38.2 - Lune Sanglante
Il faisait toujours nuit quand le brigand et son escorte réapparurent. Cette fois, ils s'étaient dispensés de Seth et le visage d'Harragan sévère et creusé d'ombres l'annonçait de méchante humeur.
— J'ai changé d'avis, déclara-t-il sans même nous concéder un regard. Mes hommes ont fait du bon travail ces derniers temps. Ils réclament une récompense et je vais la leur donner tout de suite. La grande perche d'abord.
Hildegarde fut arrachée à sa cellule. Les autres n'esquissèrent pas un geste ; leurs expressions étaient graves et concentrées. Harragan glissa lui-même la clé dans le cadenas de ma grille et me leva rudement sous les yeux d'Émïoka qui, tapie dans l'ombre, ressemblait à une vipère sur le point de s'abattre. Elle n'en fit rien. Le moment, avait-elle dit. Était-ce arrivé ? Je me mordis l'intérieur de la joue afin de ne trahir aucun signe.
À présent debout, je discernais les contours des autres cellules et des formes qui les peuplaient. Du mouvement dans l'une d'entre elles attira mon attention.
— Oh, c'est lui que tu regardes ? remarqua Harragan.
Un malaise m'envahit quand la lumière de sa torche révéla ce qui était dissimulé dans l'ombre.
C'était un prisonnier laissé nu hormis le pagne qui couvrait ses parties intimes. Son visage, même contusionné, restait d'une beauté à couper le souffle, ennobli par cette finesse de traits si particulière aux elfes. On lui avait fait l'affront de tailler courte sa chevelure satinée et, sur sa tête, les mèches cisaillées grossièrement s'ébouriffaient en tous sens. Sa peau glabre était noircie de crasse et marquée de sillons roses et d'entailles. Et cependant, malgré les mauvais traitements reçus, son regard d'opale était encore enluminé d'une étincelle de férocité.
— Splendide créature, n'est-ce pas ? glissa Harragan contre mon oreille d'un ton dont la perversité me fit froid dans le dos. Son frère a pris la fuite alors qu'il me devait une somme non négligeable. Tu t'imagines bien qu'on ne pouvait pas laisser couler une pareille injustice ; il fallait, oui, il fallait que quelqu'un en paie le prix. Son visage me plaît bien, murmura-t-il tout en empoignant ma nuque pour me regarder bien en face. Tu sais, il était comme toi, avant : sauvage et un peu trop bavard pour son propre bien. Il se tient tranquille depuis que je lui ai tranché la langue.
Le regard du prisonnier brilla de plus belle à cette évocation et Hildegarde secoua la tête avec un dégoût ostensible.
Un goût de bile emplit ma bouche. Pour quelle autre raison que la cruauté accomplir ce genre d'actes ignobles ? Le sourire d'Harragan s'étendit, pareil à une confirmation, et il me repoussa d'un geste brusque.
— En route ! Ah, et, précisa-t-il pendant que nous montions les escaliers, finalement j'ai décidé de ne pas m'encombrer de la cait sidhe. Si quelqu'un en veut, faites-vous plaisir et butez-la.
Il y eut comme un bruit de sursaut derrière mais je n'eus pas l'occasion d'en voir davantage. Des sueurs nerveuses perlaient à mon front. Le moment. Le moment, pensais-je avec fébrilité. Toutefois, Hildegarde ne tentait rien pour notre salut et, au bout du compte, la porte des cachots derrière nous se ferma lourdement. J'espérais qu'Émïoka saurait s'en sortir.
Nous remontâmes les couloirs déserts, uniquement éclairés de torches. À mesure que nous avancions, une rumeur de voix enflait : l'extérieur était proche. Quelques instants plus tard, nos geôliers nous faisaient déboucher dans la cour de l'avant-poste.
L'éclat aveuglant des fanaux assaillit ma vue. Les voix faiblirent momentanément sans s'éteindre. Je battis des cils, ouvris un œil puis l'autre. Trente, quarante personnes peut-être avaient été rassemblées, des êtres aux visages durs, aux regards cruels et malsains braqués sur nous.
Ils étaient postés debout en arc-de-cercle, formant comme une tribune autour d'un spectacle sur le point de commencer. Au milieu, une fosse profonde dont on voyait le sol boueux. Un nœud d'inquiétude pesa dans mon ventre.
Tandis qu'Harragan nous menait, Hildegarde et moi, sur un échafaudage qui dominait la cavité, une ovation débordante souleva le cercle. Le brigand ouvrit amplement les bras comme un empereur embrasse la foule d'une arène. Partout les cris redoublèrent, illuminant de plus belle son visage de ponte exultant. Poings serrés, Hildegarde l'observait à travers ses cils avec une rage contenue.
— Comme vous le savez, annonça-t-il de sa voix de stentor, nous avons accueilli de nouveaux invités aujourd'hui ! Une magnifique prise venue directement de la capitale d'Asraell ! Et qui dit nouveaux invités dit nouveau jeu. Ce soir même, mes amis !
Sa harangue fut approuvée à grands renforts d'acclamations. Les rugissements firent trembler le sol. Mes yeux parcoururent le cercle des Rafleurs. Les lueurs des torches se reflétaient sur la panoplie de visages plus proches de la bête que de l'être civilisé. Dissimulés dans l'ombre d'une capuche, je crus voir des lèvres et un menton familiers, mais à ce moment mon oreille capta les bribes d'un échange :
— ... merde, j'te promets, j'ai vu un truc escalader le mur ! déclara une voix masculine emplie d'inquiétude. On aurait dit... J'sais pas... Une... Une putain d'araignée !
— Et tu crois qu'elle serait passée inaperçue, ton araignée géante ? Imbécile ! Y avait rien, j'te dis et, de toute façon, ils ...
C'est alors qu'un bruit dans la fosse détourna mon attention. Une forme, en bas, était sortie des recoins obscurs.
Les mots me manquent pour décrire ce dont il s'agissait réellement. Une créature entre la chèvre et le dragon, à moins que ce fût une sordide histoire d'un satyre qui aurait batifolé avec de la magie interdite. Son corps caprin se dressait, montagne de muscles tenue sur deux pattes chevelues à sabots. Du crâne difforme cascadait une crinière d'un brun crépusculaire. Il existait une paire d'ailes membraneuses qui s'ouvraient et se refermaient par intermittence, sûrement trop courtes pour porter ce corps massif et dont je ne comprenais pas la fonction.
Mais peu importait la nature de cet être, il résultait de ce bizarre assemblage une image pour ainsi dire épouvantable.
Un vertige me saisit et une clameur de triomphe éclata dans l'assemblée.
La main d'Harragan avait été si discrète, si sournoise qu'aucune de nous ne prévit la suite.
Son couteau libéra les mains d'Hildegarde et il la poussa rudement vers l'avant. Dans la prison de la bête.
J'étouffai un cri. Hildegarde atterrit à quatre pattes dans le sol glissant de la fosse. Les rires et sifflements de spectateurs se multiplièrent.
— Voyons, cria Harragan à la cantonade, ce que vaut un de ces paladins sacré par la Bansidhe !
Hildegarde se remettait laborieusement sur ses jambes maculées de boue. La créature rugit et souffla par ses naseaux des volutes de fumée. Autour, les hommes et femmes hurlaient leur joie, enivrés par la perspective d'un bain de sang.
Par chance, ils n'avaient pas l'air de connaître l'immunisation des vulkans contre le feu.
L'espoir fulgura dans mon esprit. J'avisai soudain un amoncellement de tasseaux de bois destinés à la finition de l'estrade et donnai un coup de talon au sommet de la pile. Deux planches tombèrent à plat à côté d'Hildegarde qui leva vers moi un regard interdit. Cette initiative provoqua un tonnerre de huées furieuses. Le dos d'Harragan se hérissa subitement et, en ni une ni deux, il fit volte-face en levant la main qui tenait le couteau.
— Sale petite garce.
Je crois sincèrement qu'il m'aurait tuée sur place s'il n'avait pas eu besoin de mes talents. Mais il sembla se souvenir de qui j'étais et la fureur reflua de lui comme de l'eau jetée sur des braises. Pendant un interminable moment où je n'osai plus respirer, il étudia mon visage. Son regard trouble était à la fois fixé sur moi et comme tourné vers un horizon intérieur où se déchaînaient deux forces adverses. Puis d'une seconde à l'autre, ses traits reprirent vie et il empoigna mon bras pour me tirer à sa suite. L'attroupement se fendit devant nous, excité par les prémices du combat qui n'allait pas tarder à se livrer sous leurs yeux.
— Espèce de monstre ! crachai-je en me démenant. Détache-moi et je te ferai la peau, tu vas voir ! Monstre ! Lâche ! Va affronter ta bestiole toi-même !
Le brigand endura sans ciller mon chapelet d'insultes. Les acclamations et les huées décrurent jusqu'à s'éteindre complètement lorsque les portes de la salle commune se refermèrent derrière nous. Un feu vif brûlait dans l'âtre, projetant des ombres sauvages sur les murs et sur la silhouette imposante de Seth planté sur sa chaise. Il releva la tête et croisa mes yeux. Sans doute avait-il entendu mes cris car son sourcil blessé était arqué comme une question silencieuse.
Toute la patience d'Harragan vola subitement en éclats. Sa force me projeta à terre dans une grande roulade et mon dos alla heurter les pieds de la table qui s'ébranla. Je ressentis comme une brûlure le regard de Seth sur mon corps.
— Une fois.
Sa voix était basse mais elle charriait une vibration qui venait du profond de ses entrailles. Harragan se gratta l'oreille.
— Qu'est-ce que tu me chantes, Seth ?
Ses yeux d'ambre se levèrent, plus brûlants que tous les feux d'Himalaye.
— Malmène-la encore une fois et je jure que je te ferai payer ses blessures au centuple.
— Suffit les menaces en l'air, soupira Harragan avec un geste d'indifférence. J'ai déjà commencé à me débarrasser de ta prétendue escouade d'élite. Jusque là, elle ne m'a guère posé de problèmes. Je suis presque déçu !
Un silence se fit.
— Qui ?
— La mocheté blonde. Je l'ai envoyée affronter ma chimère dans la fosse. Enfin, si elle est toujours en vie à l'heure où se parle... Et j'ai finalement donné la petite chatte à ceux qui avaient envie de se soulager.
Seth chercha confirmation sur mon visage mais je n'étais qu'une boule d'angoisse et de panique. Le moment. Le moment. Il dut me voir m'agiter car il appuya un regard ferme sur moi. « Non », me disait-il. J'ignorais quel était le plan de nos compagnons mais il avait l'air d'attendre quelque chose. Peut-être la situation n'était-elle pas si désespérée...
— ... Et ton vampire ne mettra pas deux jours à saigner les deux énergumènes, énumérait insensiblement Harragan sans cesser de tourner autour de la table. Ce sera probablement le loup le premier. Même s'il a l'air solide, seul, le grand gaillard aux cheveux rouges ne fera pas le poids. Bientôt il ne restera que vous deux. Vous deux et nous, moi, pour poursuivre la fête.
S'arrêtant devant moi, le brigand changea de sujet :
— Bien, ma douce, revenons à nos affaires. Il y a une question à laquelle tu n'as toujours pas répondu.
Ses yeux ténébreux guettèrent ma réaction. Pour toute réponse, je gardai les lèvres closes.
— Parle ! maugréa-t-il. Combien de cristaux ? Où ? Parle. Parle, je te dis !
Je soutins son regard. Il me frappa. Fort. Mon crâne cogna contre le plateau de la table et ma vision s'obscurcit quelques secondes avec dans ma gorge une sorte de geignement sourd.
— Kaly, dis-lui ce qu'il veut entendre.
La voix, lointaine, était celle de Seth. Malgré toute la dureté contenue dans son visage, son regard était dévoré par une suprême inquiétude. Je me demandais si leur stratagème fonctionnerait réellement, si, après tout, les limites de notre escouade n'avaient pas déjà été outrepassées. Au fond, même l'élite ne saurait être invincible.
Nous étions mortels.
— Non, murmurai-je, et l'ombre d'Harragan bougea au-dessus de moi.
— Ça suffit ! Tout ça ne concerne que toi et moi. Fiche-lui la paix, je ferai ce que tu veux !
— Blablabla, Seth, toujours la même chanson depuis le début de la nuit... Dis-moi, c'est avec une performance pareille qu'on rejoint la fine fleur de l'Ordre ? Tu ne mérites pas ce sobriquet de bâtard dont tu t'es affublé. Vive-Lame, rien que ça. Moi, j'ai l'impression que ta lame est plutôt rouillée.
Harragan posa la main sur la table et se rapprocha dangereusement de mon capitaine.
— Micah... Il avait une petite sœur, non ? Qui n'avait même pas l'âge de saigner. Je me rappelle ses cris quand j'ai laissé ce taré de Droboslav lui grimper dessus. Il a toujours eu une obsession à vomir pour les gosses de son vivant. Et ta tête quand tu l'as découverte clouée au mur avec sa mère. Tu étais tellement persuadé de pouvoir les sauver, n'est-ce pas ?
Le visage de Seth était gagné par une pâleur extrême – faite de terreur ou de rage, je l'ignorais.
— Eh bien, elle non plus tu ne la sauveras pas. Parce que je gagne toujours, Seth !
Harragan fit volte-face et balança son pied dans mon genou.
— Et toi, tu vas parler, oui ?! vociféra-t-il.
Le coup avait été délivré avec une violence inouïe. Un éclair de douleur traversa ma jambe – si vive ! Une vague de ténèbres envahit ma vue et je me sentis sur le point de tourner de l'œil.
— Hm, c'est embêtant, ta petite peste est en train de fatiguer, marmonna Harragan. Je crois qu'il est temps de la stimuler d'une autre manière.
Et sans une ombre d'émotion, il abattit son poignard dans la cuisse de Seth.
Les filets d'un enfer inédit se resserraient autour de moi. Ma poitrine se souleva brusquement.
— Non ! hurlai-je.
Seth ferma les yeux et retint sa respiration en serrant les mâchoires. Le sang – son sang que je n'avais jamais vu couler – fleurit en une tache vineuse sous la main d'Harragan.
— Arrête, suppliai-je, emportée dans un tourbillon de désespoir et de panique. Arrête... C'est d'accord. Montre-moi une carte de la région et je te dirai ce que tu veux savoir.
J'aurais cru que Seth opposerait plus de résistance. Mais quand il me regarda, étrangement je pus lire sur ses traits un signe d'approbation. Il voulait que je suive Harragan, il avait besoin de l'éloigner.
— Pas trop tôt ! Je savais que tu pouvais être raisonnable avec un peu plus de motivation, se réjouit le brigand. La carte est dans mes quartiers, tu viens avec moi.
Il me leva en tirant sur mon col. La situation m'inquiétait quelque peu cependant. Je ne voulais pas rester seule avec lui, pas avec cet homme empli de noirceur et de violence. Le regard de Seth me suivit tout du long. « Je viendrai te chercher », semblait-il marteler.
Il viendrait me chercher.
Avant de passer la porte, Harragan lança aux gardes postés à l'entrée :
— Rafistolez-le, qu'il ne se vide pas de son sang. Après tout, on vient seulement de commencer les réjouissances.
Nous nous engouffrâmes dans un dédale de pierre où le son de nos pas s'entrechoquait contre les murs rendus jaunes par la lueur dansante des torches. Je titubais sur ma jambe douloureuse et l'emprise du brigand m'obligeait à presser l'allure, mais je m'appliquai à mémoriser le chemin. Harragan ouvrit une porte qui fermait un long corridor et me poussa sans ménagement dans la pièce.
Éclairée par une seule lampe à huile, la chambre du commandant était tout aussi semblable au reste du fort : froide, entièrement constituée de pierre grise. Même le lit aux fourrures défaites semblait tenir les rêves loin de lui. Un désordre de papiers s'étalait sur le bureau autour d'une carte de la région. Des bocaux en verre contenaient des collections bizarres d'osselets et de ce qui ressemblait à des ongles.
— Je le saurai si tu mens, et ton capitaine adoré le paiera très cher, me prévint-il.
Je déglutis tandis qu'il nous approchait inéluctablement de l'échéance.
— Je... je le fais seulement de mémoire, bégayai-je pour négocier du temps. Il est possible que l'Igelune m'induise en erreur.
— Tu rêves si tu penses que je vais libérer tes griffes de sorcière. Donne-moi ce que je veux. Je commence à m'impatienter.
Des sueurs froides dévalèrent mon dos alors qu'il dégageait la carte. Même si nous parvenions à nous échapper, qu'est-ce qui me prouvait qu'Harragan n'en sortirait pas vivant et qu'il ne courrait pas à la recherche d'un ou de plusieurs cristaux avant nous ? Et si le plan d'évasion échouait, que risquait Seth si je le lançais sur une fausse-piste ? Devais-je dire la vérité ? Ma trop longue hésitation lui déplut.
— Écoute, joli cœur, dit Harragan en m'écrasant la joue contre la table, et le métal aiguisé de son poignard vint écorcher mon cinquième doigt. Crois-moi je me moque de te priver de certains appendices qui ne me sont d'aucune utilité. Sois gentille.
Je laissai filer une expiration étranglée, glacée de terreur. Derrière moi, la main du brigand effleura ma hanche sur laquelle il s'attarda et je crus sombrer dans des abysses plus profonds encore lorsque je le sentis se pencher en avant, malaxant mes fesses. Pitié, pensai-je en sentant l'angoisse m'étreindre. Pitié, pas ça. Il abandonna son poignard sur la table pour agripper mes cheveux et frotta son bas-ventre durci contre moi.
— Dis donc, tu es plutôt bien faite, souffla-t-il contre ma nuque en glissant ses doigts répugnants sous ma tunique, contournant ma taille, mon ventre jusqu'à s'arrêter à l'orée de mon pantalon. Moi qui voulais faire profiter Seth du spectacle, je crois que...
Mais il n'eut pas l'occasion de terminer sa phrase.
Un éclair déchira la nuit à travers la fenêtre et une explosion fit trembler les murs.
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