33 - Entre ombre et lumière
L'air marin emplissait mes narines et le soleil de midi cognait sur le pont. La voile gonflée portait fièrement notre navire sur les eaux gémissantes. Ballottée par le tangage qui n'avait pas de fin, je me penchai à nouveau par-dessus bord pour vider mon estomac. Avec un râle plaintif, je m'assis finalement la tête entre les genoux et plaquai mes paumes sur mes yeux.
Reska ne tarda pas à surgir de son pas feutré.
— Je suis tenté de te jeter par-dessus bord tant les bruits de mortelle que tu fais me répugnent. Tu as fini ?
— Tu étais à l'autre bout du bateau, protestai-je faiblement en mettant une main en visière pour le regarder.
— Je suis un vampire.
Son haussement de sourcils vint appuyer ses paroles. Il noua ses mains dans le dos et m'observa comme on observe un curieux animal. Vêtu d'une combinaison noire qui absorbait toute lumière et avec la cicatrice qui déchirait son œil incolore, il avait l'air d'une créature de cauchemar.
— Eh bien, tu n'as qu'à aller ailleurs, je ne sais pas, marmonnai-je après m'être massé les tempes.
— Les autres hurlent avec leur jeu stupide dans la cale et le capitaine de ce navire ne fait que jacasser si j'ose me tenir trop près de lui, soupira-t-il. Tout le monde m'empêche de méditer en paix.
Ah, cette méditation ! C'était un de ces rituels surprenants auxquels s'adonnaient les calomnieurs. En arrivant plus tôt, j'avais en effet trouvé Reska à genoux sur le pont dans une immobilité de marbre. Je crois qu'il escomptait une répartie mais l'humeur de répondre à ses piques n'y était pas. Mes pensées m'étouffaient.
Vixe était un traître. Vixe, mon ami, ce lutin vif, était un traître. Je ne voulais pas y croire mais les souvenirs houleux de notre dernière discussion comprimaient douloureusement ma poitrine.
Il était un Faucon Obscur. Depuis le début.
Ces fois où il avait relevé l'empennage différent des flèches, il m'avait déjà orientée sur cette piste. Ces fois où il avait mentionné le Cristal comme source d'énergie noire aussi. Subtilement il m'avait orientée. Et j'avais remonté avec lui le fil de ses manipulations. Jusqu'au bout. Je me rappelais encore sa réaction le soir d'Himalaye, quand je lui avais fait part de la menace des Faucons : avait-il réellement été mis à l'écart des plans ou avait-il joué la comédie devant moi ?
Vixe...
Je ne l'avais pas croisé depuis la veille. Malgré l'amère trahison que je ressentais, j'espérais secrètement qu'il ne s'attirerait pas d'ennui. Je le détestais, pourtant. Je le détestais. Vraiment.
Seth et Hildegarde émergèrent de la cale et vinrent dans notre direction pendant que je me lamentais encore des nausées.
— Dites-moi pourquoi est-ce qu'on n'est pas partis par la traversée encore ? gémis-je, le visage pressé contre mes genoux.
— Parce que l'Ordre se situe au beau milieu du territoire, on gagnera du temps en commençant nos recherches du côté de l'est, répondit Hildegarde, puis elle se pencha pour agiter sous mon nez un flacon d'une solution sirupeuse. Ne désespère pas. Regarde ce qu'on t'a amené !
— Vous aviez un remède pendant tout ce temps ? Et vous m'avez laissée comme ça ?
— Le voyage vient seulement de commencer. On imaginait que tu irais mieux sans médication.
— Radins ! m'écriai-je en m'emparant du flacon.
Tandis que j'avalais d'une traite le breuvage en maugréant, Hildegarde gloussa. Seth sourit et s'accouda au bastingage.
— Tu es malade parce que vous avez organisé une beuverie avec le minus sans m'inviter ? me questionna-t-elle d'un ton plein de nonchalance. C'est pour ça que vous n'êtes pas venus me chercher hier soir ?
La douleur me gifla sans prévenir et mon visage se creusa au moment de lever les yeux. Oh, Hildegarde ! Je n'osais imaginer combien elle serait détruite en sachant la vérité ! Elle avait confiance en Vixe. Nous l'avions toutes les deux.
— En fait... on s'est disputés, lâchai-je d'une voix ténue.
— Peuh ! Vixe ne sait pas faire la tête plus d'une journée, rétorqua-t-elle. Quoi qu'il ait fait, d'ici à ce que tu reviennes, il aura eu le temps de ruminer et d'implorer ton pardon.
J'acquiesçai avec un sourire feint. J'espérais qu'elle ne remarquerait pas à quel point ma gorge était nouée. J'ignorais ce qui était le pire, entre la pensée d'avoir perdu Vixe ou celle qu'il n'eût jamais été notre ami.
— Bon, je retourne en bas, annonça-t-elle sans faire cas de ma mine atterrée. Pour une fois que je menais la partie, je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin.
— Pour une fois que tu appliques correctement les règles d'un jeu, commenta Seth en coinçant une cigarette à la commissure de ses lèvres.
Hildegarde rit de bonne grâce avant de s'en aller. Même si je n'avais pas été aussi mal en point, je n'aurais pas été certaine de me joindre à l'équipe. Émïoka n'avait eu de cesse de me jeter des regards perçants ; elle m'en voulait toujours un peu pour les blessures causées à Kreg la nuit d'Himalaye, cette fameuse nuit qui avait, pour toujours, bouleversé le cours normal de la vie. Je pouvais comprendre son ressentiment.
— Moi aussi, je vais faire une partie en espérant que tu auras fini de vider tes boyaux quand je reviendrai, dit suavement Reska à mon attention.
Je me contentai de me recroqueviller en l'ignorant. À vrai dire, je me fichais de ses provocations. Je n'arrêtais pas de songer au fait que mon premier confident de ce monde n'avait été qu'un traître. Que Vixe était un traître. Cette vérité se répétait inlassablement dans mon crâne et il me semblait, à certains moments, me tenir au bord même de la folie.
Seth et moi fûmes donc laissés seuls. Je l'entendis battre son briquet et ne tardai pas à sentir se répandre les effluves familiers de l'ataraxie. Pendant une minute, aucun de nous deux ne se manifesta et je lui jetai un regard à la dérobée en me rappelant nos derniers échanges. La distance qui nous était imposée ne m'empêchait pas de me réjouir de passer du temps avec lui, au contraire...
— J'ai l'impression que tes jours de répit n'en étaient pas vraiment, dis-je, ce qui était une pauvre entrée en la matière mais j'avais envie de lui parler.
— Non, c'est vrai, la situation est tendue. Ce voyage en bateau me paraît bien plus reposant en comparaison. Et toi, c'est ce lutin qui te met dans cet état ? demanda-t-il en se tournant vers moi. D'habitude, ce garçon te fait toujours... rayonner.
Comme s'il prenait conscience de ce qu'il venait de dire, il évita mon regard et fuma nonchalamment. Dans toute ma tristesse, il faut admettre que cette observation et la pointe de jalousie que j'y sentis me firent du bien.
— Vixe et moi sommes seulement amis, me sentis-je obligée de préciser avec un pauvre sourire. Vraiment, il est intéressé par une autre...
Mais cette idée teinta ma voix de chagrin. Et si son attirance pour Hildegarde n'avait été qu'un masque ? Comme notre amitié ? Seth se tut mais hocha vaguement du menton en signe qu'il avait entendu. Je chassai au mieux l'image du Vixe rieur de mes souvenirs et posai une joue sur mon genou pour le contempler.
— Le Sud est ta région, depuis quand n'y es-tu pas retourné ?
— Je me suis présenté à l'Ordre de Méridie l'année où j'ai été promu capitaine. C'était la dernière fois.
— À Artiria aussi ?
Son ancien village. Seth fronça imperceptiblement les sourcils. Il aspira une longue et profonde bouffée qu'il relâcha en direction de la mer.
— Non, je n'y ai jamais remis les pieds.
— On dirait que le Sud est un endroit terrible...
— Il n'est pas forcément aussi hostile que l'Ouest mais il est pauvre, les embuscades y sont fréquentes. Et la barbarie est devenue un quotidien comme un autre.
— Tu veux parler de ces combats clandestins ? Les Goliaths ?
Un nouveau ruban de fumée s'échappa de ses lèvres tandis qu'il confirmait d'un hochement de tête songeur. Comme je me sentais mieux, je me levai pour m'accouder à la lisse près de lui, laissant traîner mon regard sur les flots calmes.
— Les Goliaths sont un exemple parmi d'autres, continua-t-il. Le marché noir est aussi un mouvement né de la région. Probablement que des pratiques de ce genre avaient déjà lieu auparavant mais elles se sont intensifiées avec la Grande Rupture.
— Quelque chose me dit que tu étais familier de ces lieux, observai-je après un silence.
Il me regarda.
— J'ai fait des choses dans le passé dont je ne suis pas fier, Kaly.
— Tu les as faites pour survivre.
— Certes...
Seth laissa filer un soupir, puis il acheva sa cigarette, se redressa et enfouit ses mains dans ses poches en appuyant sa hanche ferme au bastingage.
— J'espère simplement que nous n'aurons pas à trop nous approcher des habitations. Nous devrons tous être à l'affût et toi aussi, tes pouvoirs pourraient faire la différence si nous rencontrons des problèmes. D'autant plus que...
Il s'interrompit quelques secondes, les mâchoires serrées.
— ... La nouvelle que tu es la Sang-Premier et que tu as la capacité de réunir les cristaux va se répandre comme une traînée de poudre si ce n'était pas déjà su. Cela t'a déjà mise en danger une fois, dit-il en regardant mon cou comme s'il pouvait encore y voir les crocs du vampire.
Un nœud d'appréhension se forma dans mon ventre, dont je tentai de me défaire. Si Seth me partageait ses craintes, c'est qu'il m'estimait désormais apte à affronter les épreuves à venir. Il me fallait être à la hauteur.
— Tout va bien se passer, affirmai-je d'une voix confiante.
Après m'avoir scrutée en silence, il détourna le visage vers la mer. Nous profitâmes ensuite côte à côte de l'instant devant les flots à perte de vue car l'accalmie nous avait bien des fois prouvé qu'elle ne durait jamais.
~ * * * ~
Il fallut trois jours au bateau pour atteindre les rivages du Sud. À notre arrivée, nul port, ni ville pour nous accueillir : le navire mouilla dans une baie sauvage hérissée de falaises et un canot à deux rameurs s'empressa de nous abandonner sur la grève déserte.
Une semaine durant nous ne croisâmes aucune forme de civilisation, seulement des animaux et des prédateurs épouvantables. Dès le premier soir, des créatures semblables à des araignées géantes firent irruption dans notre campement. L'efficacité redoutable de notre escouade – en particulier de Seth qui les trancha les unes après les autres –, eut raison de leur faim et le reste de la horde cessa de nous prendre en chasse. Ce fut la rencontre la plus impressionnante mais d'autres suivirent, et je fus incapable de dormir sur mes deux oreilles. Si mes compagnons furent inquiets de ces entrevues, jamais ils n'en donnèrent l'impression.
En contrepartie, une dizaine de cristaux vint rapidement enrichir notre collecte.
La nature avait ses beautés et ses laideurs, des champs difformes traversés de failles, des terres désolées qui avaient perdu le goût de vivre, des forêts sombres et vertigineuses dans lesquelles nous entrions pour la seule raison que je pouvais m'y repérer. Au moins, la nature vivante était une moindre consolation par rapport à ce que nous avions laissé derrière nous à Cérule...
Notre progression mouvementée suivait le fleuve. Le Toribe jetait ses bras grêles jusque dans les profondeurs de la lande grise. De temps en temps il nous arrivait d'apercevoir un piège à gibier mais on ne trouvait que rarement une empreinte de chasseur. Peut-être les plus téméraires avaient-ils été tués par ce qui les chassait eux-mêmes...
Ma colère tempérée, je m'étais abîmée dans de profondes réflexions. Vixe accusait Malve d'avoir usé de la magie noire. Le pouvait-elle vraiment ? D'un côté, cette explication répondait au mystère des créatures qu'on trouvait abattues par des armes Faucons... Mais alors ce sceau, que représentait-il ? Pourquoi un oiseau dans ce cas ?
Il était clair que la Bansidhe était loin d'incarner l'innocence. Sa froide condamnation le jour de notre rencontre, ses manigances dans les sous-sols en étaient des exemples. Vixe avait raison de pointer sa grande intelligence : son regard bleu céleste renfermait en effet une acuité bien singulière. Et si l'on osait soutenir l'hypothèse selon laquelle Malve avait causé l'incendie pour me ranger de son côté, cet acte faisait d'elle un personnage capable de machinations sordides.
Je voulais haïr les Faucons Obscurs – non, je les haïssais –, et pourtant ces folles incriminations continuaient de tourmenter mon esprit. À cause de Vixe, à cause des parchemins. À cause de Tartoth. De Rehad. Des obsessions dont Malve ne pouvait pas deviner l'envergure...
J'étais tentée, terriblement tentée, de faire des rapprochements entre plusieurs événements de nature singulière. Mais les accusations de Vixe étaient beaucoup trop graves pour que j'eusse pu lui donner raison. À mes yeux, Malve avait des vices mais elle n'était pas un tyran. Il m'avait forcément menti... Ou il s'était forcément trompé. Ses propos impliquaient trop de calculs, trop de manœuvres inconcevables. Et je risquais de perdre beaucoup à force de suppositions.
— Nom d'un crocotta, regardez !
Le neuvième jour, nous avancions à la recherche d'un fragment du Cristal dans les hautes herbes humidifiées par la bruine du matin. Émïoka, qui venait de bondir sur un arbre, l'escalada jusqu'à la cime à la vitesse d'un écureuil.
Nos regards suivirent la forme que, bouche bée, la cait sidhe pointait du doigt dans le ciel. Une gigantesque bête reptilienne volait loin au-dessus de nous. Inutile de préciser à quel point j'en perdis le souffle.
— Les dragons existent..., murmurai-je, ahurie.
— Tarael se situe aux confins de l'Est mais les dragons apprécient le climat du Sud pour y voler, expliqua Reska qui observait les circonvolutions de la créature d'un œil imperturbable. Ce n'est pas à Asraell qu'on peut en apercevoir.
— Ils n'attaquent pas les gens ?
— À part si on leur cherche des ennuis, non, ils n'attaquent pas. Ils doivent sans doute juger les sidhes trop bêtes pour s'en nourrir.
— Et... nos ennemis en ont-ils vraiment un avec eux ? Je vous avais entendus en parler sur Sintu, ajoutai-je à l'attention de Kreg et de Seth.
— Rien n'est moins sûr, c'est une rumeur qui court depuis des années, répondit platement mon capitaine, occupé à resserrer les sangles de son sac à dos. De nombreuses personnes ont rapporté avoir vu un dragon au Nord. Quant à son lien avec les Faucons, c'est une autre affaire...
— Les dragons sont des créatures étranges qui échappent à nos études, dit Hildegarde d'un air pensif. Ils dorment beaucoup tant qu'on leur fiche la paix et, moi, je crois qu'ils sont lassés des conflits.
Comme le sujet s'y prêtait, je me rapprochai de Crool ; il était le vétéran du groupe.
— Comment c'était avant que Malve ait bâti l'Ordre ?
— Oh, difficile à dire, ça remonte à longtemps, réfléchit-il en se grattant l'oreille. Je vivais loin des capitales à l'époque. J'ai souvenir que l'armée était seulement réunie à Cérule et dans les duchés. Il n'y avait pas de pôle de surveillance sur les terres cardinales, ni de gouverneur pour agir au nom de la Bansidhe. Les vicomtes géraient leurs lopins de terre et guerroyaient les uns contre les autres pour s'attirer les faveurs de Malve dans l'espoir d'étendre leurs domaines. L'Ordre a permis d'étouffer ces querelles inutiles.
Ainsi, le monde connaissait une meilleure entente depuis l'instauration du nouveau système. Une personne qui avait apporté la paix ne pouvait pas être mauvaise...
À notre plus grand étonnement, notre circuit nous mena à un groupe de cinq spriggans qui jouaient à cache-cache dans les bois. C'étaient de petites créatures espiègles nées de bois et de feuilles, qui nous observèrent avec de grands yeux curieux. Enfants de la Terre, les spriggans furent très intrigués par ma présence et dansèrent autour de moi. Il me fallut seulement expliquer que nous étions à la recherche de leur pierre pour qu'ils me l'offrissent sans réticence. Je pris ensuite le temps de jouer avec eux à l'aide de sorts inoffensifs afin de les en remercier.
Nous finissions à peine de déjeuner que je me hissais déjà dans la toison d'un arbre, pressée de repartir ou du moins, de m'occuper l'esprit. Le désœuvrement ne cessait de me ramener à la perte de Vixe et aux idées délirantes qu'il revendiquait. Et je ne voulais pas le croire, je ne voulais même pas essayer car il m'avait menti, depuis le début, et car les Faucons avaient massacré des êtres sylvestres, innocents !
Mon esprit voyagea dans l'entrelacement d'anima jusqu'à y trouver la force démarquée et si familière à présent d'un fragment de Cristal. Je sautai de ma branche et dépliai ma carte à même le sol sans me douter un seul instant de la mauvaise nouvelle qui allait nous tomber dessus.
Quand je compris, ma main se suspendit une pleine minute dans les airs.
Non, pas ça...
Je me coulai une nouvelle fois dans l'énergie végétale, sachant pourtant bien l'impossibilité que je sois dans le tort.
Seth vint dans ma direction, et Reska – qui avait voulu l'imiter – eut la grâce de se soumettre à ma demande silencieuse de rester à l'écart. Si mon capitaine manqua cette interaction, il remarqua d'emblée mon trouble.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
Ses yeux d'ambre me détaillaient avec une inquiétude manifeste. Le cœur déchiré, je décidai de ne pas reculer l'inéluctable.
— Tu sais que nous sommes proches d'Artiria ?
Ma question avait le mérite d'être directe et son esprit vif eut tôt fait de l'associer à l'objet de notre quête. Cela n'empêcha pas une hésitation de poindre dans sa voix :
— Il y a un cristal là-bas ? demanda-t-il.
J'acquiesçai en consultant de nouveau la carte. Le regard de Seth se perdit un instant au cœur de la végétation. Quand il tourna de nouveau la tête vers moi, ses yeux étaient troublés par l'angoisse.
— Falias toute-puissante... Quelle était la probabilité, souffla-t-il avec un petit rictus, parmi tous les villages au Sud...
— Je sais, dis-je, pesant soigneusement ma réponse.
Il serra les lèvres et soupira avec résignation. Nous n'avions pas d'autre choix que de nous y rendre. Je lançai alors un coup d'œil en direction de l'équipe qui partageaient derrière lui des bavardages insouciants.
— Les autres sont au courant ? me hasardai-je à lui demander.
— Seulement Reska et Crool, répondit-il d'un ton morne en les regardant à son tour. Mais ils ne tarderont pas à comprendre.
— Cela fait longtemps que tu as quitté Artiria, les gens ont peut-être oublié...
— Non, Kaly.
La dureté de sa réponse me jeta dans un gouffre de désolation. Seth évita ensuite mon regard, convenant que nous devrions prendre la route immédiatement afin de ne pas nous faire surprendre par la nuit. Je voyais le grand mal que cette nouvelle lui causait. Artiria était pour lui un lieu de souffrance qu'il aurait sans doute préféré rayer de sa mémoire. J'aurais voulu le rassurer mais comment, lorsque je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était l'endroit de ses appréhensions et qu'au fond, je ne savais même pas ce qu'il avait vécu ? À l'annonce de notre destination, je ne pus m'empêcher de remarquer que Reska l'observa d'un œil attentif ; il était son ami malgré des remarques parfois douteuses.
Seth fit mine de l'ignorer et le trajet parut long.
En fin d'après-midi, après avoir laissé les bois derrière nous et traversé deux coteaux arides, nous étions arrivés.
— Alors quoi ? fit Kreg d'un ton âpre, en montrant les toits vétustes des habitations qu'on voyait au loin. Il y a vraiment quelqu'un qui garde un cristal au chaud chez lui malgré tous les appels à l'unification qu'on a lancés ?
Les yeux vides de Seth étaient fixés devant lui. Une tension silencieuse crispait chacun de ses muscles.
— Je ne sais pas pourquoi tu joues à l'étonné, répondit Reska en levant un sourcil. Ce serait loin d'être la première fois que ça arrive. Que représente l'Ordre sur ces terres ?
— Absolument rien, c'est sûr, commenta pensivement Émïoka. Mais Main Noire, un cristal représente une porte de sortie. L'Ordre récompenserait grassement quiconque se rendrait utile à la Bansidhe. Cette personne aurait pu aller où bon lui semble plutôt que rester... là.
Elle n'avait pas besoin de s'expliquer davantage. De loin, les lieux formaient comme un cimetière enflammé par les lueurs du couchant. Pour tout voisinage, une forêt sombre et une herbe en friche. Aucune cheminée ne fumait et nul bruit ne troublait le silence. Soit les habitants étaient partis, soit ils voulaient se faire oublier du monde...
À l'expression sinistre de Seth, il aurait mieux aimé la première alternative.
Le groupe suivit le chemin. Un souffle de vent chuchotait une élégie funèbre. La girouette rouillée de la première maison pivotait en grinçant et son ombre se projetait sur la terre rougeoyante comme un crucifix.
De la rangée de masures aux pierres tombantes, il émanait ce quelque chose d'auguste tombé dans la décrépitude – des vestiges, on me l'apprit plus tard, d'une époque prospère avant l'exode.
Si le village était vide, nous sûmes bientôt qu'il n'était pas mort.
La peur est un fléau qui fait rendre les armes ; elle avait envahi, pourri les racines de cet endroit. Triste vision que ce rideau qui bruissa sur ma gauche, depuis lequel un grand œil terrifié nous épiait derrière les carreaux fendus de sa fenêtre. Dans le chemin adjacent, des pieds sales d'enfants tremblotants dépassaient sous les roues d'un chariot de bûches. Certains restaient debout sans faire un geste, yeux caves, bouche bée, spectres désœuvrés dans l'attente de leur sort. Il n'y avait plus d'hommes vigoureux dans la force de l'âge, ni de jeunes filles ; les unes avaient été prises, les autres avaient laissé faire.
— Grande Dana, ils nous prennent pour des Rafleurs, comprit Hildegarde en déglutissant, le teint blême.
Et il était vrai que nos habits avaient été confectionnés pour nous donner l'allure de bandits. Nous ne fîmes rien pour le démentir.
Alors que nous traversions cette haie de déshonneur, une femme à la robe sale se jeta aux pieds de Seth en sanglotant.
— S'il vous plaît... Je n'ai plus rien... Laissez-moi mon bébé...
Elle leva la tête, les joues ruisselantes de larmes. Son visage, peut-être beau autrefois, était boursouflé de cicatrices. On ne lui avait laissé qu'un seul œil.
— Pardon, messire... Ne me prenez pas mon bébé, souffla-t-elle, je vous en prie... Je donnerai mon corps, n'importe quoi...
Un muscle se tendit sur la mâchoire de Seth et il la considéra sans un mot avant de reprendre son chemin. Je crus qu'Hildegarde, qui était restée immobile, allait avoir une parole de réconfort pour la pauvre femme mais elle me regarda avec des yeux maussades et me fit signe de ne pas intervenir.
— La résonance prend fin ici, déclarai-je, mal à l'aise, après avoir mené le groupe vers une maison isolée des autres.
— Elle a l'air inhabitée, observa Kreg.
La porte de bois pourri baillait sur une pénombre déserte. Du lierre s'insinuait avec abondance entre les briques fissurées ainsi que par l'ouverture d'une fenêtre éclatée en mille morceaux. La nature avait lentement établi son domaine ; certaines pousses avaient fleuri en pétales violets et leur parfum séduisait des insectes volants qui les butinaient sur le toit.
Je m'apprêtais à prendre les devants lorsque les pas de Seth crissèrent sur le sol pendant qu'il dépassait notre groupe.
Quand elle nous parvint, sa voix me parut brisée :
— C'était la chaumière d'Émaël.
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