4.2 - Entre quatre murs


Chapitre scindé le 08/01/25 suite aux remarques de certains lecteurs :)

Plus tard, on vint me chercher. Ce devait être très tôt le matin car le roulement de gardes n'avait pas encore eu lieu et le même soldat à l'allure inhumaine m'enchaîna avec fureur en dardant sur moi un regard meurtrier. Je n'eus pas le courage de lui faire face. L'horreur de ce qui avait failli arriver la nuit dernière avait jeté de l'eau sur les braises de mon esprit de révolte. Une douleur lointaine élançait ma joue mais j'étais trop hébétée pour en tenir compte.

Dans la salle d'interrogatoire, Reska reposait ses jambes étalées en travers de la table comme c'était devenu une habitude, tandis que Seth était adossé à la paroi de pierre, les bras croisés sur son plastron de cuir. Sous mes paupières baissées, j'aperçus également l'homme du premier jour, Armandiel.

Les soldats me plantèrent sur la chaise avec brusquerie. Une fois assise, je gardai les lèvres closes et l'échine courbée, les yeux obstinément fixés sur la table où la lumière d'une torche tremblotait. Une minuscule fiole au contenu nacré y était posée au centre.

— Eh bien, pas d'entrée fracassante aujourd'hui ?

La saillie venait de Reska, évidemment. Il prit soin de marquer une pause, comme s'il attendait de pouvoir se régaler d'une réplique, et parut déçu quand il comprit que je n'allais pas répondre.

— Le mutisme est-il ton nouveau moyen de protester ? reprit-il d'une voix plus sèche. Ou t'es-tu lassée de ta propre mise en scène ?

Cette fois, je braquai mes yeux sur lui. Je ne dis rien, mais mon regard suffit. Et alors que le sourire de Reska pâlissait d'un ton, Seth parut de son coin d'ombre, les sourcils froncés.

— Qui l'a frappée ?

Sa voix grave était aussi ardente qu'un soufflet de forge. Je retins ma respiration en laissant de nouveau mes cheveux tomber autour de mon visage, les doigts crispés entre mes jambes.

— Qui ? insista-t-il. Ne me le faites pas répéter.

Derrière moi, le coupable se dandina d'un pied sur l'autre avant de s'avancer.

— Moi, capitaine, se dénonça-t-il d'un ton hésitant. Je... Elle s'est mise à gueuler comme pas possible au beau milieu de la nuit. Je lui ai dit de se taire mais elle a pas arrêté...

— T'a-t-on demandé de la battre ?

— Non...

— T'a-t-on seulement demandé de la toucher ?

— Mais capitaine...

— Pour quelle tâche es-tu employé, soldat ? martela Seth, implacable.

— Pour... garder les cellules.

Acculé comme un lapin par un loup, il n'avait plus rien du détestable personnage de la veille. Je n'osais plus bouger d'un pouce mais je vis du coin de l'œil Seth approcher lentement de lui. De l'autre côté de la table, Armandiel et Reska se taisaient.

— Cette prisonnière se tient parfaitement docile depuis son arrivée. Faucons ou non, sous mon commandement, on ne brutalise pas les détenus pour le simple motif que le bruit vous indispose.

Je sentis le capitaine m'observer à nouveau.

— Lui as-tu fait autre chose ? s'enquit-il ensuite.

— Non, répondit l'autre instantanément.

Un frisson souleva la chair de mes bras quand je pensai au sort funeste auquel j'avais échappé. Ce détail ne parut pas manquer à son supérieur qui se pencha vers moi pour m'interroger :

— T'a-t-il fait autre chose ?

Tétanisée, je secouai négativement la tête et je fus incapable de lire sur son visage durci ce qu'il pensait avoir deviné ou non. Un moment de silence s'abattit.

— Toi, dehors, fit-il ensuite. Tu es suspendu jusqu'à nouvel ordre.

Le ton était sans appel.

Le soldat déglutit et disparut sans rien contester. Quant à moi, je demeurai parfaitement immobile, de peur que la colère du capitaine, même salvatrice, se retourne contre moi. Mais Seth inspira profondément en passant une main dans ses cheveux blancs dénoués. Ensuite, il poussa la fiole dans ma direction.

— Bois, dit-il d'un ton morne, comme si cela lui pesait de jouer son rôle.

Mon regard examina longuement le liquide opalin. Puis je jetai un œil vers Reska et Armandiel, et fixai de nouveau le flacon. Mes pensées devaient être transparentes car Reska soupira.

— Si nous voulions te tuer, nous ne ferions pas tant de manières.

— Non, lâchai-je à mi-voix. Ce serait... théâtral.

Reska esquissa un petit sourire en coin, et peut-être même aussi Armandiel.

— Ravi de voir que tu as retrouvé ta langue. Maintenant, bois. Ce n'est pas dans notre habitude de faire appel aux maîtres alchimistes, spécifia-t-il en regardant son partenaire, mais pour ton histoire douteuse, nous avons fait une exception.

Je devais bien lui concéder qu'il n'avait aucune raison de mentir et j'avalai donc le contenu de la fiole d'une seule traite avant de changer d'avis. Ça avait très mauvais goût – à la fois de cendres, de radis fermenté et d'iode. Une étrange chaleur fourmilla sous ma langue, qui disparut aussi vite qu'elle était apparue.

— Quel est ton nom ? attaqua Armandiel.

— Kaly. Et mon deuxième prénom est Gaëlla, comme ma mère.

Je hoquetai en portant mes mains à mes lèvres. Qu'était-ce ? Ma voix... Seth retourna tranquillement s'appuyer au mur tandis que Reska soulevait un coin de sa bouche avec satisfaction.

— D'où viens-tu ? continua Armandiel.

— Oh, c'est une sacrée histoire ! Il faisait très beau et j'avais prévu de profiter de mes premières vacances depuis longtemps, vraiment longtemps, m'entendis-je débiter sans le moindre contrôle. Vous savez, j'adore la forêt, alors j'ai voulu me couper un peu du monde. J'étais en randonnée quand j'ai senti quelque chose de bizarre entre les arbres, puis j'ai vu l'écureuil – tellement mignon ! Et d'un coup, je dirais qu'un sapin l'a comme absorbé. C'était très perturbant. Moi, j'ai voulu partir mais quelque chose m'a retenue et ça m'a poussée sur l'arbre.

— Quelque chose ?

— Si j'étais folle, j'aurais bien dit que c'était une racine !

De nouveau, les mots s'étaient échappés de mes lèvres. À cette réponse cependant, je vis nettement Seth et Reska se raidir en échangeant un regard. Armandiel, arrimant ses yeux de jade aux miens, ne se laissa pas distraire.

— Qu'es-tu venue chercher à Cérule ?

— De l'aide, bien sûr, j'avais perdu mon sac. Dans la rivière où j'ai failli me noyer et...

— Es-tu un Faucon Obscur ?

— Non.

— Es-tu une ennemie de l'Ordre ?

— Non.

— Es-tu humaine ?

— Bien sûr, quelle question !

Le capitaine Vive-Lame se redressa sur son appui en me jaugeant avec une curiosité nouvelle. Il y eut un silence durant lequel les trois hommes se jetèrent des regards perplexes.

— Elle ne ment pas sous l'effet du philtre de vérité, affirma ensuite Armandiel en se tournant pour m'observer à nouveau.

— C'est possible que tu aies commis une erreur quelque part ?

— Je ne me trompe jamais, Seth.

— Elvenn, tu penses qu'il pourrait s'agir d'une nouvelle sorte de potion d'amnésie ? lui souffla Reska à voix basse ; son visage d'ordinaire railleur s'était tendu et il avait perdu son sourire.

— Les Faucons n'auraient aucun intérêt à perdre leurs partisans pour qu'ils finissent par être enrôlés dans l'Ordre, intervint Seth qui arpentait la pièce. Elle aurait mieux fait de se tuer dans ce cas.

— Alors, une potion temporaire ?

— Je ne sais pas. L'idée n'est pas improbable mais combien de temps un tel effet durerait-il ? réfléchit Armandiel en caressant son menton. Si l'on considère son accent, son histoire... Nous n'avons pas trouvé de cicconite sur elle et elle est tombée en pâmoison devant Smykyn. Cela est tout de même très curieux pour un Faucon.

Un élan d'espoir me fit relever la tête et j'attendis leurs réactions, le cœur au bord des lèvres. Pourtant, Armandiel se frotta la nuque avec un ennui manifeste. D'un geste expéditif, il mit fin à cette entrevue. Je sentis mon ventre se contracter.

— À quoi rime tout ça ? m'écriai-je sans pouvoir me retenir. Vous venez de le démontrer ! Je suis innocente. Pourquoi vous êtes-vous donné cette peine si c'est pour me refermer cette porte à la figure ?

Aucun d'entre eux ne consentit à répondre. La colère me fit voir rouge et je renversai ma chaise sur le sol d'un coup de talon.

— J'en ai assez ! Je ne passerai pas un jour de plus dans cette cellule !

Je m'étais armée de patience et je m'étais tenue tranquille. J'avais fait tout mon possible pour les convaincre – tout ! –, et ils ne cessaient de jouer avec mes nerfs torturés. Mes protestations furent bien vaines, puisque quatre mains vigoureuses me saisirent aussitôt. Je continuai à vociférer tandis que les gardes m'emportaient dans le couloir, et les prisonniers m'acclamèrent derrière leurs portes comme des spectres frappeurs, même après que la mienne eût claqué.

~ * * * ~

La fièvre me terrassa au huitième jour.

Je l'avais vue venir, bien sûr, comme Noé avait dû contempler sur son arche l'arrivée du Déluge ; et elle était là maintenant.

La fièvre était là, et je frissonnais et je transpirais. Rétractée dans un coin de la pièce, la joue à même le sol, mes yeux contemplaient d'un air lointain la fresque que formaient les gravures des anciens condamnés. Tous mes muscles me faisaient souffrir et des poussées de crampes m'avaient fait rendre mon dernier repas.

Il n'y avait plus eu d'entrevue depuis l'épisode honteux du philtre de vérité. Ces hommes m'avaient fait miroiter un espoir de liberté flamboyant pour le simple plaisir de le piétiner aussitôt. Ils auraient mieux fait de me donner à boire du poison. Au final, j'allais bien décéder bêtement d'une infection en ce lieu bas et sombre où je n'aurais même pas droit à des obsèques. Peut-être était-il temps de laisser à mon tour mon empreinte sur la pierre...

La fièvre était là, brûlante et dévastatrice, incrustée dans mes chairs, et je ne discernais plus le vrai du faux, les secondes des minutes, et les minutes des heures.

Mon esprit divaguait. D'un battement de cils, je basculais d'un songe à un autre : une après-midi dans le jardin de mes parents où je semais des graines, heureuse, entourée du parfum de ma mère ; une promenade dans un parc avec une glace à la main ; mes plantes rempotées dans la lumière du dimanche. Mes plantes... ! Qu'allaient-elles devenir ? Je rouvrais les yeux et je voyais le désert de ma cellule. Et puis, j'étais de nouveau enfant, accrochée à la main de mon père qui s'agenouillait dans les bois pour étudier les insectes. Un papillon batifolait au-dessus de ma tête et je courais derrière lui tandis qu'il virevoltait vertement dans les feuilles, parmi les grains de pollen et les odeurs si suaves de jacinthe et de pervenche. Mon père surgissait alors des fourrés avec mon nom sur les lèvres, pâle d'angoisse, les yeux fous et exorbités, et il me prenait dans ses bras en me faisant promettre de ne jamais m'éloigner seule. Après quoi la brume l'emportait dans ses lambeaux fétides et le cauquemar effleurait ma joue de ses griffes.

Mes plantes... Quelqu'un allait-il s'occuper de mes plantes ?

La clé retentit dans la serrure et la porte grinça sur ses gonds rouillés. Il y eut quelques bruits dans la pièce, puis le battant se referma. En soulevant mes paupières lourdes, je découvris posés sur le sol une bassine remplie d'eau avec un savon et un sac de toile. Trop tard, songeai-je lugubrement. Ou alors c'était la dernière ablution qu'on accordait à un condamné.

Je me traînai tout de même vers la bassine et retirai mes vêtements poisseux, non sans quelques raideurs. Quitte à partir, autant le faire dignement. L'eau se troubla très vite à mesure que je récurais ma peau noircie. Le savon dégageait une odeur aigre, qui valait toutefois mieux que les effluves nauséabonds de ma cellule. Une fois mes cheveux lavés, je poussai un soupir en goûtant le bonheur d'être propre.

Pour finir, je nettoyai mes plaies. Ce n'était peut-être pas judicieux de le faire avec une eau sale mais autrement elles auraient souillé tout le reste. Et j'étais condamnée ; je le comprenais maintenant. Un morne découragement m'enveloppait comme un linceul à l'aube d'une veillée funèbre. Avec cette résignation lasse, je n'éprouvais pourtant pas la sérénité que sont censées procurer les morts lentes et progressives.

Il y avait encore tant de choses que j'espérais accomplir, et si peu de temps...

Dans le sac m'avait été déposé un ensemble grossier de bure grise. Le tissu était rêche mais il avait le mérite d'être propre ; je l'enfilai.

À quoi bon tous ces efforts, puisque les sueurs furent si promptes à me recouvrir ? Avec un râle sourd, je me recroquevillai de nouveau entre ces murs érodés où régnaient la tristesse et la mort.

Après un certain temps, le verrou ferrailla de nouveau et des bottes foulèrent le seuil. Armandiel, que je reconnus à son parfum et aux grelots de sa tunique, pénétra dans ma cellule noyée d'obscurité.

— Par la miséricorde de Falias, souffla-t-il.

Ses vêtements frémirent avec un bruit de soie tandis qu'il s'accroupissait. Il me toucha le bras.

— Mets-toi debout, femme. Ce n'est pas encore la fin. La Bansidhe a demandé à te voir ; elle décidera de ton sort.

J'ignore ce que je pus bien lui répondre mais il ordonna qu'on me ferre avec la plus grande diligence. Quelques minutes plus tard, nous nous retrouvions dans les boyaux enténébrés comme une procession vers l'échafaud. La tête tanguante, je trébuchais de temps à autres, à peine consciente de mes talons nus écorchés par les saillies de la pierre. Mon esprit dérivait loin, très loin ; une bouteille jetée à la mer.

Armandiel congédia la garde au pied d'un colimaçon qui s'entortillait infiniment au-dessus de nous. Il y eut des protestations hésitantes mais il m'entraîna derrière lui sans autre forme de procès. Les braseros nichés dans les murs crachaient un feu rouge qui projetait nos ombres allongées sur les marches. Des odeurs de soufre m'irritaient la gorge et Armandiel marchait si vite que je manquai de m'étaler plusieurs fois.

Il n'y avait pas longtemps que nous cheminions seuls quand soudain une onde de choc traversa les murs et me plia en deux. Mes jambes faiblirent d'un coup ; je me sentis partir en arrière. Par chance, la main d'Armandiel me rattrapa de justesse par le col de ma tunique.

— Qu'est-ce que c'était que ça ? s'étonna-t-il, le front tendu.

— Je ne sais pas...

Un contrecoup de la fièvre, vraisemblablement...

Quand nous atteignîmes enfin le haut des marches, la lumière crue du jour m'agressa les pupilles. Armandiel ne m'accorda pas le temps de reprendre mon souffle. J'entrevis seulement un cercle de colonnes blanches et les contours d'un grand vestibule pendantque le conseiller me conduisait toujours par le bras. Ses bottes lustrées claquaient fièrement le dallage ; sa tunique soyeuse ondulait derrière lui, aussi immaculée que le drapé d'un séraphin. Rendue aveugle et malade, je m'obligeais à mettre un pied devant l'autre, appelée par les derniers tisons de l'espoir. Puis mes orteils épousèrent l'étoffe douillette d'un tapis et nous nous arrêtâmes au milieu d'un corridor.

Finalement, Armandiel échangea encore quelques mots avec des inconnus avant de me faire entrer par deux grandes portes dont l'écho se réverbéra dans le nouvel endroit silencieux.

La lumière y était plus vive encore et je papillonnai des cils pour y voir plus clair. C'était une pièce éblouissante où le soleil pleuvait à verse. Partout les vitrages avaient investi les murs, et même le plafond où une large rosace en dalles de verre recevait les lueurs du jour.

Et voilà qu'en son centre les rayons infinis de l'extérieur s'embrasaient sur un immense cristal de couleur violette.

Il triomphait sur son socle de marbre, digne et tranquille, aussi immémorial que l'origine du monde. Je constatai avec étonnement qu'il émanait de cette pierre... une étrange énergie. Comme cette force qui m'avait attirée près du sapin.

Une femme se tenait debout dans le nimbe de clarté. Habillée d'une robe sombre de velours, elle attendait, le cou impérieusement dressé. Elle portait sur ses cheveux noirs une coiffe à cornes époustouflante, sertie de pierres et de chaînettes en or. À sa poitrine, un torque doté d'une gemme mauve diffusait un halo mystique.

Tandis que nous nous dirigions vers elle, je m'aperçus de la présence de Reska et de Seth, installés à une table ovale sur le côté.

— Bánh Malve, annonça Armandiel en me faisant tomber à genoux.

En nage et haletante, je ne pus résister à la tentation de lever les yeux. La femme avait un visage distingué, le teint pâle et des traits délicats qui semblaient n'avoir pas d'âge. Son regard frangé de longs cils était du bleu de l'Atlantique.

— Voilà donc la mystérieuse demi-sang, commenta-t-elle d'une voix traînante en m'examinant de la tête aux pieds. Pourquoi a-t-elle l'air à l'article de la mort ?

Personne n'eut le temps de formuler une réponse que les premiers boutons de ma tunique sautèrent sur le carrelage. La main libre de la femme s'était à peine tendue dans ma direction. De la magie.

— Je vois, observa-t-elle sobrement. Vous plaidez donc son innocence ? Chacun de vous ? Quel est l'avis de mon maître des calomnieurs à ce sujet ?

— Eh bien, même moi je paraîtrais cruel de laisser croupir en bas une civile qui n'a rien à faire dans cette histoire, aussi insignifiante soit-elle, lâcha l'intéressé en haussant les épaules. Le philtre a parlé, ma dame.

D'un geste brusque, la Bansidhe releva mon menton. Son regard bleuté me jaugea longuement.

— Innocente, dit-elle d'un ton songeur. Elle en a l'air, oui. Si fragile et si souffrante... Devons-nous la libérer pour autant, messieurs ? Je me le demande.

Je clignai mes paupières trempées par la sueur. La fièvre mettait toutes mes facultés en déroute, à tel point qu'il me fallait fournir un grand effort pour suivre la discussion. Elle continua :

— Elle est ravagée par la fièvre. L'infection est dans son sang. Elle ne tiendra pas deux jours de plus sans l'aide d'un guérisseur. Nous serions bien malavisés de bouleverser le cours normal des choses pour la vie d'une inconnue, décréta-t-elle en se tournant d'un mouvement fluide vers les autres, une demi-sang qui plus est. Elle a vu l'intérieur de l'Ordre et elle a été dans les prisons. S'il s'agit là d'un nouveau stratagème de nos ennemis, nous perdrons beaucoup.

Confuse que j'étais, je ne parvins pas tout de suite à comprendre les teneurs de son discours. Mais quand elle posa de nouveau les yeux sur moi, la froideur de son visage me frappa de plein fouet. Avec un calme dédaigneux, elle rendit donc son jugement :

— Elle ne vaut pas la peine qu'on coure ce risque.

— Je... voulus-je protester. Attendez...

— Remettez-la aux cachots et laissons la vie faire son œuvre.

— Bien, ma dame, acquiesça Armandiel.

— Non, s'il vous plaît... Je vous en prie, je ne suis pas...

Parle. Parle, m'exhortait ma conscience. Hélas ! ma tête tournait, mon esprit tourmenté par la maladie butait lamentablement contre un écueil imaginaire, et voilà que je ne pouvais plaider ma cause alors que l'on scellait mon destin.

— S'il vous plaît... Je vous en conjure, laissez-moi partir...

Mes implorations se turent d'elles-mêmes lorsque je rencontrai l'œil implacable de la Bansidhe toujours fixé sur moi. Il ne reflétait qu'une souveraine indifférence.

— Assez, trancha-t-elle, les lèvres serrées. Armandiel !

Alors sous mes pieds s'ouvrit le vide de la plus parfaite désolation. Mes espoirs étaient morts ; j'étais morte.

Armandiel commença à me traîner vers la sortie. Ma figure blême se tourna instinctivement vers le joyau central, majestueux et scintillant. Au moins dans mon malheur m'accordait-on le réconfort d'emporter un si beau souvenir dans ma tombe...

Mais au moment même où la lueur du cristal se mira dans mes yeux, une extraordinaire fulguration détona dans la pièce.

L'instant d'après, un être à l'allure légendaire émergeait littéralement des contours taillés de la pierre.

À la fois homme et femme, ce fantôme androgyne s'élevait dans le silence religieux. De lumière était faite sa chair, de plumes blanches sa chevelure, et ses yeux aux nuances infinies rappelaient la couleur de l'arc-en-ciel. Je sentis des frissons picoter ma nuque devant cette beauté que nul poète n'aurait jamais pu décrire. L'être avait ancré son regard dans le mien et me tenait d'un pouvoir hypnotique. Sauf que j'étais celle qui le pénétrais, j'étais celle qui voyais en quelques secondes des événements ayant gravé les siècles. Le sang et l'acier. La joie et la peur. La vie et la mort. Une ombre sans fin.

— Sainte Mère ! murmura quelqu'un.

La fièvre me faisait délirer. Ou peut-être le paradis s'ouvrait-il à moi ?

Armandiel m'avait lâchée sous l'effet de la surprise. Quand l'entité disparut, il me sembla que mon cœur était vide. Mon énergie toute entière déclina et je m'effondrai sur le sol.

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