36 - L'embuscade
L'odeur de brûlé saturait l'air, une fumée dense s'élevait dans les cieux aux traînées sanguinolentes. La fournaise irrespirable recouvrait ma peau d'une pellicule de sueur. Les flammes ondulaient entre les arbres et leurs crépitements se muaient en rires qui engloutissaient dans leurs échos les hurlements de souffrance.
J'ouvris les yeux en sursaut sur un plafond bas. La maison d'Émaël. Le cœur tambourinant à toute allure, je posai une main sur ma poitrine et épongeai la sueur à mon front. Un cauchemar, une fois de plus. Seules Hildegarde et Émïoka dormaient près de moi dans l'ancienne chambre de Seth mais on entendait, en provenance du salon, les ronflements saccadés de Kreg et le bruxisme assourdi de Crool.
Me sachant incapable de me rendormir, je m'approchai lentement de la fenêtre dont je soulevai le châssis.
— Où vas-tu ? grommela Hildegarde, en face d'une Émïoka qui venait d'ouvrir un œil encore assoupi.
— Prendre un peu l'air, chuchotai-je. Ne vous en faites pas, je reviens tout de suite.
Les deux femmes s'engoncèrent dans leurs sacs de couchage en grognant mais je savais qu'elles seraient rapidement sur pieds si je manquais à ma promesse.
Glissée dehors, la fraîcheur agréable de l'herbe sous mes pieds nus me revigora. La flore exhalait son bien-être ; un vent léger caressait les branches et murmurait son chant entre les feuilles. J'ouvris les bras et pris une inspiration en laissant grandir dans mes jambes la force de l'anima. Une décharge de vie m'électrisa le cœur. La nature était heureuse de me voir, comme j'étais heureuse de la voir. Un sentiment de douceur et de sécurité nous liait passionnellement. Si ce don m'avait effrayée au début, à présent il faisait partie de moi et pour rien au monde je n'y aurais renoncé.
L'aube était proche ; les étoiles avaient pâli. Au cœur de la végétation, une petite lumière blanche clignotait comme une balise dans la mer. La curiosité me porta à sa rencontre et, chose étrange, à aucun moment je n'éprouvai de la méfiance.
Mon esprit était toujours en proie à ce charme indéfinissable lorsque quelqu'un émergea des buissons et qu'une voix basse rompit la quiétude du matin :
— Une discussion s'impose, très chère.
Avant même qu'il ne se fût complètement dévoilé, son aura lui donnait une identité : le Faucon Obscur aux yeux verts de l'Ouest. C'était la première fois que je lui faisais face à terrain égal. Il était assez mince pour un guerrier et plus grand que moi d'environ une tête. Son arc long dépassait d'une épaule avec son carquois de flèches, et il portait un sabre sanglé à la taille.
— Encore toi, fis-je avec un rictus caustique. Ta tendance à me suivre est assez effrayante.
— Je suis les ordres qu'on me donne. Ce n'est pas toujours un plaisir...
Il haussa les épaules et l'ombre d'un sourire joua sur ses lèvres. Je tendis le bras pour garder ma magie à portée de main mais, contre toute attente, je sentis le pouvoir qui m'habitait refluer timidement dans mes veines.
— Elle sent que je ne te veux pas de mal et refuse que tu m'en fasses, expliqua-t-il en voyant mon visage se décomposer.
— Pourquoi ? Tu es un Piaf, lançai-je, les poings serrés. Vous êtes mauvais. La nature n'a pas à te protéger.
— Oh, pitié, il serait temps de te détacher des à priori.
— Comment oses-tu ? Qu'en est-il de l'incendie d'Asraell ? De toutes ces vies que vous avez prises ?!
Les sourcils de l'inconnu se relevèrent sur son front.
— Penses-tu que la forêt m'accorderait sa protection si j'étais le criminel que tu décris ?
— Tu n'en es pas l'acteur direct et ce n'est pas ta décision, sifflai-je. Visiblement tu suis des ordres, il y a donc un chef quelque part. Mais c'est vous, votre organisation, qui en êtes les responsables !
— Comme il est facile de tout nous mettre sur le dos. Et pour quel intérêt, dis-moi ? Te contraindre à nous rejoindre ? Je connais des façons moins tape-à-l'œil et plus efficaces. Comme un tête-à-tête au milieu de nulle part...
— Je n'aime pas les menaces, grondai-je en reculant.
— Ce n'en est pas une. Ne laisse pas la Bansidhe te manipuler, dit-il d'une voix étrangement calme. Pas toi, Kaly.
Mes joues me brûlèrent.
— Ne m'appelle pas par mon prénom, tu ne sais rien de moi, tu ne me connais pas ! Et... Peu importe. Va-t'en. Je n'ai rien à te dire.
Je lui tournai le dos, prête à abréger cette conversation, mais il me retint par le poignet. Ma main réagit au quart de tour et s'élança vers sa joue. Quand il para mon geste sans difficulté, nous nous regardâmes dans le blanc des yeux.
— Lâche-moi, ordonnai-je d'une voix sèche.
— Essaie donc de m'y obliger, dit-il en souriant.
Une vague de colère me fit trembler des pieds à la tête. Ne réponds pas à la provocation. Ne réponds pas...
Je basculai le poids de mon corps d'une jambe sur l'autre et relevai brutalement mon genou. Le Faucon esquiva le coup d'un vif écart qui laissa son flanc à découvert mais ce ne fut que pour me défier à une nouvelle attaque. J'eus la bêtise de vouloir le cogner au visage. Comme s'il n'en n'attendait pas moins de ma part, il saisit mon poignet en plein vol, vrilla mon bras d'une torsion en se glissant derrière moi et frappa le creux d'un de mes genoux. Ses prises sur mes bras m'empêchèrent de tomber tête la première et ma joue s'enfonça piteusement dans l'herbe humidifiée par la rosée.
Je tentai une nouvelle fois de puiser dans mon pouvoir mais il se recroquevillait comme si la forêt avait soudain peur de ce que je pouvais en faire. Pourquoi ? J'étais pourtant celle qui me trouvais à la merci d'un adversaire...
Furieuse, je poussai un râle de rage et de frustration.
— Regarde comme tu es pathétique, commenta-t-il pendant que je me tortillais sous lui. La Bansidhe tire toutes les ficelles et tu la laisses faire ce qu'elle veut de toi ! Comment penses-tu qu'elle ait modifié la mémoire collective ? Seul un amplificateur peut lui donner accès à un tel pouvoir. Un amplificateur et le Cristal de Fal comme source d'énergie noire ! Comment penses-tu qu'elle ait désigné les coupables de l'incendie ?
Je me débattis dans un déchaînement qu'il parvint à contenir, ses genoux écrasés dans mes reins.
— Et pourquoi penses-tu que la Réunification n'apporte pas l'Équilibre ? Parce que le Cristal n'a aucun lieu d'être réuni !
Le souffle coupé, je me raidis sous sa poigne. L'herbe devenait drue, désagréable sur ma peau.
— Tu le sais au fond de toi, tu te poses des questions. Sur ta mère, sur Rehad.
— Tais-toi ! Il m'a abandonnée ! Lui et Tartoth, ils m'ont abandonnée !
— Tu ne sais rien de leurs raisons.
— Et je n'ai aucune raison de te croire ! Lâche-moi !
— Tu vois, je me compliquerais bien l'existence si je te manipulais, murmura-t-il en m'écrasant un peu plus. Mais ne t'inquiète pas, Rehad refuse qu'on abîme le moindre ongle de sa fille chérie.
Soudain, l'étau autour de mes bras se relâcha et le poids sur mon dos disparut.
— Tu es plus idiote que tu en as l'air, conclut-il en se reculant.
Des larmes de rage et d'humiliation me brûlèrent les yeux. Qui était-il pour me juger ainsi ? Je me redressai d'un bond, le regard bilieux, prête à riposter, mais déjà sa silhouette se faisait avaler dans les ombres de la nuit.
Encore une fois, il avait disparu.
~ * * * ~
Nous quittâmes Artiria dans la matinée. À mon plus grand soulagement, le petit faune avait retrouvé une bonne mine, et lui et sa grand-mère nous couvrirent de remerciements. Avant de partir, je faillis reposer à la femme la question d'une géographie plus ancienne, différant de celle-ci, mais je me retins. Sa vie était sur le point de s'achever ; qu'elle quittât ce monde en paix, sans esprit animé de nouveaux doutes ou tourments, était l'unique cadeau que je pouvais lui faire.
La mémoire était une valeur fragile. Influencée par le temps, l'expérience et les ressentis. Voire...
« Comment penses-tu qu'elle ait modifié la mémoire collective ? Seul un amplificateur peut lui donner accès à un tel pouvoir. Un amplificateur et le Cristal de Fal comme source d'énergie noire ! »
... par la magie ? La magie noire. Ce pauvre fou disait que la magie avait effacé la mémoire du Sidh ! Sa réflexion n'avait aucun sens car alors pourquoi les Faucons seraient-ils les seuls à se souvenir ? Pourquoi eux y auraient-ils échappé ? Son raisonnement faisait défaut.
Et pourtant, malgré ma colère et ma vexation, cette rencontre me donnait à réfléchir. Pourquoi amassais-je les cristaux ? Parce que tel était le souhait de Dana ? Ou bien était-ce celui de la Bansidhe ? Les deux ? J'avais l'impression de mener cette mission sans savoir au fond pourquoi, ni si je devais vraiment le faire. Ma colère sourde provenait en partie du fait que je ne voulais pas donner raison à cet inconnu. Je m'y refusais. Et ses propos me faisaient trembler d'angoisse. Lui aussi, comme Vixe, incriminait la magie noire puisée dans l'énergie du Cristal de Fal. Lui aussi accusait Malve. Les deux camps s'accusaient l'un l'autre.
Mais la Bansidhe aimait son peuple, sa réputation la précédait ; jamais elle n'aurait pu faire subir à ses sujets une amnésie aussi délirante ! Malgré tout, je commençais à regretter de ne pas avoir rendu moi-même visite aux prisonniers responsables de l'incendie, à regretter d'être si loin de Cérule – quoique je ne me sentais plus en sécurité nulle part. La Bansidhe me faisait peur et les Faucons m'inquiétaient. Oh, les faits commençaient à devenir très étranges !
— Hildegarde ? demandai-je, alors que nous étions assises en tailleur à l'ombre d'un pommier.
— Oui ?
La vulkane découpa un quartier de fruit qu'elle enfourna dans sa bouche. Des taches ensoleillées dansaient sur l'umbo de son bouclier posé à côté d'elle.
— D'après toi, qu'est-ce qui changera à l'Ordre une fois que nous aurons réuni le Cristal ?
— Je pense, dit-elle après s'être accordé un instant de réflexion, qu'au moins les opposants n'auront plus de menace sérieuse à proférer. Ce que je veux dire, c'est que le Cristal sera en sécurité une bonne fois pour toutes. Seul un Sang-Premier a suffisamment de pouvoir pour le mettre en péril. Et pour le moment, tu es la dernière en course... Et pas notre ennemie, remercions-en la Source !
— Et que deviendra cette grande armée ? On attendra des paladins comme toi qu'ils se rangent et retournent d'où ils viennent ?
Elle se renfrogna en croquant dans un autre morceau.
— Ma place est à Cérule, dit-elle d'un ton ferme. Je n'ai pas l'intention de rentrer aux îles volcaniques.
— On ne manque pas de travail dans les terres, enchérit Émïoka qui se tenait suspendue à l'envers sur une branche, bras ballants de chaque côté de sa tête. (On aurait dit une chauve-souris ; la gravité n'avait jamais eu l'air d'être un problème pour elle.) Il y a toujours quantité de créatures à abattre. Le rôle des paladins, à l'origine, est de tenir les menaces à distance des civils, pas de guerroyer.
— Et toi, tu sais ce que tu vas faire ? me demanda Hildegarde en essuyant son couteau sur son pantalon. J'ai l'impression que tes priorités ont changé ces derniers temps.
Mes yeux clignèrent deux fois successives.
— Tu parles de... ?
— De Seth, oui. Qui d'autre ?
— Oh... J'ignorais que tu... que vous..., balbutiai-je en les regardant tour à tour, confuse, ainsi que Kreg qui faisait semblant de sommeiller à l'ombre des branches.
— Kaly, on passe nos journées ensemble. Et on connaît tous suffisamment Vive-Lame pour remarquer qu'il a un faible pour toi, poursuivit-elle pendant qu'Émïoka se balançait nonchalamment d'avant en arrière. Tu as l'air de ressentir quelque chose pour lui toi aussi, non ?
— C'est vrai que je me suis attachée à lui... À vous tous, admis-je à demi-voix. Mais ça ne change pas mes projets.
Quoique... Je baissai les yeux sur mes mains jointes. Était-ce la vérité ?
— Pour quelqu'un qui parle si souvent de rentrer, tu n'as pas l'air bien malheureuse, lâcha Émïoka d'un ton indifférent.
Puis avec une vivacité féline, elle tournoya sur sa branche et se remit assise par une acrobatie, sa joue appuyée sur sa main.
— En parlant du cerbère...
Une grande ombre me recouvrit et je sentis des frissons se propager sur ma peau. Les yeux de Seth s'enfoncèrent dans les miens lorsque je me retournai. Nous n'avions pas échangé d'autre baiser depuis Artiria mais il y avait comme une promesse tacite qui planait entre nous.
— J'ai discuté avec Reska, déclara-t-il. Nous ferons un détour à l'Ordre dès demain. Méridie est à deux jours de marche d'ici. Tant pis pour le temps perdu mais je ne suis pas tranquille à l'idée qu'on se promène dans le Sud avec autant de cristaux.
— Quelles sont les nouvelles à Cérule ? l'interrogeai-je en voyant l'oiseau relâché qui s'éloignait à tire-d'aile.
— La reconstruction du mur avance bien. Ils devraient avoir terminé à notre retour. Ailleurs, c'est un peu plus... compliqué, soupira-t-il, et il s'appuya au tronc d'arbre en fouillant sa poche à la recherche d'une cigarette. Armandiel rapporte que d'autres villes semblent prêtes à se rebeller. Malve ne souhaite pas agir pour le moment. Nous avons trop à faire pour nous inquiéter de luttes intestines.
— Plus le temps passe et plus je me dis que cette foutue guerre sera inévitable, intervint Kreg, maussade, qui avait tendu l'oreille à la discussion.
— Que Dana nous en préserve, soupira Crool en interceptant une pomme qu'Émïoka lui lançait. Une guerre serait bien la dernière chose qu'il nous faudrait. Il nous a fallu pas moins de dix ans pour nous remettre de la précédente.
— Tu y as participé, commenta Hildegarde sur le ton d'un constat.
Crool devait avoisiner les soixante ans aujourd'hui ; il avait été jeune adulte lorsque les premières batailles opposant l'Ordre aux Faucons avaient fait rage.
— Tartoth n'était pas présente à l'époque si personne ne la savait dans le camp des ennemis quand elle est entrée à Cérule, notai-je.
— Non, elle était trop jeune et heureusement. Tartoth aurait fait un carnage sur le front. On raconte que, parmi les pouvoirs ancestraux, ceux de feu et d'air sont les plus destructeurs d'entre tous.
— Ce n'est pas l'impression que j'ai eue, moi, souleva Émïoka en dardant sur mon visage ses yeux fauves où je crus déceler une lueur accusatrice.
— Ça ne m'étonne pas que le Don des Sept Vents soit redoutable, aussi redoutable que le Premier Feu qui a marqué la société des terres volcaniques, se fit entendre Hildegarde. C'est peut-être pour ça, d'ailleurs, que le feu est un pouvoir moins transmis. Quand on voit ce que Kreg est déjà capable de faire, il y a de quoi être inquiet...
— Je crois que les faldars se sont battus aux côtés de Pyire du Premier Feu dans les guerres anciennes, rapporta pensivement Kreg.
Les quatre Dons me fascinaient. J'aurais tant aimé rencontrer un représentant de chaque élément !
— Et où était l'autre Sang-Premier à cette époque ? Ma... grand-mère ou mon grand-père ? précisai-je avec une drôle de sensation sur le bout de la langue.
— Ta grand-mère, précisa Reska. C'était une sorcière du Vaste Océan, elle a préféré voguer sur les mers dans sa vie et n'a pas participé aux affaires de l'État. Malve lui avait demandé de se battre à ses côtés mais elle n'a jamais donné de réponse. Tout ce qu'on sait, c'est que Tartoth a rejoint les Faucons sans elle.
Ainsi, Tartoth également avait été laissée de côté par sa mère. Quelle famille exemplaire ! pensai-je amèrement. Ce maudit Faucon avait osé insinuer que je ne connaissais pas leurs raisons, mais Tartoth m'avait abandonnée dans un autre monde. Quelle mère décente pouvait infliger cela à son enfant, d'autant plus quand son père était toujours vivant ?
Émïoka soudain bondit de sa branche et atterrit au milieu de notre groupe. Elle courba le dos, ses oreilles rabattues en arrière, et poussa un feulement sauvage. Un animal à quatre pattes rôdait à vingt pas de distance : un barghest, une créature entre le chien et le loup, cousine du croccota, et probablement affamée. Quelles que fussent ses intentions, la bête y renonça mais s'assit sur son arrière-train sans nous quitter des yeux.
Cette rencontre nous encouragea à mettre fin à la pause. Pendant tout le temps que dura le trajet, je me surpris à imaginer les aventures de mes ancêtres : je voyais ma grand-mère nager dans l'océan, Tartoth invoquer des tempêtes, les sorciers de feu consumer leurs ennemis et les sorciers de terre vivre dans l'harmonie de leur transe. Ces informations à propos des Sang-Premiers me faisaient aimer plus encore mon bel élément. Malve avait au moins eu raison sur un point : le Don était un cadeau.
— Nous y sommes, annonçai-je.
L'arbre qui se dressait devant nous était de taille pour ainsi dire démesurée. Rarement j'en avais vu d'une telle envergure, même dans le Sidh. Ses branches tortueuses, larges comme des chemins, culminaient si haut que ses terminaisons semblaient se perdre parmi les nuages.
— Le cristal est là haut ? fit Émïoka. Voilà qui promet d'être intéressant.
L'ascension fut relativement aisée grâce à la disposition du tronc, aux nombreuses ramifications, qui nous permettait de gagner en altitude sans prendre trop de risques. La sève de l'arbre antique coulait vigoureusement sous nos pieds et je me promenais sur ses embranchements en m'émerveillant de ce spécimen colossal.
— J'aurais préféré qu'il y ait un garde-fou, grimaça Hildegarde pendant que Kreg, très pâle, s'empêchait de regarder vers le sol.
— On n'a pas besoin de monter tout en haut, précisai-je. En fait, c'est ici. Dans la première de ces... choses ?
De fait, au bout de l'immense branche sur laquelle nous nous tenions, étaient perchées des amalgames de fourrures et de branchages.
— Des nids d'ozards, répondit Seth de son calme imperturbable. Ne perdons pas de temps. Ces oiseaux sont carnivores et ils risquent de ne pas apprécier qu'on touche à leurs affaires.
Reska, aussi véloce et silencieux qu'à son habitude, était déjà parvenu à destination et s'attelait à fouiller le premier nid. Je gardai la main au-dessus de mon sabre, concentrée sur les vibrations de l'arbre, épiant le moindre danger. Dès qu'il eut dérobé le cristal, nous rebroussâmes chemin en vitesse ; nous devions être à une vingtaine de mètres du sol quand jaillirent les premiers cris stridents.
Une nuée effrayante de créatures à l'apparence de ptérosaures obscurcit le ciel pour piquer vers nous. La magie remua dans mes veines ; les branches se tordirent au-dessus de nos têtes pour les ralentir mais les ozards étaient rapides, et le vide sous nos pieds me dissuadait de prendre trop de risques. Un premier volatile fondit sur Hildegarde, qui fit un pas de côté avant de lui abattre son marteau sur le crâne. D'autres apparurent à sa suite. La descente devint rapidement périlleuse entre les crevasses naturelles des branches, la hauteur vertigineuse et ces prédateurs à nos trousses qui protestaient furieusement.
Kreg évitait d'utiliser ses pouvoirs autant que possible pour épargner ce pauvre arbre impliqué dans le conflit. Alors que Reska venait d'entailler les bords d'une aile volant près de lui, nous entendîmes subitement Émïoka s'écrier :
— Ah ! Non, non, non !
Une des bêtes avait jeté son dévolu sur elle et nous vîmes son petit corps agité se faire emporter entre les serres de la créature. Kreg écarquilla les yeux. Avant que quiconque ait le temps d'agir, Crool s'élança à quatre pattes et bondit dans les airs avec une force surpuissante. Ses griffes déployées déchirèrent une aile de l'ozard, qui s'étrangla de douleur. Les serres s'ouvrirent pour laisser Émïoka tomber dans le vide. La cait sidhe étendit les bras et parvint à se réceptionner sur une ramure. Crool sauta à son tour pour la rejoindre...
Mais les lianes auxquelles il voulut s'accrocher cédèrent dans un craquement sonore. Il était trop tard quand je déployai ma magie. J'entrevis le désarroi sur son visage et il poussa un rugissement terrible en basculant dans le vide.
Mon sang se glaça dans mes veines.
Seth avait observé la scène avec autant d'impuissance, les mâchoires contractées. Son regard préoccupé se posa sur moi et il échangea un signe de tête avec Reska.
— On se retrouve en bas, annonça-t-il.
Je compris seulement son intention quand il nous tourna le dos pour prendre son élan. Bouche bée, je le regardai courir à vive allure le long de la branche, son pied prendre appui pour lui servir d'impulsion et... il se jeta sur l'un des oiseaux en plein vol ! La créature stupéfaite n'eut pas le temps de s'ébrouer que l'épée de son passager lui traversa le cou. Elle perdit de l'altitude, droit vers le point de chute de Crool.
— Attention !
Reska s'élança dans mes jambes au moment où des serres rasèrent mon cuir chevelu. Nous dégringolâmes le long de la ramification, empêtrés l'un dans l'autre, et le vampire nous rattrapa de justesse à un lacis de lianes.
C'est alors qu'une catastrophe inédite, aussi absurde qu'inattendue, arriva : le cristal échappé de sa poche tomba sous nos pieds et deux silhouettes jaillirent des buissons et s'emparèrent de la pierre avant de prendre la fuite.
— Qu'est-ce que... ! hoquetai-je.
Reska poussa un grondement furieux.
Mais qui diable étaient ces gens ? Des Faucons ? En tout cas, l'inconnu aux yeux verts ne figurait pas parmi eux.
Je tendis la main pour lancer un sort mais un craquement sec, accompagné d'une secousse, se fit entendre au-dessus de nous.
— Bon, petite princesse, siffla Reska entre ses dents. Cette branche ne va pas tenir une éternité. Si tu veux éviter de t'écraser en bas, c'est le moment de faire quelque chose.
— Lâche tout !
Il prit mon ordre au pied de la lettre et je fis dévier une des ramifications de l'arbre couverte de mousse qui nous emporta comme un toboggan jusqu'à la terre ferme. De l'autre côté du tronc, Émïoka et Hildegarde terminaient de descendre. Près d'elles, les mains de Kreg lançaient des jets de flamme en direction des ozards qui osaient s'approcher de trop près tandis qu'il aidait Seth à relever Crool.
— Le cristal ! m'écriai-je en scrutant les arbres, mais Reska me dépassa si vite que je ne sentis qu'un courant d'air.
— Je m'en charge, rejoins les autres !
Je ravalai ma frustration et me résolus à l'écouter, non sans pester, frappant par le biais d'une branche un énorme ozard qui vrillait dans ma direction.
— Où on va ? questionna Kreg lorsque j'arrivai près du groupe.
— Il y a un avant-poste de l'Ordre à l'ouest, répondit Seth, les sourcils froncés sous l'effort. Il faut qu'on y aille. Émïoka, pars en éclaireur et va chercher de l'aide. Hildegarde, tu... Où est Reska ?
— Le cristal, je... Il nous a échappé quand nous étions en haut, bégayai-je, honteuse de cette situation qui n'avait ni queue ni tête. Deux hommes sont arrivés de nulle part et s'en sont emparés. Reska est allé sur leurs traces...
— Quoi ?
Seth se raidit et un coin de ses lèvres se contracta nerveusement.
— Tant pis, grogna-t-il. Je suppose qu'il va nous suivre à l'odeur du sang.
Mes yeux descendirent sur la jambe de Crool. Je n'avais pas encore pris la mesure de son état : ses poils étaient couverts de sang et un os saillait de son mollet. À l'allure déformée du membre, il devait probablement y avoir une double fracture. Il avait très mal chuté.
Une pensée terrible me traversa. Le bouton. Avec, nous aurions pu espérer ressouder les os et fermer la blessure. Sans, il n'avait aucune chance de poser le pied de sitôt.
Quand Seth croisa mon regard, je sus qu'il partageait la même pensée. Je portai une main tremblante à ma bouche pour ronger convulsivement mes ongles mais je suspendis mon geste. Je devais me calmer. Ce n'était pas le moment de céder à la panique.
Hildegarde suggéra de nous arrêter pour improviser une civière, ce que nous fîmes plus loin, avec une rigoureuse coordination. Reska choisit ce moment pour réapparaître. Nous étions tous tant à fleur de peau qu'il manqua de prendre trois dagues et une boule de feu en pleine figure. Il nous jeta un regard outré.
— Des bandits, je présume, expliqua-t-il après avoir sorti le cristal de sa poche, anticipant toute question. Pour qui ils travaillaient et comment ils ont su qu'on était là, c'est une question qui devra attendre. En temps normal, je les aurais gardés en vie pour les interroger mais je pressentais que vous auriez besoin d'aide. On dirait que j'avais raison.
Ce fut un trajet horrible dont je préfère taire les détails. Nous dûmes nous arrêter par deux fois et changer de bras pour soulager les porteurs de la civière où Crool cahoté souffrait le martyr. Sa respiration était sifflante et son sang imprégnait les linges qui faisaient office de pansements.
Le ciel brunissait quand la petite silhouette d'Émïoka courut à notre rencontre.
— Tu avais raison, haleta-t-elle à l'adresse de Seth. Il y a bien un avant-poste. J'ai explicitement demandé des renforts mais ils ont refusé de m'ouvrir. Ils m'ont répondu qu'ils voulaient voir mon chef. Ce n'est plus très loin. Je... Désolée, j'ai fait ce que j'ai pu...
Seth l'écouta parler en silence mais une étincelle de fureur crépita au fond de ses yeux.
L'avant-poste se détacha finalement devant nous, enclavé dans un treillage grossier de pieux et de rondins de bois. Un mur moitié moins haut que celui de Cérule ceinturait la structure. Quatre tourelles d'angles percées de meurtrières en assuraient la défense.
En haut de la barbacane, le visage buriné d'une femme à l'expression indifférente regarda notre groupe venir.
— Au nom de l'Ordre, déclara Seth d'une voix forte et péremptoire, je vous demande d'ouvrir. Nous sommes des paladins d'Asraell. Vous demandiez un chef, me voilà : je suis le capitaine Vive-Lame de l'Ordre de Cérule. Mon soldat est blessé et il a besoin d'aide.
— Que dit la Mère ? aboya-t-elle.
— L'unité fait la force !
Il y eut un silence comme elle jaugeait intensément notre groupe, puis la décision tomba comme un couperet :
— Qu'on leur ouvre.
Les portes s'exécutèrent dans des grincements de bois gondolé et d'acier rouillé. Dans la cour déserte, pas un bruit ne se faisait entendre. À l'ombre d'un pavillon, un groupe de soldats patibulaires qui jouait aux dés s'interrompit en nous voyant. Des lanciers immobiles, en livrée bleue et grise, nous surveillaient depuis le chemin de ronde. L'insistance avec laquelle nous étions épiés me mettait mal à l'aise. Notre interlocutrice descendit les marches qui menait à la plateforme de guet ; elle n'était pas bien grande mais on eût dit un amas de muscles et de chair strié de cicatrices.
— Qui est en charge ici ? l'interrogea Seth en la jaugeant d'un œil sévère.
— Le commandant est dans ses quartiers, dit-elle d'un ton fermé. Je vais vous mener dans la salle commune. Suivez-moi.
Une main fit pression dans mon dos. Surprise, je me tournai vers Reska dont le visage s'était crispé, et son expression soucieuse me dissuada d'émettre le moindre commentaire.
La femme nous fit pénétrer à l'intérieur du fort. La salle commune était une pièce sinistre et sans éclat. Le banquet le plus pantagruélique n'aurait pas su insuffler un peu de vie à cet endroit. Tout était de bois sombre et de pierre vieillie. Sur une estrade, une longue table gardait les stigmates d'années de servitude et des bancs branlants lui tenaient compagnie. L'unique fantaisie résidait dans le long tapis déroulé à nos pieds, tellement rouge qu'il aurait tout aussi bien pu être imbibé de sang.
— Le commandant va vous recevoir dans quelques instants, déclara la femme en se postant, les mains dans le dos.
Hildegarde et Kreg poussèrent un soupir de soulagement en se déchargeant de la civière.
— Comment tu te sens, Crool ? lui demanda Seth en s'agenouillant.
— Bah... J'ai connu de... meilleurs jours.
— Vous avez des guérisseurs ?
Notre capitaine s'était tourné vers la femme qui nous faisait office de guide mais un simple mouvement de tête négatif, taciturne, lui fut adressé. Il trouva mon regard.
— Tu ne peux rien faire ?
— Il faudrait ouvrir pour réparer, il faudrait des instruments... De toute façon, je n'ai pas appris à faire ça.
Et je ne mentionnais pas le temps qu'il prendrait à s'en remettre.
— Alors on empruntera un chariot, décida-t-il sans se laisser démonter. Méridie n'est pas si loin.
— Il n'y a pas de chariot ici, objecta platement la femme.
— Mais vous avez des montures ! Il y a des écuries. On enverra un messager pour prévenir l'Ordre. Ils reviendront avec un Passeur, ils...
— Seth.
La voix de Reska avait retenti comme un appel impérieux. Ses yeux vert et gris étudiaient la pièce avec une grande agitation. Un affreux pressentiment m'opprima la poitrine mais il n'eut pas le temps d'en dire davantage.
— Allons, messire capitaine, inutile de faire un scandale.
Une silhouette encapuchonnée venait de faire son apparition sur l'estrade.
Lentement, très lentement, Seth leva la tête. Ses épaules devinrent raides comme la pierre, et sur son visage se répandirent la stupeur ainsi qu'un sentiment que je ne lui avais jamais connu.
Cela ressemblait à s'y méprendre à de l'effroi.
Ce fut alors que je pris conscience du nombre conséquent de soldats qui flanquaient les murs. Tous armés. Dépourvus d'uniformes. Et au milieu, telles des souris prises au piège...
L'homme fit tomber sa capuche d'un mouvement de tête. Âge mûr, cheveux blonds, yeux ténébreux. Un sourire cruel fendait sa barbe mal taillée.
— Je crains de ne pas pouvoir donner suite à cette demande !
Alors tout se passa très vite et à la fois comme si le temps s'étirait dans un ralenti grotesque. Seth se retourna, le regard exorbité. Il y eut des sifflements de projectiles et dans le coin de mon œil, je vis Reska se figer. Quatre carreaux d'arbalète traversaient sa poitrine. Quatre fleurs de sang qui entachaient son pourpoint raffiné.
Ma bouche s'ouvrit sur un cri qui me resta en travers de la gorge. De l'autre côté, les yeux de Kreg s'embrasèrent ; il amorça un geste, un tourbillon de flammes s'alluma dans sa main.
Émïoka hurla son nom.
Mais je fus incapable de savoir pourquoi. Quelque chose dur comme la pierre me heurta à l'arrière du crâne et la dernière chose que je vis fut l'étoffe sordide de ce tapis rouge sang.
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