31 - Ciel de braise
Le menton sur les genoux, j'observais l'extérieur depuis ma fenêtre tachetée de cendres. Au terme d'une nuit longue et funèbre, les premières lueurs venaient tout juste de crever la grisaille du ciel. Partout des groupes de soldats en faction marchaient à pas rapides, l'épée battant la mesure, et des chariots bringuebalants se précipitaient aux portes de Cérule.
Et tout cela était ma faute.
Mon esprit autant que mon anima étaient altérés mais les pleurs avaient fini, pour l'instant, par se tarir et la douleur de ces pertes injustes s'apaiser. On finit plus tard par toquer à ma porte. Je travaillai à afficher ma mine la plus neutre avant d'aller ouvrir.
— Hé, me salua Vixe avec un doux sourire.
Il m'entoura les épaules dans un geste sincère d'amitié. Hildegarde, à côté de lui, n'avait pas l'air de savoir comment agir et se balançait d'un pied sur l'autre, une ride d'inquiétude plantée entre les sourcils.
— Ça va... mieux ? hésita-t-elle.
Malgré mon état de deuil, je m'efforçai d'esquisser un sourire. Leur présence saurait me faire le plus grand bien.
— Venez, entrez, les invitai-je en m'écartant de la porte.
— Hm..., se fit entendre Vixe d'une petite voix, ce n'est pas grand-chose mais je t'ai pris les viennoiseries du Père Barnabus. Je me suis dit que ça te remonterait peut-être le moral...
— Merci, mais je n'ai pas faim, Vixe.
Il déposa tout de même le sac sur mon lit. Nous nous assîmes en tailleur sur le sol nu de ma chambre. Devant le silence gêné qui s'établit, je lançai donc d'un ton léger :
— Eh bien, comme ça, vous n'êtes pas à l'arène ?
— À vrai dire, Malve est allée tenir un discours sur l'esplanade. Toutes les activités sont suspendues pour l'heure, répondit Hildegarde, visiblement soulagée que je me fusse ouverte. Mais on comptait venir te voir. Simplement, on ne voulait pas... te brusquer.
— Désolés de ne pas être venus hier soir, s'excusa Vixe en baissant les sourcils. Inhannaë nous a dit de te laisser tranquille pour la nuit.
— J'avais besoin d'être seule. Mais je suis contente que vous soyez là maintenant.
Et c'était vrai. Hildegarde m'adressa un sourire rasséréné.
— Malve a donc préparé un discours ? repris-je, un peu curieuse à ce propos. J'imagine que toute la ville a été témoin de ce qui s'est passé. La fille de Tartoth entre les murs de l'Ordre... La nouvelle risque de déplaire à certains.
— On peut dire que ça a causé du bruit dans les couloirs, oui, confirma la guerrière. Des rumeurs couraient déjà sur ta présence à Cérule mais... ta démonstration de magie hier ne laisse plus place au doute. Malve répondra aux questions, elle fera de son mieux pour t'innocenter.
— Toute cette mise en scène à cause de Tartoth, laissai-je tomber amèrement.
— C'est pourtant n'importe quoi, tu n'es pas elle ! râla Vixe, une ombre sauvage et révoltée tapie au fond des yeux. Depuis le début, tu ne fais rien d'autre que servir l'Ordre. Et pour sauver les miches de cette bande d'ingrats, au passage.
— J'ai piqué une crise.
— Quand bien même !
— Non, soupirai-je. Je peux comprendre leur rancune. Les gens ont peur, Vixe ; ils ont peur de tout ce qui a trait à l'ennemi. Ils ne savent pas qui je suis, ni pourquoi je suis là. La seule chose qu'ils savent, c'est que l'Ordre héberge l'enfant d'une femme coupable de haute trahison. Alors je comprends. Moi-même je commence à en avoir assez des Faucons. Mon Dieu ! Ce qu'ils ont commis hier... c'est un crime impardonnable.
Je coulai un regard entendu à mon ami. Nous nous étions fourvoyés lui et moi. Il devait comprendre que tout ce que nous avions pu croire ou imaginer était illusoire. Malgré tout, je ne comprenais pas la stratégie des Faucons : après m'avoir sauvé la vie, être entrés en contact avec moi en agitant drapeau blanc, m'avoir menée à des carrefours de réflexions, ils avaient agressé mon élément. M'avaient agressée, moi. Tout leur travail était réduit à néant.
— Vous êtes sûrs que c'étaient les Faucons ? s'enquit Vixe, d'une mine assombrie.
— Qui d'autre que les Piafs pour faire un coup pareil ? commenta Hildegarde qui s'était prise d'intérêt pour un bibelot sur ma table de chevet. Ces hérétiques ont perdu la boule et ça n'a rien de nouveau. De toute façon, les calomnieurs ont été chargés d'investiguer. Seth me tiendra informée dès qu'il en saura un peu plus.
La seule entente de son prénom me tordit le ventre.
Seth m'avait embrassée. Et je l'avais embrassé en retour. Longtemps. En oubliant tout des ravages du monde extérieur. Je me souvenais de la pression de son corps contre le mien, de la douceur de ses doigts sur ma peau et de l'empreinte de ses lèvres... J'avais autant envie de le revoir que je l'appréhendais. Ce baiser, après tout, m'avait été donné tel un gage rassurant et j'avais senti que nous étions sur la même longueur d'onde, comme j'avais senti sa sincérité. Mais je doutais qu'il témoignât d'un quelconque engagement au vu de notre situation...
Vixe et Hildegarde avaient recouvré le silence, comme s'ils attendaient mon accord pour oser prendre la parole.
— Avant ça, vous aviez passé une bonne soirée ? leur demandai-je, pour ne plus penser à la plaie béante qui s'était rouverte dans mon cœur. Et toi, Vixe, j'imagine que tu te souviendras de ton premier Himalaye à Cérule.
Les deux échangèrent un regard hésitant.
— Carrément, on s'est bien amusés ! répondit Vixe avec un sourire un peu guindé. Avec toi aussi, Kaly, j'ai passé un super moment. Il faut que tu gardes ce souvenir en tête.
— Un de mes souvenirs notamment, c'est que j'ai failli tomber dans les bras de Reska, me renfrognai-je. Je ne sais pas ce qui m'a pris...
— Ouais, haha, chacun son délire, rit Vixe en se frottant la nuque. Pourquoi pas si t'aimes le genre sanglant... Il t'a laissé un cadeau, au fait.
Comprenant avec un temps de retard pourquoi son regard malicieux insistait sur mon cou, je me levai en vitesse. Je lâchai un juron en voyant mon reflet dans le miroir, et pour cause : une vilaine ecchymose violacée s'étendait de ma gorge à la base de mon oreille ! Hildegarde pinça les lèvres pour contenir son rire. Je n'avais rien attendu de Reska – car il était ce qu'il était – mais un frisson désagréable me parcourut en réalisant que j'avais failli me donner à lui en échange d'une seule nuit de plaisir impersonnel. En comparaison, ce que Seth pouvait m'offrir surpassait de loin toutes les promesses du vampire...
Au souvenir de cette soirée marquée par l'horreur, je posai mes doigts sur la vitre et regardai de nouveau vers la lisière du mur. Mes amis avaient beau alléger une partie de mon fardeau, mon cœur pesait toujours dans ma poitrine comme une masse de plomb.
Un peu plus tard dans la matinée, je fus convoquée auprès de la Bansidhe. Hildegarde et Vixe ne cherchèrent pas à dissimuler leur inquiétude lorsqu'ils me quittèrent dans le corridor. Je marchai jusqu'aux portes bardées de gardes et pris une profonde inspiration avant de passer un peu gauchement le seuil.
— Bonjour.
Une fois de plus, le comité était réuni autour de la table. L'œil détaché de Reska glissa sur le foulard noué à ma gorge tandis que Seth, enfoncé dans son fauteuil et les bras croisés, me regarda avancer avec un air impénétrable. L'émotion me frappa comme un coup de poing dans l'estomac. Cependant la vue de la Bansidhe assise, le visage impérieux, refroidit très vite mes ardeurs.
— Bonjour, Kaly, me salua-t-elle sobrement. J'espère que la nuit a su apaiser une partie de tes tourments.
Je haussai indolemment les épaules en guise de réponse. Elle attendit que je me fusse installée près d'Armandiel avant de prendre la parole.
— Bien, tout d'abord le conseil ici présent a cru bon de solliciter une permission supplémentaire avant votre départ pour le Sud. J'accéderai à leur demande si tu le souhaites.
— Merci... Je crois que deux jours de plus ne me feraient pas de mal.
— Uniquement deux jours ?
— Oui. Cela dit, j'ai une autre requête.
Malve me permit de continuer d'un œil investigateur.
— Parle.
— La foret est... Elle vit un grand deuil, ma dame. Puisque nous quittons Asraell, je désire me rendre à son côté pour aider à sa régénération. Elle prendra le temps qu'il faudra pour repousser mais je suis convaincue que mon soutien pourrait lui redonner au moins un peu de force.
— Ce n'est pas une bonne idée, me contra-t-elle. Comme tu le sais sûrement, malgré toutes les mesures que nous avons prises, ton identité est désormais révélée au grand jour. Déjà ce matin des calomnieurs ont confisqué des portraits de toi qui circulaient dans les rues. Je viens de parler au peuple. Je leur ai parlé de la fille de Tartoth et de ce qu'elle a accompli pour nous ; je leur ai assuré que les erreurs du passé ne se reproduiraient pas. Si j'ai pu en convaincre une partie, cela n'a pas fait l'unanimité. Beaucoup pensent que rien de bon ne peut venir des pouvoirs d'un Sang-Premier. Des sanctions sévères seront appliquées à quiconque voudrait s'en prendre à toi mais tu n'es plus en sécurité pour l'heure.
— Et donc ?
— Donc il est préférable que tu restes confinée au palais jusqu'à votre prochain voyage.
Cette nouvelle me glaça et il me fallut fournir un effort important pour demeurer gracieuse et ne pas frapper des poings sur la table. Condamnée à être une prisonnière...
— Sauf votre respect, c'est mon élément et il a besoin de moi, m'affirmai-je d'une voix plus forte. Je trouverai un moyen de braver l'interdiction s'il le faut.
Un lourd silence s'abattit dans la pièce. Malve posait son regard froid sur moi et les paroles qu'elle avait prononcées la veille firent écho dans mon crâne. Aussi, je ne pus retenir une autre provocation :
— Ne vous inquiétez pas. Je ne vais pas devenir... « hors de contrôle ».
Je crus entendre des respirations se bloquer devant ma démonstration d'indiscipline. Je jouais un jeu dangereux mais Malve m'avait humiliée quand elle n'avait eu aucun droit de le faire. Son visage se para alors d'un air excédé.
— J'ai conscience d'avoir été un peu dure après les événements que tu as vécus, admit-elle. Tu as subi une grande perte, Kaly, et je vois combien la recherche des cristaux te fatigue, car jusqu'à ce jour, rien ne t'impliquait dans ce conflit. Mais à présent ne veux-tu pas te battre au même titre que nous pour faire tomber les Faucons ?
Je me reculai dans ma chaise, le regard grave. C'était une façon détournée de me demander de comparer mon inimitié envers elle et celle que je vouais aux ennemis. Et malgré toute la nocivité de la Bansidhe, il fallait admettre que les Faucons ne valaient guère mieux ; ils étaient même pires.
— Je peux l'y accompagner tout à l'heure avec deux de mes paladins si vous craignez pour sa sécurité, ma dame, se manifesta finalement Seth.
— Faites donc, concéda-t-elle en croisant ses doigts sous son menton.
Les prunelles ambrées de mon capitaine se portèrent sur moi et je l'observai en retour avec une reconnaissance teintée de timidité.
— Alors, c'est sûr ? demandai-je. Les Faucons sont coupables ?
— Oui, m'apprit Malve, nous allions y venir. Les deux responsables ont été appréhendés dans la nuit. Nos calomnieurs sont parvenus à les rattraper sur la côte.
— Je les ai interrogés avec Seth, ajouta Reska, pendant que les yeux bleus de la Bansidhe me scrutaient avec insistance. Bon ! Un peu d'intimidation de la part de notre cher Vive-Lame et ils ont consenti à cracher le morceau – la fille la première. Ces Piafs ont quand même un sacré problème avec la pyromanie quand on y pense... Si vous voulez mon avis, Bánh Malve, les laisser croupir en prison serait un meilleur châtiment que la mort.
— D'où venaient-ils ? continuai-je, en tentant d'oublier que j'avais été à la place de ces prisonniers dans un passé pas si lointain.
— Excellente question. C'est là que ça devient intéressant. Les deux ont été formés comme soldats à l'Ordre de Cérule et les deux ont été mis dehors à cause d'affaires de corruption il y a plusieurs années de ça. L'une volait des civils impunément et l'autre faisait de la contrebande de nos arrivages d'alchimie.
— Vraiment ? m'étonnai-je.
Reska hocha la tête, deux doigts soutenant sa mâchoire avec un soupir las.
— Ils ont fait croire à tout le monde qu'ils s'étaient rangés dans leur parfait petit ménage, continua-t-il, mais visiblement ils ont eu envie de faire payer à l'Ordre leur disgrâce. Quoi de mieux pour ça que de travailler avec les Faucons ?
— Ils ont donné des noms ? voulut savoir Armandiel. Des informateurs, des complices ?
— Aucun. L'homme et la femme ne se connaissaient même pas, répondit Seth. Ils ont juré qu'ils recevaient leurs ordres de lettres cachetées et qu'ils se sont seulement rencontrés devant les bois.
Armandiel se tourna vers Reska.
— Les Faucons ont choisi leurs pyromanes en connaissance de cause. Pour l'organisation, ces deux là ne représentaient aucune menace.
— De la chair à canon, murmurai-je, sans que personne ne comprît ces termes.
— L'attentat d'hier soir ne bouscule en rien nos plans, déclara la dirigeante d'une voix péremptoire qui fit taire toute discussion. Nous ne riposterons pas à la provocation mais le succès de notre inertie repose entièrement sur votre capacité à rassembler le Cristal de Fal. La sécurité de notre Sang-Premier est maintenant plus que jamais une affaire d'État. Avec l'âme de Dana qui menace de s'éteindre, si nous perdons Kaly, je crains que la guerre soit le cadet de nos problèmes.
Ses paroles résonnèrent dans la salle. Les yeux de Seth se levèrent lentement.
— Vous pensez que si Dana meurt, souffla-t-il, le Cristal n'y survivra pas ?
Malve soupira.
— Je l'ignore, Seth, et je ne veux pas connaître la réponse... Autrefois je pensais que seule l'existence de Dana était en jeu. Mais des changements se sont opérés dans la structure du Cristal ; des changements que je ne parviens ni à comprendre, ni à maîtriser. À terme, j'ignore à quoi ils mèneront...
— Le Sidh a été bâti grâce au Cristal de Fal, remarqua Armandiel, ses sourcils blonds légèrement froncés. S'il n'y a plus de Cristal, alors...
— Peut-être, trancha Malve sans se laisser envahir par l'émotion. Mais nous avons encore du temps devant nous ; soyons pragmatiques et mettons-le à profit.
Le comité accusa le coup de cette nouvelle hypothèse. La fin du monde..., songeai-je avec horreur. Même Reska s'abstint de commentaire. Puis les différents regards me jaugèrent, pesèrent sur moi.
C'est alors que le second des paladins se pencha en avant.
— La Sang-Premier a pour elle la Main Noire et le capitaine Vive-Lame, dit-il. Mais qu'en est-il de votre propre sécurité, ma dame ?
— Les Faucons ne courront pas le risque de m'assassiner, affirma-t-elle avec un calme imperturbable.
— Pour quelle raison s'en priveraient-ils ? demandai-je avant de pouvoir regretter ma question.
La Bansidhe se leva et tourna le visage en direction du cristal divin, dont la lumière purifiée projeta dans ses yeux comme des fragments d'étoile.
— Parce que m'assassiner reviendrait à liguer le peuple entier contre eux ainsi qu'à déclarer la guerre aux Ordres cardinaux. Sans oublier qu'ils ont besoin de tes talents de sorcière pour fragmenter l'œuvre de Dana et que vous avez ordre de poursuivre votre mission jusqu'à...
Elle marqua une pause. Très brève.
— ... La désignation d'une autre Bansidhe, acheva-t-elle d'une voix toujours impavide. Le seul moyen de mener à bien ce projet serait donc qu'ils t'enlèvent à nous, ce qui, en plus d'une guerre à venir, risquerait de ne pas être sans violence. Nous l'avons bien vu hier, n'est-ce pas...
« De nombreuses pertes seraient donc à déplorer chez eux. Et ils ne commettront pas l'imprudence de décimer leurs forces sur un assassinat qui leur apporterait autant de représailles. Ma mort n'est pas une priorité dans leur affaire. Je ne suis pas irremplaçable. Tout cela, bien sûr, sous réserve qu'ils m'atteignent.
— Pardonnez-moi mais ils ont quand même été assez irréfléchis pour brûler ce qui nous entourait, observai-je âprement.
Cet acte était foncièrement stupide. Je le pensais. Malve fronça les sourcils, dardant sur moi son regard pénétrant.
— Peut-être au départ avaient-ils vu en toi une alliée et qu'ils ont désormais compris que tu ne nous trahirais pas, contrairement à ta mère. Cela pourrait aussi être un moyen d'expérimenter l'avancée de tes pouvoirs ancestraux, je l'ignore. Et n'oublions pas que la réunification du Cristal de Fal nuit à leurs plans. Nous avons déjà fait des progrès immenses avec le ratissage de l'Ouest et d'Asraell. En vérité, tu es la raison principale pour laquelle les Faucons nous harassent tant, Kaly. Ils veulent t'atteindre et te blesser suffisamment pour que tu cèdes au chantage. J'ose espérer que tu ne te laisseras pas faire.
Pourquoi, sur son visage et dans ses mots, me donnait-elle l'impression d'être tout sauf une victime ?
— Avançons, reprit-elle en agitant sa main. Armandiel, tu avais autre chose à faire remonter, il me semble.
— Oui, dit ce dernier en consultant un parchemin sous ses yeux. Seth, un rapport de tes hommes en poste sur l'île de Mohrn est arrivé ce matin. Il y a des contestations... de l'Ordre. La situation nous échappe.
— Qu'est-il arrivé ? s'enquit mon capitaine, alarmé.
— Nous soupçonnons que des réunions clandestines aient eu lieu à l'insu de nos soldats sur place. Une émeute a éclaté la veille d'Himalaye et l'équipe a été forcée de battre en retraite.
— Dois-je déployer des forces armées ?
Malve glissa ses doigts sur la pierre à son cou.
— L'idée de régner par la terreur ne me plaît pas mais l'île de Mohrn est notre principal fournisseur de sable de construction. Or, Asraell en a besoin.
Elle nous observa tour à tour avec gravité, et son regard s'arrêta sur moi.
— Je t'en prie, Kaly, dit-elle plus doucement, et sur son visage jeune se disputaient la résignation et l'espoir. N'oublie pas ce qui est en jeu.
La séance prit fin et Seth, qui dut rester discuter de sa précédente sollicitation, braqua une dernière fois ses yeux sur moi lorsque je me levai. À nouveau, je ne pus m'empêcher de repenser à notre échange troublant dans l'arène et mon cœur s'égara dans un rythme chaotique. Allions-nous au moins en reparler ?
N'ayant aucune envie de ruminer seule dans ma chambre, je décidai de me changer les idées au Refuge. Inhannaë était sur le point de recevoir une jeune civile que nous avions toutes les deux suivie depuis le début de sa grossesse ; absolument ravie de cette visite, je les saluai. Mais la patiente me jeta à peine un regard, se bornant à contempler l'extérieur. Elle se contenta de dire :
— Je ne souhaite pas que la fille de Tartoth apporte le malheur à mon enfant.
Un poids entrava ma gorge. J'étais sur le point de battre en retraite quand Inhannaë m'arrêta d'une main et leva, du dossier de la patiente, des yeux sévères sur elle.
— Si tu refuses sa présence pour une telle raison, je t'invite à aller rendre visite aux autres guérisseurs de la ville.
Ainsi fut décidé. La jeune femme prit ses affaires et s'en alla sur-le-champ, ne prenant pas la peine de me bousculer au passage mais au contraire m'évitant au mieux comme si j'étais porteuse de la peste ou d'une plus grave maladie contagieuse de ce monde. La porte claqua furieusement derrière elle.
— Comme c'est regrettable, me dit Inhannaë après avoir lâché un soupir. Elle te connaissait depuis le début, elle m'avait demandé de tes nouvelles la dernière fois. Et maintenant... J'en suis navrée.
Elle posa une main sympathique sur mon épaule. Sur le moment, je mourais d'envie de l'étreindre mais Inhannaë n'appréciant guère le contact physique en dehors des soins, seule Falias savait comment elle accueillerait un tel acte.
— Peu importe, déglutis-je, tu as pris ma défense. Merci beaucoup.
— T'es-tu remise de tes émotions ? Je n'avais pas idée de ce climat d'antipathie entre la Bansidhe et toi, remarqua-t-elle en prenant place à son bureau.
— N'est-ce pas, murmurai-je.
Je traversai la pièce à mon tour et m'écroulai sur le tabouret auprès d'elle.
— Depuis que je suis revenue, Malve... me fait un peu peur.
— Pour quelle raison aurais-tu peur ?
— Parce que je n'ai aucune idée de ce qu'elle prévoie de faire. J'ai toujours l'affreuse impression qu'elle pourrait me remettre en prison en un claquement de doigts.
Et ses secrets plus que perturbants ! Que pratiquait-elle dans les souterrains cachés de l'Ordre ? De quoi les golems étaient-ils les gardiens ?
— Malve a la responsabilité d'un monde sur ses épaules, la justifia Inhannaë. Elle est tourmentée par la Grande Rupture et par la souffrance de son peuple. Bien du temps est passé depuis la malédiction de Tartoth, sans que rien n'ait changé. Et comme tu es la seule qui puisse changer la donne, elle a beaucoup d'attentes envers toi. Peut-être un peu trop...
— Est-ce qu'elle dort, se nourrit parfois ? demandai-je dans un soupir méditatif. Est-ce qu'elle est sexuée au moins ? J'ai l'impression que chaque seconde de sa vie est dévouée au Cristal !
Les lèvres d'Inhannaë s'ourlèrent à peine.
— Pour l'avoir examinée, je peux te répondre qu'elle est une femme comme toi et moi. Elle a besoin de manger peu mais elle mange, oui. Quant à dormir, je le crois aussi. Elle est connue pour se rendre régulièrement aux deux orphelinats de Cérule. Elle aime beaucoup les enfants. Si elle n'était pas la Bansidhe, je pense qu'elle aurait adoré être mère... Hier, d'ailleurs, elle a dû leur préparer une surprise ! Je l'ai vue descendre les escaliers déguisée avec son escorte.
Cette nouvelle me laissait dubitative. La Bansidhe, porteuse d'une fibre maternelle ?
Il y eut encore deux visites qui me réservèrent des accueils plus ou moins distants. Quand le troisième venu tourna les talons avec un air de dégoût, je dus maîtriser la flambée de pouvoir qui s'embrasa dans mes veines.
Toutefois au lieu de se refermer, la porte laissa entrer un nouvel arrivant : le capitaine des paladins en personne. Comme l'atmosphère changea en sa présence ! À la colère et l'humiliation se substitua une douceur bouleversée. Et je peux certifier que des papillons virevoltèrent dans le creux de mon ventre.
Seth salua Inhannaë déjà occupée derrière les étagères, puis s'approcha de moi. Malgré mon rythme cardiaque explosif, je fis de mon mieux pour adopter une allure désinvolte.
— Écoute, je dois impérativement m'occuper de certaines affaires. Tu es d'accord si nous partons en fin de journée ? Kreg et Hildegarde viendront avec nous.
— Oui, bien sûr, acquiesçai-je. Merci de t'être proposé.
Il me dévisagea quelques instants.
— Est-ce que ça va ? Tu es en droit de demander plus de répit que deux jours, tu sais.
— Je sais mais ce n'est pas la peine. Vraiment.
Mon sourire dut être pitoyable car il fronça les sourcils et amorça un geste dans ma direction... avant de se raviser.
— Bon. À tout à l'heure.
Je le regardai sortir, la boule au ventre. Je ne comprenais décidément pas où nous allions lui et moi...
— Eh bien, eh bien, il y a comme un trop-plein d'anima dans l'air par ici. Aurais-je manqué quelque chose ?
J'ignore ce qu'avait intercepté l'esprit curieux d'Inhannaë mais un sourire léger flottait sur ses lèvres.
— Je crois que c'est un peu compliqué...
— Vraiment ? dit-elle en reprenant ses affaires d'un air dégagé. Que s'est-il passé entre vous ?
Je marquai une hésitation : j'ignorais toujours la teneur de sa relation avec lui. Mais sa question ne portait rien d'autre sinon de la bienveillance, et il me semblait avoir vu une note espiègle dans ses yeux. Je vérifiai donc d'un regard circulaire que nous étions seules avant de lui raconter ce qui avait eu lieu dans l'arène.
— Je vois... Vous vous êtes donc embrassés, résuma-t-elle à la fin d'un air pensif.
J'acquiesçai, quelque peu rougissante.
— Pensais-tu vraiment que Seth pouvait se servir de toi ? Il n'est pas ce genre d'homme.
— Je sais bien. Mais après tout ce que j'ai vécu, hier soir, c'était la goutte d'eau et... Tout était confus...
— Bien sûr, me rassura-t-elle d'une voix paisible.
Devant sa mine tout à fait indulgente, je me triturai les doigts avant de fixer mon attention sur elle, gênée.
— Ça... ça ne te fait rien ? osai-je alors lui demander.
La guérisseuse me regarda étrangement, puis ses sourcils firent un bond lorsqu'elle comprit où je voulais en venir. Pour la première fois depuis que nous nous étions connues, elle exprima un réel sentiment de surprise.
— Tu pensais que je voyais Seth comme un amant ?
— Honnêtement... Oui.
Un rire cristallin se déploya de sa gorge.
— Oh, Kaly ! Mais qu'est-ce qui a bien pu te faire croire une chose pareille ?
— Eh bien, tu es beaucoup plus détendue avec lui, vous dînez ensemble parfois, il vient voir ta famille...
— Tu es rigolote, dit-elle en secouant la tête. Seth... un amant...
Mes joues s'empourprèrent. Il était rare de voir Inhannaë se moquer ouvertement de quelqu'un.
— Tu le sais, désormais, nous nous connaissons depuis longtemps. Après les deux premières années où nous avons perdu contact, car il avait rejoint en tant que soldat l'Ordre à Rivebrise, ça a été une grande surprise de nous retrouver à Cérule. Moi, dans les favorites de l'ancien maître guérisseur, et lui-même fait paladin. Dès lors, il a repris contact avec ma famille. Il m'accompagne parfois visiter Père et Mère et quand il vient, c'est toujours avec une quantité de présents pour eux. Mais entre nous, il n'y a jamais rien eu de plus. Je le vois comme... un cousin très proche, je suppose.
La honte me donna envie de disparaître sous terre. Je l'avais considérée avec tant d'injustice, elle qui faisait une si merveilleuse amie !
— Étais-tu, par hasard, jalouse de moi ? s'enquit-elle.
Je détournai le regard avec embarras.
— Un peu...
— C'est vraiment très comique car de mon côté, j'ai toujours remarqué à quel point il te portait de l'attention. Depuis le moment où il s'est rendu compte que je te fréquentais, ce grand transi n'a cessé de poser des questions sur toi.
— Oh...
Une joie intérieure avait éclairé mon esprit. Inhannaë ne s'était toujours pas départie de son sourire en coin.
— Et donc, tu n'es intéressée par personne ? préférai-je la questionner.
— D'après toi ?
— Je ne sais pas. En général, tu as un visage plutôt impassible.
— Alors, ouvre plus grand les yeux.
Je me promis intérieurement de le faire et m'appuyai au mur à côté d'elle avec quelques questions en réserve. Son regard couleur de givre m'interrogea.
— Je ne sais pas quoi en penser, commençai-je, observant l'eau du bassin central. Je... J'ai toujours le désir de rejoindre mon monde quand toute cette histoire sera résolue... Et lui aussi m'a fait comprendre qu'il ne pouvait pas être avec moi, de toute façon. Penses-tu que ce soit lié à mon séjour temporaire ? Ou à nos rôles respectifs ?
— Je crois que c'est votre mission qui pose un frein, répondit-elle.
— C'est-à-dire ?
Une triste gravité s'installa dans ses yeux.
— Kaly, si jamais quelque chose naissait entre vous, il pourrait mettre en péril sa situation de capitaine. Et surtout, Malve risquerait de le faire retirer de votre escouade. Je pense qu'il s'en empêchait pour éviter cela.
Mon cœur parut se changer en pierre à cette annonce. Je me doutais qu'il y avait un rapport avec la Bansidhe, au fond.
« Je ne peux pas te donner plus. », avait-il dit.
— Mais je ne comprends pas, Reska a tenté de me séduire hier soir, méditai-je tout haut. Il ne va pas être sanctionné que je sache.
Le regard de la guérisseuse fixa mon cou comme si elle pouvait voir à travers mon foulard, et je devinai qu'elle avait dû y porter attention la veille. Son visage n'exprimait aucun jugement.
— C'est différent, répondit-elle. Reska n'est pas un fae comme nous ; c'est un vampire, un être entre la vie et la mort. Et même s'il le pouvait, il ne créerait rien avec personne plus d'une nuit. Tout est question d'attachement... Les liens stables d'anima sont puissants et se voient.
Je fronçai les sourcils en laissant mes pensées dériver. Encore ce lien d'énergie étrange... Je n'avais pourtant pas perçu un changement majeur autour de Kreg et Émïoka...
Inhannaë me fit un sourire crispé et nous nous plongeâmes dans un travail silencieux.
~ * * * ~
Après avoir sanglé des poignards sous ma veste, je gagnai le vestibule dans l'après-midi. Hildegarde et Kreg m'accueillirent avec des sourires chaleureux qui détonnaient toujours avec leur allure martiale. Mes yeux s'attardèrent sur les bras du faldar couverts de bleus et d'égratignures.
— Je suis désolée de t'avoir fait ça, Kreg, m'excusai-je en avalant ma salive.
— Bah, c'est rien du tout ! Je t'avais dit qu'un jour tu me rendrais la monnaie de ma pièce, me rappela le concerné en m'allongeant une bourrade, à quoi je répondis par un sourire sans joie. Ça doit faire un bail que je m'étais pas pris une raclée pareille. Par contre, je te préviens, c'est à Émi' que tu vas devoir rendre des comptes. Elle aime pas qu'on touche à ses affaires...
Au-delà de la taquinerie, il y avait de la gentillesse dans ses traits. Tout à coup il regarda au-dessus de mon épaule et son sourire s'effaça. Des flammes sinistres s'allumèrent dans ses yeux.
— Tu devrais mettre ta capuche, dit-il sombrement.
Le ton me dissuadait de me retourner. Pendant que je m'exécutais, Hildegarde, assise au bord des marches, retroussa ostensiblement les lèvres en guise de menace et on entendit des bruits de pas qui déguerpirent. Kreg se renfrogna.
— T'as pas eu trop de problèmes aujourd'hui ? T'es allée manger au moins ?
— On a pris des plateaux avec le minus et on a déjeuné dans sa chambre, répondit Hildegarde. Malve a peur qu'on l'empoisonne et, vu l'esprit étriqué de certains, elle n'a pas tort de soupçonner une chose pareille...
— Grande Dana ! C'est complètement débile. T'inquiète pas, Kaly, les choses vont finir par se tasser. C'est pas plus mal qu'on s'éloigne de là pendant quelques temps.
Je hochai la tête avec morosité. J'étais bien d'accord.
Nous discutions tous les trois dans les escaliers quand notre capitaine fit son apparition au milieu de la salle, le pommeau de son épée dressé comme une croix dans son dos. Sa cuirasse de cuir noir renvoyait la menace et la gravité. Ses iris d'or s'ancrèrent dans les miens, me barrant instantanément l'estomac à l'idée d'avoir été serrée dans les bras de ce guerrier solennel.
— Rien à signaler ? demanda-t-il en approchant.
— Nope, fit Kreg, à part une bande d'idiots un peu trop curieux. On n'attendait plus que toi, capitaine.
— Dans ce cas, allons-y. Si tu le veux toujours, précisa-t-il en me regardant.
Nous empruntâmes une rue en marge de la grande allée. Un souffle froid, goûtant la cendre, balayait lugubrement les confetti éparpillés de la veille. La ville tournait au ralenti, silencieuse, hésitante, comme un lendemain fragile après une tragédie. Les devantures des boutiques éclairées n'accueillaient aucun client ; seulement des conglomérats qui partageaient d'intenses chuchotis.
Anonyme parmi les autres, je circulais en écoutant les rumeurs d'un air absent. Inutile d'en rapporter les teneurs tant elles se résumaient à « maléfice », « traîtresse », « destruction »....
— Ha ! Ça commence à me gonfler, grogna Hildegarde entre ses dents serrées. Pas possible ce que les gens jugent sans rien connaître. Combien de ces types peuvent se vanter d'avoir risqué leur vie pour sauver le monde ?
— Ce n'est pas grave, protestai-je doucement.
Je réprimai mes blessures et conservai mon regard sur le chemin pavé.
— Pour tout vous dire, repris-je au bout d'un silence, quand je suis avec vous et tout le groupe, certains jours moi aussi je ressens cette mission comme un devoir et je ne réalise même plus que je fais tout ça pour...
— Pour rentrer chez toi ? termina Kreg, voyant que je ne poursuivais pas.
Je levai la tête dans sa direction avec une mine étonnement sereine, le cœur empli de tendresse.
— Votre monde est magnifique. Vous méritez de le retrouver tel qu'il était avant.
Il secoua la tête avec un sourire triste.
— Après tout le mal que t'a causé l'Ordre, je ne comprends pas où tu as puisé la force de nous accorder ton pardon...
Seth, qui parcourait la ville du regard, se tendit légèrement en entendant ces mots. Je n'avais pas pardonné à tous, loin de là. Mais je comprenais aujourd'hui que certains de mes bienfaiteurs s'étaient retrouvés pieds et mains liés. C'était Malve qui avait voulu me supprimer, Malve qui avait orchestré le mensonge autour des portails, Malve qui gardait toujours des cartes en main pour me contrôler malgré notre accord. Malve, toujours Malve.
Après avoir rencontré une patrouille qui adressa aux paladins le salut militaire, nous entendîmes du bruit entre deux rues. C'était un attroupement de civils qui huaient et brandissaient leurs poings au pied d'un bâtiment à la façade bleu ciel.
— Qu'est-ce qui se passe par là ? s'interrogea Kreg.
— C'est l'immeuble où vit le compagnon d'une des coupables, répondit Seth. Nous l'avons interpellé mais il ne savait rien. Il nous a martelé qu'il y a erreur et que sa femme est innocente.
— Pauvre de lui s'il croit dire vrai, lâcha Hildegarde d'une voix plate.
Cinq pâtés de maisons plus tard, nous arrivions en bordure de la ville. Des barrières condamnaient l'accès aux jardins publics. J'en eus le souffle coupé en comprenant pourquoi. Sur le mur plein ouest, une brèche de douze pas de large donnait sur la vacuité de la plaine ; l'explosion initiale avait fendu la colline en deux et lézardé les briques du rempart jusqu'aux tourelles de part et d'autre. Des chutes de pierres s'étaient pulvérisées sur un embranchement de chemin cabossé.
Je resserrai ma veste autour de moi et me rangeai silencieusement au milieu de mes compagnons. La honte et la culpabilité me collaient à la peau. Seth nous fit passer les derniers contrôles, puis nous franchîmes les grandes portes de Cérule.
Je m'arrêtai un instant en haut de la colline en découvrant l'étendue cendrée devant nous. Ma terre, songeai-je, la gorge nouée, ma pauvre terre... Évidemment que j'avais connaissance du risque d'incendies naturels et je ne blâmais pas les décisions que prenait l'essence même du monde pour réguler la vie ; mais ce tableau criminel n'était rien d'autre qu'un carnage.
Un carnage.
— Hé.
Hildegarde posa une main dans mon dos.
— Tu as le droit de changer d'avis, tu sais.
— Non, je veux le faire.
Ma voix était réduite à un murmure. En réponse, mon amie m'adressa un sourire, presque fier et qui se voulait encourageant. Ainsi, notre groupe avança jusqu'à l'orée des anciens bois et marcha sur les cendres de ce qui était, la veille encore, pleinement vivant. Il n'y avait plus une once de verdure, il n'y avait plus qu'une terre jonchée de résidus, plus que les squelettes brunis des arbres surplombant sinistrement des corps calcinés au sol. La forêt était morte. Morte. Toute trace de vie avait disparu. Ma gorge se comprima et, sans m'en rendre compte, j'avais commencé à respirer plus fort. Les autres ne dirent rien, restèrent simplement là, respectueux de cet instant d'affliction.
— Pour chanter l'éloge de ces êtres disparus, je m'incline..., commençai-je.
Tout en prononçant le discours de libération, je m'agenouillai et posai à plat mes paumes dans ce champ d'horreur. Les mots passèrent un à un la barrière de mes lèvres en honneur à ces vies prises, en même temps que ma conscience retrouvait le cœur de la Terre, souffrante et inconsolable. Nous mêlâmes le souffle de nos forces dans un ultime pleur pour ces victimes d'un conflit qui ne les avait jamais concernées, pour la profanation d'un sol jadis fertile, aujourd'hui dévasté par les flammes. Mais le miracle de la vie se poursuivait ; il attendait que de nouveaux êtres vissent le jour : des enfants nés de l'anima revenu en ses sources. Alors je lui prêtai mon énergie en l'appelant à l'espoir. Et nous nous relevâmes, ensemble, de ces ténèbres qui nous environnaient.
— Ee wëae, terminai-je.
« À la renaissance. »
— Incroyable, souffla Kreg.
Déjà des couches de cendres se craquelaient en révélant les bourgeons étouffés, encore palpitants. La tâche accomplie, j'époussetai mes jambes, les mains parcourues de secousses. Ce n'était pas seulement la douleur de la peine que je ressentais ; il y avait quelque chose de profondément dérangeant à cet endroit. Quelque chose qui hérissait mon pouvoir. Une impression un peu similaire aux sous-sols, quoique moins puissante.
— Voilà, je ne peux pas faire mieux, annonçai-je.
Je pris une profonde inspiration et quittai les lieux la première. Sur le reste de la montée, je me retranchai dans un état un peu léthargique, dans lequel les voix des autres me parurent bien assourdies. Il me semblait expérimenter pour la première fois la véritable définition de la tristesse. Mes perceptions de sorcière étaient affligées par cet anéantissement autant que si nous avions foulé un champ de bataille encore humecté de sang frais.
Arrivés en haut de la colline, la voix grave de mon capitaine me ramena à la réalité :
— Laissez-nous seuls.
Je me figeai quand mon regard rencontra le sien. Kreg et Hildegarde s'éclipsèrent rapidement en se retenant de nous jeter des œillades indiscrètes et, resté debout devant moi, Seth me fit signe de le suivre. Bras croisés, je m'exécutai en gardant tout de même mes distances. Nous traversâmes en silence la plaine et les vergers semés de cendres jusqu'à parvenir aux falaises.
— Je suis désolé pour l'incendie, dit-il une fois arrivés là-bas.
Ses yeux rayonnaient d'une teinte d'or sagace et compatissant. Seth avait toujours cherché à comprendre ma connexion avec mon élément et il avait l'air, en quelque sorte, de saisir l'origine même du mal qui me rongeait. J'inclinai la tête en guise de remerciement et m'avançai au bord du précipice. La mer calme était d'un bleu aussi triste que ce jour.
— Est-ce que c'est vrai que la Bansidhe pourrait te retirer du groupe ? C'est pour ça que tu ne voulais pas ? demandai-je sans préambule.
— Oui, j'allais t'en parler.
Seth me rejoignit et la brise me porta son odeur dans laquelle j'aurais voulu m'envelopper comme cette nuit d'horreur, à l'Ouest, où il m'avait gardée contre lui dans la grotte. Le regard perdu sur les reflux d'écume, il eut l'air de chercher ses mots.
— La dernière chose que je veux, Kaly, c'est te blesser avec ce que tu es en train de vivre, reprit-il d'un ton posé. Alors j'aimerais savoir ce que tu en penses.
Je me tournai vers lui tandis qu'en bas le murmure des vagues se heurtait aux parois crayeuses. Dans ce paysage terne, sa beauté tranchante m'ôta le souffle.
— Je n'ai pas envie que tu sois remplacé, dis-je sincèrement.
Rien ne serait plus pareil sans lui.
— Et toi, qu'est-ce que tu en penses ? lui demandai-je en retour.
— Ce serait encore pire de rester loin de toi.
Mon cœur battit à coups sourds dans ma poitrine. Les rayons pâles faisaient briller le cercle d'or autour de son iris tandis qu'il m'observait avec attention. Comme il était cruel de me sentir pour la première fois aussi intime avec un homme et, en même temps, restreinte par les barrières d'autorités transcendantes ! Les délices de notre baiser me restaient sur les lèvres et je le désirais ardemment comme je n'avais jamais désiré personne avant lui, mais nous ne pouvions pas et nous n'appartenions pas au même univers.
Gorgée d'affection et de tristesse, je me forçai à hocher la tête.
— Très bien, conclus-je l'affaire.
Un soupir silencieux s'esquiva de sa poitrine. Voir que ce renoncement lui coûtait autant que moi me permettait de le supporter, et je lui étais reconnaissante d'être demeuré transparent sur la situation. Alors sous la masse endeuillée des nuages, je lui souris et il me rendit mon sourire.
— Rentrons, dis-je.
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