34 - Seth Vive-Lame
Nous nous tenions immobiles dans le silence vespéral. L'astre couchant inondait le ciel d'une lumière aux tons chauds et disparaissait peu à peu derrière la ligne sinueuse que formaient les sommets des arbres. Le village demeurait immuable, laissé indifférent face au déclin du jour.
— Avait-il un cristal chez lui tout ce temps ? murmura Seth.
Il n'avait toujours pas détourné le regard de la chaumière. Après une hésitation, je m'approchai doucement de lui. Son visage était livide et l'ambre de ses yeux reflétait les lueurs flamboyantes du crépuscule.
— Il va sans doute falloir fouiller la maison... On peut rester dehors avec les autres si tu préfères.
Mon capitaine baissa des yeux peinés sur moi et plissa les sourcils dans une expression qui le fit paraître, un instant, extrêmement vulnérable.
— Non, déclara-t-il finalement. Non, allons-y ensemble.
J'aurais voulu lui tenir la main mais je me contentai à la place de lui glisser un sourire encourageant. Comme si c'était ce dont il avait besoin, son visage se raffermit. Il m'écarta par précaution avec une dague dans le prolongement de son poignet, et la porte livra un grincement sinistre quand il la poussa.
La maison sentait le renfermé, quoiqu'elle dégageât une odeur végétale qui émoustillait mes sens. La pièce principale – sorte de séjour délabré – était plus longue que large, et sombre. Seth s'avança vers les rideaux troués et les tira d'un coup sec, soulevant dans la lumière cramoisie des particules de poussière. Les murs de pierre ainsi que l'âtre rappelaient les maisonnettes de campagne aux intérieurs rustiques. Un arbre tortueux, sur lequel étaient installés des bulbes épuisés de lumière, se dressait dans un coin, encore pleinement vivant, nourri par ses longues racines qui avaient contourné les fondations. Il restait quelques meubles en bois brut qu'on devinait être le travail d'un artisan amateur.
Le sol était parsemé de feuilles racornies, de poussière et d'objets de toutes sortes. Le désordre couplé au manque de mobilier et aux étagères vides, où quelques livres s'étaient affaissés sur eux-mêmes, laissait penser que l'endroit avait été pillé et investi à mesure du temps.
Seth fit un rapide tour de la pièce, disparut quelques secondes dans un couloir sur la gauche, puis il rengaina son arme dès qu'il en fut revenu. Entre-temps, l'escouade intriguée était entrée à notre suite. Kreg et Hildegarde observaient leur capitaine sans réellement comprendre où nous nous trouvions mais ils allaient devoir mettre par eux-mêmes les éléments bout à bout ; Émïoka, elle, était clairvoyante comme souvent. Quant à Reska et Crool, ils s'étaient parés d'une mine grave. Seth lâcha ses affaires près de la porte.
— Bien, déclara-t-il. Au travail.
Puisque les autres n'osaient toucher à rien, il ouvrit pour sa part, avec une impatience qui ne lui ressemblait guère, les placards de part et d'autre de la cheminée. Ce geste donna le signal de départ au groupe qui se dispersa dans la maisonnette. Je m'occupai avec Émïoka de déloger les livres et carnets qui occupaient encore la bibliothèque.
Au bout de longues minutes d'investigation, Crool poussa un éternuement à en faire trembler les fondations. Une famille de lézards détala à toute vitesse, tirée à regret de son sommeil.
— Désolé, renifla-t-il en essuyant sa truffe, penaud, il y a beaucoup de poussière.
— Oui, je suis d'accord, grimaça Kreg qui s'était penché sous la banquette, un orbe de feu matérialisé dans le creux de sa main.
— Je peux faire quelque chose pour y remédier, dis-je.
Il me fallut prononcer quelques sorts afin de dépoussiérer l'endroit et faciliter les recherches. Je n'avais certes pas les pouvoirs des fées domestines mais l'endroit était déjà plus présentable. De même, je repoussai les plantes envahissantes vers l'extérieur pour dégager l'espace.
Comme la bibliothèque ne cachait vraisemblablement aucun cristal, Émïoka et moi passâmes à des boîtes de rangement qui contenaient des fioles et des recettes en tous genres.
— Il ne reste pas grand-chose, constata-t-elle.
Je jetai un regard circulaire dans la pièce. Tout le monde était occupé à chercher l'emplacement de la pierre, tout le monde sauf Seth qui avait disparu depuis plusieurs minutes dans le couloir. J'ignorais la façon dont il vivait son retour dans le lieu de son enfance. L'envie me prit de le rejoindre. Le corridor à gauche de l'entrée menait à une salle d'eau toute simple et à une petite pièce en parallèle, où était disposée à même le sol une paillasse déchirée. Le capitaine des paladins se tenait là, devant la commode de son ancienne chambre, et il observait la petite épée en bois qu'il avait dans les mains, cette épée que je devinais lui appartenir, ce jouet d'une enfance inachevée.
Le cœur lourd de le voir ainsi mais sachant bien que le moment n'était pas venu de l'interrompre, je rebroussai silencieusement chemin. Comme le ciel s'était encore obscurci, Kreg avait lancé un feu dans l'âtre, et toutes les bougies et lanternes amassées dans la maison étaient allumées d'une flamme.
— Bon, finit par me consulter Reska d'un ton impatient. Tu es sûre que c'est bien ici ?
— Oui, j'en suis sûre. C'est là, tout près...
Je faillis sursauter quand une main effleura mes reins ; ce n'était que Seth qui s'était faufilé derrière moi, le visage sombre et fermé.
— Et toi, Vive-Lame ? Une idée d'un abri secret ? D'un double-fond peut-être ?
C'était à moitié dit sur le ton de la raillerie mais après quelques secondes, le regard de Seth s'illumina et il approcha de la cheminée.
— Éteins ce feu, Kreg, commanda-t-il.
Une fois que son ordre fût exécuté, Seth enroula un chiffon autour de sa main et se mit à fouiller les dalles encore chaudes du foyer. Lorsqu'une d'entre elles émit un son creux, il la souleva et la déposa de côté. Sa main disparut dans la cavité mise au jour ; puis, sous nos yeux pleins d'attente, en ressortit avec un fragment de pierre violette couverte de poussière mais scintillante.
Le Cristal de Fal.
Il souffla dessus et l'astiqua de son chiffon avant de retourner le fragment entre ses doigts.
— Je ne comprends pas, émit-il d'un ton songeur. Malve avait déjà lancé un appel à rassembler tous les cristaux, la nouvelle a fait le tour du Sidh. Pourquoi Émaël l'aurait-il gardé ?
Personne n'osa répondre. De toute façon, la question ne nous était pas adressée. Après avoir posé notre butin sur la table, Seth soupira et fit rouler sa nuque.
— Je suggère qu'on passe la nuit ici, il vaut mieux avoir un toit que crécher une nouvelle fois dehors avec les brigands qui rôdent près des habitations, déclara-t-il d'un ton las. Installez-vous, je vous rejoindrai plus tard.
Quand il referma la porte sans un regard pour personne, un silence gêné s'abattit au sein de notre groupe. Privés de lui, l'ambiance était un peu pesante, d'autant plus car nous nous trouvions au milieu de cette maison inconnue dans laquelle il avait longtemps vécu. Reska me jeta un regard en biais, pressentant mon désarroi.
— Bon, ben... je vais m'occuper du dîner. Qui vient avec moi ? demanda Kreg avec un sourire un peu forcé, activité pour laquelle Émïoka et Crool s'empressèrent de se porter volontaires.
Le regard mercure d'Hildegarde parcourut tristement les lieux et elle s'empara d'un seau.
— Je vais nous chercher de l'eau, annonça-t-elle en poussant la porte à son tour. Il doit bien y avoir un puits ou un ruisseau quelque part.
Restée seule avec Reska, j'examinai l'endroit saccagé.
— Quitte à passer la nuit là, on devrait faire un peu de ménage, proposai-je. Sauf ton respect, j'espère que tu comptes mettre la main à la pâte.
Un haussement de sourcil incrédule me répondit. Je me munis d'un balai pendant que Reska s'installait sur l'unique chaise sans faire mine de lever le petit doigt, mais je n'étais pas d'humeur à me fâcher pour si peu. Je remis à leur place les affaires éparpillées au sol et soufflai une bourrasque vers la porte d'entrée afin d'y ameuter la poussière. Malgré ces occupations, je n'arrêtais pas de penser à Seth. La souffrance que j'avais perçue en lui me bouleversait...
La corvée finie, je m'assis sur le plan de travail de ce qui avait dû être l'arrière-boutique et balançai mes jambes avec anxiété.
— Reste tranquille, il est dans les parages, dit Reska, devançant ma question.
— Tu étais déjà venu ici ? lui demandai-je.
— Non. Je me doutais que les villages du Sud étaient misérables mais je n'en avais jamais vu aucun de mes propres yeux.
Il est toujours difficile, lorsqu'on vient d'un milieu aisé, de faire face aux visages malheureux. J'avais vécu une enfance choyée, comblée d'amitié et d'amour, et je n'avais manqué de rien. Ce simple fait marquait un immense fossé entre Seth et moi.
— Tu ne caches décidément plus rien de tes sentiments, remarqua soudain le vampire tandis que je mâchonnais ma lèvre, la tête pleine de ruminations. Il devient flagrant qu'il s'est passé quelque chose entre vous.
— Si tu le sais, pourquoi n'as-tu rien dit à ta Bansidhe ? répliquai-je sèchement.
— Parce que je ne crois pas que votre relation fasse obstacle à la mission. Et c'est un spectacle très divertissant à suivre. Un pas en avant, deux pas en arrière, dit-il en dodelinant de la tête.
— C'est cruel de s'en distraire...
— Je suis ce que je suis.
Il agita ses sourcils en haussant les épaules et fit sauter une dague entre ses mains. Je fixai mes yeux sur une lanterne aux parois opaques que Kreg avait allumée.
— Nous n'avons pas reparlé de ce qui s'est passé le soir d'Himalaye..., rappelai-je sur un ton précautionneux.
— Ce qui s'est passé, c'est que tu voulais prendre un peu de bon temps et moi aussi, m'arrêta Reska. Mais je ne suis pas un sadique, j'ai lâché l'affaire. Un seul couteau dans le dos de mon ami suffit.
— Il le sait ?
— Bien sûr qu'il le sait. Il n'a pas cessé de me jeter des regards accusateurs toute la nuit qu'on a dû passer ensemble dans la prison. Tu as bien le droit d'aller voir ailleurs mais... je dois dire que c'était bas de ma part, sachant ce que je savais.
— Comme c'est rare de t'entendre exprimer des remords.
Reska eut un petit rire et rattrapa sa dague en vol d'un geste prompt.
— Pas faux. Mais je crois que tu lui fais du bien. Il a l'air plus heureux depuis qu'il te connaît.
Un sursaut de joie fit tressaillir mon cœur. La réaction de Reska me convenait tout à fait ; je ne ressentais qu'un semblant d'affection pour lui et il me serait facile d'oublier l'incident entre nous. Bien plus facile que d'oublier la sensation des lèvres de mon capitaine sur les miennes...
Tentant d'écarter Seth de mes pensées, je me mis à jouer distraitement avec un gobelet en bois poussiéreux.
— Pourquoi le Sud est-il si pauvre ? demandai-je.
— Les sols peinent à donner quelque chose depuis la Grande Rupture. Le commerce à sens unique a d'abord fini par mener à la pauvreté. Puis les intrigues ont délogé les vicomtes, qui ont fui, alors que des groupes ont tenté de faire sécession, me narra Reska d'un air rébarbatif. Depuis lors, le brigandage saccage le territoire. Quant à l'Ordre, il est reculé dans ses propres frontières...
— Et les Faucons ?
— Ce doit être un des seuls endroits où le réseau des Faucons ne s'est pas développé. Il n'y a rien pour eux ici.
Je passai mentalement en revue ces nouvelles et regardai par-delà les carreaux fendus de la fenêtre dans l'espoir de voir Seth revenir. Il ne revint pas.
Au bout d'un long moment à mordiller mon pouce, je finis par prendre ma décision :
— Je vais le voir.
Reska me jeta un regard insondable.
— Alors viens, déclara-t-il en se levant, je te montre la route. Qu'on ne me jette pas la pierre si tu disparais dans ce village maudit.
Je me doutais qu'il faisait cela pour Seth et il était certain que Reska et moi nous étions rapprochés depuis ces dernières semaines mais son aide avait un je-ne-sais-quoi de troublant. J'ignorais toujours ce qu'il pensait de moi, si une part de son esprit éprouvait le moindre attachement. Il me semblait que oui mais... c'était Reska.
Nous quittâmes la maison et effectuâmes la portion de chemin sans parler. Quelques centaines de mètres plus loin, il s'arrêta.
— Continue tout droit, m'indiqua-t-il, tu le trouveras bientôt.
— D'accord... Merci.
Le visage paré d'un sourire en coin, il me salua d'une inclinaison légère du buste.
— Prenez votre temps et ne rentrez pas avant d'avoir fait ce que vous avez à faire !
Même s'il avait déjà fait demi-tour, je suis certaine qu'il entendit le « Mufle ! » chuchoté que je lançai dans son dos.
Seth était assis au bord d'un grand rocher moussu, fumant des herbes d'ataraxie, quand je le trouvai plus loin, abîmé dans ses réflexions. Il releva lentement les yeux en voyant de la lumière.
— Tu restes dans le noir ? fis-je doucement.
Il se contenta de m'observer et je me hissai près de lui en silence, posant la lampe à côté de moi. J'ignorais s'il avait envie de me voir et s'il n'allait pas me congédier mais je tenais quand même à lui signifier que j'étais présente. Pendant une longue minute, il n'ajouta rien de plus.
— Beaucoup de souvenirs ressurgissent depuis qu'on a mis cap sur le Sud. Et maintenant Artiria... Je pensais pouvoir y faire face mais... Par la Mère... Si ce n'était pas pour la Bansidhe, jamais je ne serais revenu.
— Cet Émaël, comment était-il ? le questionnai-je en regardant son profil.
— Vieux, dit-il, relâchant sa fumée avec un soupir. Aussi grincheux qu'un gobelin affamé. Mais réfléchi et sage. Il était aussi, quelque part, un aventurier. Il n'hésitait pas à braver l'extérieur pour récolter les ingrédients de ses potions qu'il pouvait revendre à prix d'or. C'est d'ailleurs lui qui m'a appris plusieurs techniques alchimiques de survie. Ces aptitudes m'ont en partie aidé à me démarquer en tant que soldat.
Un sourire vacillant vint adoucir les traits de son visage. Il planta sa cigarette entre ses lèvres et inspira légèrement, faisant rougeoyer son embout dans l'obscurité.
— Quand je lui posais la question, il me disait qu'il m'avait recueilli seulement parce que j'avais marché jusque chez lui et campé devant sa porte un soir où tombaient des pluies diluviennes. Il ne me montrait pas beaucoup de tendresse quand j'y pense. Et pourtant, il adorait me raconter des histoires. Il me parlait de la vie avant que le Cristal n'explose. Des champs de fleurs qui entouraient Artiria, des journées chaudes et des nuits tièdes, des gens avant qu'ils n'aient tout perdu... Il me disait que c'était arrivé parce que le monde n'était plus digne de l'œuvre de Dana.
Seth souffla une longue volute d'ataraxie. Puis il se pencha, les coudes sur les genoux. Ses yeux contemplèrent le vide devant lui.
— Ce cristal, dit-il d'un air distant. J'ai comme l'impression d'un souvenir lointain... D'un éclat violet que j'avais ramené de ma maison après que ma mère est morte. Je ne l'ai pas assez connue pour savoir qui elle était, ni de quoi elle était capable mais Émaël était un homme avisé. Il aurait dû en informer l'Ordre. Ça n'a pas de sens qu'il l'ait gardé pour lui... Il aurait été couvert d'or, il aurait pu s'en sortir.
— Peu importe pourquoi il a fait ça. Il t'a pris en charge et t'a pratiquement élevé. Je pense que ça en dit long sur lui et sur les valeurs qu'il t'a transmises.
Son visage n'affichait plus qu'une expression égarée. Mais une ombre tomba bientôt sur ses yeux.
— Des valeurs que je ne me suis pas gêné d'oublier pour un temps.
— Qu'est-ce que tu aurais pu faire d'autre ? Tu étais un enfant à qui on a demandé de choisir entre la vie et la mort...
— Et toute mon existence a tourné autour de ce choix. Et j'ai continué à faire le même. Survivre, quitte à toujours plus me salir les mains.
— Mais sans ça tu ne te tiendrais pas devant moi aujourd'hui. Devant moi et Malve et tous les paladins d'Asraell, soufflai-je en posant une main sur son bras.
Quelque chose se brisa dans son regard. Il laissa tomber son mégot et enfouit son visage dans le creux de sa main.
— Kaly, tu ne comprends pas, dit-il en secouant la tête.
— Qu'est-ce que je ne comprends pas ?
— Ce que je suis.
Ses épaules s'affaissèrent comme cédant sous un poids trop longtemps tenu, et il s'éloigna vivement comme pour me fuir. Le cristal qu'avait gardé Émaël n'était que le catalyseur d'un plus grand bouleversement, et voilà que lui, capitaine de l'Ordre de Cérule, s'écroulait sous les fantômes de son enfance.
— Je sais que tu es quelqu'un de bien, articulai-je en réprimant au prix d'un grand effort la peine dans ma voix.
— Tu ne sais rien ! L'Ordre n'est qu'une expiation.
Quelle douleur me frappait de le voir ainsi – seul, dévasté, dans le tort ! Je me laissai retomber du rocher pour le rejoindre mais il recula d'un pas. Son souffle devenait saccadé.
— S'il te plaît... Parle-moi. Je veux t'aider.
— Tu ne supporterais pas ce que tu entendrais, rétorqua-t-il sèchement.
— Je ne suis pas aussi fragile que tu le penses. Et rien de ce que tu as fait ne changera l'opinion que j'ai de toi, Seth, affirmai-je d'un ton grave.
C'était la vérité. Je voulais comprendre le mal qui rongeait sa conscience, je voulais lui tendre la main et le happer vers la lumière afin de l'en inonder. Je sentais pouvoir tout accepter de lui pour des raisons qui dépassaient l'entendement. Un silence tomba sur nous. Malgré l'ombre farouche tapie dans ses yeux, son visage devint empreint de confusion – et de détresse, et peut-être même de colère vis-à-vis de ma persévérance. Mais il pouvait bien me détester, je ne comptais pas partir !
Seth me toisa avec cette expression de méfiance sauvage qu'ont les animaux pris au piège. Quand il reprit la parole, sa voix avait baissé de plusieurs octaves.
— Les Goliaths, ce n'était que le début. Les Rafleurs à Gennessis avaient créé leur propre politique. Des hommes et des femmes les plus violents que le Sidh ait connu. À l'âge de treize ans, j'étais devenu leur larbin. On ne peut pas refuser de les rejoindre. Ils me trainaient devant leurs crasses, devant leurs tortures, leurs mises à mort, ils me mettaient une arme entre les mains et ils me disaient « Regarde ».
« J'ai volé des choses, j'ai été bourreau, j'ai frappé quand on m'a demandé de frapper. Même quand je n'étais pas d'accord. J'aurais pu faire quelque chose, ajouta-t-il en regardant ses mains vides. Certains n'ont pas tenu et se sont rebellés. Tous ceux qui ont essayé sont morts. Et si tu veux savoir, le pire, c'est qu'à un moment je ne ressentais plus rien.
Ses narines se dilatèrent ; il semblait prendre une inspiration silencieuse tandis que les images de cette part bannie de lui-même s'imprimaient dans mon esprit.
— Mais jamais, jamais je n'y ai pris le moindre plaisir. Combien de fois j'ai pensé à sortir de là pendant toutes les années où ils m'ont tenu sous leur joug ? Mais tu as entendu ton ami le lutin, au Sud les bandes font pression pour que personne ne s'en aille. Ils massacrent les familles de ceux qui rejoignent l'Ordre ; tous, ils violent les sœurs et les mères, ils jettent les bébés aux nécrophages. Moi, je n'avais pas de famille mais j'avais un ami quand même, le seul qui avait survécu à nos huit ans de labeur. Il s'appelait Micah. On s'était promis de fuir un jour ensemble mais sa mère, elle... Elle était terrorisée à l'idée de prendre ce risque.
« Micah est mort dans une affaire de trahison. Je l'ai vengé en tuant le fils de quelqu'un d'autre et ce fils a été vengé par son père parce qu'à la fin tout n'est qu'une histoire de vengeance. Ce jour là, je me suis vu et senti mourir. Et ça me convenait. Je ne méritais rien d'autre, Kaly !
Ce violent repentir écrasa ma poitrine et je devinai la suite avant qu'il ne l'eût racontée.
— Mais les parents d'Inhannaë sont arrivés à ce moment. C'était comme si j'avais droit à un nouveau départ.
Sa voix se brisa, amère et pleine d'écœurement.
— Alors que je sois devenu capitaine, c'est un comble. Un capitaine de l'Ordre agit, un paladin agit, quitte à mourir dans l'honneur.
Je ne bougeai pas d'un pouce tandis que ses yeux assombris revenaient vers moi.
— Je n'ai pas envie de te mentir. Tu devais savoir qui se tient vraiment devant toi. Mais ne me fais pas croire que tu me verras de la même façon qu'avant..., murmura-t-il.
— Non, c'est vrai.
Mon honnêteté lui fit serrer les mâchoires. Son passé était triste et marqué par la mort et le sang. C'était un guerrier né dans un enfer qui avait terni son âme...
— ... Mais je n'ai pas peur de toi. J'ai appris à te connaître pendant tout le temps où on a été ensemble et ce dont je suis sûre, c'est que tu n'es pas le monstre que tu crois être. Tu as fait des choix, oui. Sans doute que tu aurais pu en faire d'autres. Mais alors Cérule n'aurait pas connu ce grand capitaine qui inspire tant de soldats.
Je l'approchai doucement et détaillai son visage rattrapé par les vestiges du passé.
S'il pouvait exister encore la moindre trace de doute, elle fut éclairée d'une certitude sans appel : j'étais amoureuse de cet homme.
— Seth, se soumettre n'est pas toujours un acte de faiblesse. Tu devrais le savoir mieux que quiconque.
Je m'arrêtai devant lui, si près que je dus renverser la tête pour soutenir son regard, et frôlai sa joue du bout des doigts. Sa pomme d'adam tressaillit ; il intercepta mon poignet au milieu de mon geste dans un étau demeuré léger malgré sa rapidité stupéfiante. Pantelant, il me scruta comme s'il craignait ce que je m'apprêtais à faire.
— Kaly, me prévint-il d'une voix tendue.
Mais je n'en tins pas compte. Je me serrai contre lui et remontai mon autre main le long de son bras. Peu importait ce que nous nous étions dit quelques jours plus tôt, notre fragile conviction de rester éloignés l'un de l'autre. Il avait besoin de moi. Je n'avais jamais été plus sûre.
Mes yeux s'ancrèrent à l'océan ocre qui les surplombait.
— Montre-moi, chuchotai-je.
Il n'en fallut pas plus. Son regard devint incandescent et il s'abattit sur mes lèvres. Ce fut un baiser sauvage, aiguillonné par une passion à la limite du désespoir. Mon énergie s'insinua en lui et se mêla à ses tourments pendant qu'il m'abandonnait une partie de sa douleur. Je sentais tous ses doutes et le poids de sa culpabilité, je sentais son esprit blessé par la vie. Et j'acceptais chaque cicatrice.
Seth m'empoigna par la taille et ses larges mains en parcoururent fiévreusement les courbes. Je m'agrippai aux muscles merveilleux de ses bras, griffant parfois sa nuque, engloutie dans l'étreinte de ce corps superbe à la fois puissant et doux. Son anima dévorant vibrait dans toutes les fibres de mon être, à moi, avec moi, sans plus de commencement ni finitude. Ses lèvres chaudes délaissèrent ma bouche pour embrasser le creux de mon cou, à l'endroit exact où terminait de s'effacer la marque obscène de Reska. Et quand sa langue caressa ma peau tendue de frissons, je sentis mes hanches se plaquer d'instinct contre les siennes.
Le gémissement que je laissai échapper parut le gorger d'un plaisir primitif. L'instant d'après, je fus soulevée et installée à sa hauteur sur le rebord du rocher. Il écarta brutalement mon corsage et posa la main sur ma poitrine à moitié découverte. Sa respiration erratique se confondit à la mienne tandis qu'il dévorait mes lèvres, appuyant contre moi sa virilité grandissante. Son empreinte était partout dans mon corps et à la fois pas assez. Mon ventre implorait cette union d'un besoin impérieux et je l'attirai plus près de moi d'une brusque pression des talons dans ses reins.
À ce moment, quelqu'un appela mon nom depuis le seuil de la maison d'Émaël.
J'émis un grognement de frustration mais Seth rompit doucement notre baiser et apposa son front contre le mien en poussant un soupir. Je gardai mes mains autour de ses épaules, le souffle court. La rencontre de son regard atténua le maelström de mon esprit, me laissant subitement seule avec le désarroi d'une fatalité.
— Je... je n'y arrive pas, lui dis-je alors d'une voix plaintive, à la limite du sanglot. À garder mes distances. J'ai l'impression que... ton anima m'appelle. Je n'ai jamais ressenti ça dans mon monde.
— Oui, c'est normal, murmura-t-il en effleurant ma joue.
J'offris mon visage bouleversé à sa caresse sans le quitter des yeux. Ce baiser avait porté des sentiments dont nous étions désormais trop conscients.
Je touchai le coin de sa mâchoire, le creux entre ses sourcils, la ligne de son nez droit dans un silence troublé par les murmures de la canopée. Seth se pencha pour déposer un baiser sur ma clavicule.
— Ne me regarde pas comme ça, grommela-t-il. Tu me rends fou. Je voudrais tellement qu'on soit seuls tous les deux... N'importe où ailleurs plutôt qu'ici.
— Dommage que je ne maîtrise pas la traversée, répondis-je d'un air taquin en savourant la douceur soyeuse de ses cheveux. Je t'emmènerais dans ma chambre et tu n'aurais même pas ton mot à dire.
— Ta chambre, vraiment ? Dans ce lit ridicule ?
À ces mots je frissonnai mais une répartie me brûlait la langue :
— Tu joues au difficile, et pourtant, tu n'as pas l'air de quelqu'un en état de dire non...
Il sourit et son souffle chaud effleura ma peau. Quand son regard vint me trouver à nouveau, ma propre respiration devint sifflante et mes artères palpitèrent dans mes tempes.
— Vraiment, ne te flagelle pas ainsi, repris-je en admirant son visage. On aimerait tous revenir en arrière pour faire certaines choses différemment, tu sais. Mais on ne peut que vivre dans le présent et tenter d'agir sur l'avenir. L'homme que tu es maintenant, je... je l'apprécie. Beaucoup.
Ses yeux brillèrent. Avec une tendresse infinie, il porta ma main à ses lèvres et embrassa le bout de mes doigts. Son regard doré ne quittait plus mon visage.
— Parfois je crains de m'endormir et de me rendre compte que tu n'es plus là à mon réveil, prononça-t-il d'une voix rauque. Tu es tellement parfaite que je me demande si je ne rêve pas tout ça.
— Tu te trompes. Je ne suis pas parfaite...
— Si. Chaque partie de toi est absolument magnifique.
Mon cœur fit un saut magistral dans ma poitrine. J'avais déjà aimé et j'avais été aimée mais jamais de ma vie on ne m'avait contemplée avec tant de dévotion.
Que la Source nous vienne en aide ! Je ne voulais surtout pas penser à l'après.
Les doigts de Seth dessinèrent le contour de mon oreille. Son visage se rapprocha de nouveau du mien et je sentis mon ventre fourmiller de plaisir...
Quand la voix d'Émïoka appela une fois de plus nos deux noms.
— Bon sang, jura-t-il en se reculant, il va falloir qu'on y retourne.
Il se détourna brutalement et attrapa la lanterne, comme s'il craignait de changer d'avis. J'en profitai pour remettre de l'ordre dans mes cheveux et dans mes vêtements. Seth me regarda attentivement relacer mon corsage puis me tendit la main. Je l'attrapai avec la sensation de flotter dans un rêve, et en silence nous revînmes sur nos pas.
L'escouade était réunie à l'arrière de la maison. J'espérais que la nuit saurait atténuer la rougeur sur mes joues. Il y eut une dernière pression sur ma main, comme un geste d'excuse, avant de franchir la lisière des bois et Seth réinstaura une distance respectable entre nous. Assurément, Reska n'aurait pas manqué de me servir son regard avisé si notre intérêt n'avait pas été porté immédiatement sur le petit faune que Crool portait dans ses bras, le souffle haché, luisant de sueur.
—Un peu d'aide serait la bienvenue.
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Merci de m'avoir lue ! :D
Pour ce chapitre éponyme, au tour de notre cher Seth d'être mis en avant par l'IA :
Est-il comme vous l'imaginiez ? :)
A la prochaine !
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