dans le groupe mais tout le monde fit de son mieux pour passer à autre chose. Lorsque Seth s'éclipsa, je demandai à Hildegarde de me montrer ma chambre, prétextant vouloir me reposer.

Une fois seule, je sentis mon humeur s'effriter et m'étendis sur le matelas en regardant le plafond. Je restai ainsi jusqu'à l'heure du dîner et, la nuit venue, fis un cauchemar où mes quatre victimes me vomissaient leur sang au visage. Et où Arion me souriait en tenant sa tête décapitée sous le bras.

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