3 - Composition de la bizarrerie


— ... eaux de la Source ! On aurait dû... L'ai crue morte, moi...

Des bribes de conversation lointaines me parvenaient. Je flottais dans les airs, ballottée d'un côté, puis de l'autre. Une forte odeur de cave me prenait aux narines et l'air s'était considérablement rafraîchi. Les paroles autour se précisèrent peu à peu :

— Je sais pas si elle nous entend. Je sais pas si elle fait exprès.

— Bien sûr qu'elle fait exprès ! Il faut que tu arrêtes d'être aussi crédule, mon pauvre gars. Tu as vu comme elle t'a culbuté là-bas ? À tout moment elle nous saute dessus.

Deux voix d'hommes se disputaient. Deux voix dont les intonations ne m'étaient pas tout à fait inconnues.

— Tu crois... ?

— Un peu que je le crois ! C'est pas pour rien que le lieutenant nous l'a coltinée. Bon sang, on est dans de beaux draps, nous. Ça va remonter aux oreilles du capitaine, cette histoire.

Il y eut un juron et une prise se resserra autour de mes chevilles. J'essayai de dire quelque chose mais ma langue pesait comme du plomb au fond de ma bouche et ma tête était comme du coton. La morsure d'un métal froid tiraillait ma gorge... et peut-être mes poignets, dans une moindre mesure. Ouvre les yeux, me sommai-je. Cependant mes paupières, trop lourdes, résistaient.

Plus proche maintenant, je reconnus la voix inquiète du jeune garde blond :

— C'est Kreg et Hildegarde qui l'ont amenée. Pas nous.

Un silence.

— Ouais, t'as raison, fit l'autre. Tiens, v'là l'escalier, fais gaffe. Par les tétons d'la matrone ! L'autre géant aurait pu la descendre jusque là.

À ce moment, j'ouvris les yeux.

— Que... ?

Il faisait très sombre tout à coup. Je crus d'abord avoir émergé dans la vacuité d'un caveau mais le plafond s'agitait et la lueur d'une torche quelque part révélait les aspérités brillantes d'un tunnel de pierre...

Ainsi qu'un visage fantomatique à mes pieds. Le visage du deuxième garde de mon escorte. Mes paupières battirent d'alarme. Il me tenait par les chevilles et je pris alors conscience des mains solides qui me portaient sous les aisselles.

En levant la tête, je tombai sur la grimace contrite du soldat aux cornes de bélier.

— Qu'est-ce qui se passe ? m'agitai-je avant de réaliser que mes poignets étaient entravés de fers. Qu'est-ce que vous faites ? Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

— Et puis quoi encore ? grogna le brun. Arrête de gigoter ou je te fiche mon poing dans la figure si tu te romps pas le cou avant.

— J'ai dit : lâchez-moi ! À l'aide ! Au secours !

J'étais sur le point de hurler à tue-tête quand une porte un peu plus bas s'ouvrit à la volée. La lumière éclatante qui s'en échappa m'éblouit momentanément.

— Qu'est-ce qu'on a là ?

La voix, masculine aussi, était caverneuse et bourrue. La tête à l'envers, je manquai de me mordre la langue. Le nouvel arrivant était un colosse chauve tout en muscles, aux yeux d'un noir de poix. Entièrement noirs, faut-il préciser. Le sang reflua de mon visage. Mais enfin, où étais-je tombée ? Dans une région inconnue de Tchernobyl ?

Trop interloquée, c'est à peine si je me rendis compte que nous passâmes la porte. Les deux sentinelles qui me tenaient me lâchèrent sans prévenir sur un sol de béton. En marmonnant un juron, je ramenai mes genoux contre ma poitrine et me remis péniblement debout.

— C'est une Piaf, ça ? demanda le colosse en se grattant la nuque.

Le lieu dans lequel nous avions échoué était vide et sinistre. Quelques lanternes essoufflées sur des tonneaux crachotaient des flammes ; des casiers en bois pourri côtoyaient dans la pénombre des chaînes suspendues à des crochets de boucherie, qui grinçaient dans un silence de tombeau. Des croûtes de salpêtre enduisaient les murs d'un long couloir bordé de portes en métal.

Une prison.

Assises sur de minuscules tabourets, deux femmes trapues en cuirasse noire m'examinaient d'un air hostile. Je regardai tour à tour mes chaînes, puis le décor vétuste, prenant soudain la mesure de ce qui m'arrivait.

— Vous ne pouvez pas être sérieux, soufflai-je. Vous ne pouvez pas... faire ça.

J'arrondis la bouche dans l'attente d'une réponse sensée, au lieu de quoi mon auditoire m'opposa un silence inflexible.

— Vous ne pouvez pas faire ça ! m'exclamai-je alors, et mes mains remontèrent subitement sur ma gorge pour palper les contours d'un collier en métal massif. Et bon sang, qu'est-ce que vous m'avez mis autour du cou ?

— Va pas nous faire croire que t'as jamais vu de l'Igelune, jeta le deuxième garde de mon escorte d'un air passablement ennuyé. Bon, on vous la laisse maintenant, dit-il à l'adresse des autres. On a fait notre boulot, nous, hein.

Je secouai la tête, le souffle bloqué dans ma gorge, en cherchant un soutien parmi la rangée de visages graves. Seul le jeune blond m'observait encore avec une expression toute ingénue. Il ouvrit la bouche comme pour objecter, mais son partenaire le tira par le col et la porte claqua derrière eux.

Je me retrouvai donc seule et terrifiée devant les femmes enveloppées d'une lueur inquiétante et cet espèce de géant. Lorsque ce dernier s'avança vers moi, je bondis sur le côté.

— Ne me touchez pas ! feulai-je. Avez-vous tous perdu la tête ? Je n'ai rien fait de mal, je n'ai rien à faire ici !

À ce moment, un gigantesque tintamarre retentit dans le couloir des cellules. Ce fut horrible ; on eût dit que des titans martelaient les panneaux de métal.

— La ferme, les gars ! hurla le geôlier si fort que les bruits s'amenuisèrent derrière les portes barricadées, puis il planta ses yeux – des trous sans fond – dans les miens. Écoute, je me fous de qui tu es et de pourquoi tu es là. Ce que je sais, c'est que mes gars t'ont emmenée. Alors, en attendant, c'est moi qui commande. Un point c'est tout.

Il désigna les deux femmes d'un mouvement du menton.

— Et si tu n'obéis pas, les choses pourraient mal, très mal se passer pour toi. Compris ?

Je serrai mes mains contre ma poitrine en avalant ma salive. L'angoisse me cisaillait le ventre et mon corps tremblait de tout son long. C'est au point où ma propre voix me parut étrangère lorsque j'ouvris la bouche pour demander :

— Et mon avocat ?



On me jeta brusquement dans un cachot sombre.

— Non, murmurai-je en entendant la porte se refermer. Non, non ! Ouvrez-moi ! criai-je. Laissez-moi sortir ! Je suis innocente, il y a un malentendu !

Je tambourinai contre la porte en fer.

— Vous n'avez pas le droit ! Je vous jure que vous allez avoir des problèmes ! Je vous ferai poursuivre ! Je veux un avocat !

Mais aucune réponse ne me parvint depuis l'autre côté.

— Ouvrez-moi ! hurlai-je de plus belle.

Au bout d'un certain temps, mes muscles finirent par fatiguer et j'abandonnai la lutte. Tout va bien se passer, me persuadai-je intérieurement tandis que je laissais glisser mes poings encore liés contre la paroi métallique. Ils allaient bien finir par comprendre que je n'étais pas la personne recherchée ; une enquête serait probablement ouverte et me permettrait de rentrer chez moi d'ici quelques heures – au lendemain, dans le pire des cas.

Tout allait s'arranger.

Après avoir tourné en rond plusieurs minutes, je me laissai retomber au sol et m'adossai au mur abîmé de pierre froide en attrapant mes cheveux. Peut-être, après tout, n'était-ce qu'un cauchemar ; peut-être que mon pied avait dérapé dans la montagne, que j'étais tombée dans un fossé et que je me trouvais dans un coma complètement délirant dans les draps de l'hôpital ! Pourtant je tentai de me pincer, fort, et la douleur que je m'imposai sembla malheureusement trop réelle.

Mes yeux s'habituèrent petit à petit à l'obscurité. Ma cellule exiguë était montée sur un sol crevassé avec, en face de moi, un grabat en tissu sale occupant un tiers de l'espace et un seau – qui me provoqua un haut-le-cœur lorsque j'en compris l'usage. Les pierres des recoins exhalaient un lourd mélange fétide d'odeurs de moisi, d'excréments et d'urine.

Toutes mes poches étaient vides ; ils avaient pris soin de me dépouiller de mes dernières affaires avant de m'enfermer ici. Étrangement, la vue de mon téléphone et de mon couteau-suisse les avait jetés dans une grande perplexité. Une des femmes avait ensuite comparé mes écouteurs à une « corde d'assassin » et, en tirant sur le câble malgré mon avertissement, l'avait rompu d'un seul coup. J'aurais pu me frapper le front si la situation n'avait pas été aussi dramatique. Des sauvages, voilà ce qu'ils étaient...

Ils m'avaient donc dépouillée en me laissant mes fers et ce collier étrange qui m'emprisonnait la gorge. De l'Igelune, avait dit l'autre. J'ignorais pourquoi ils prenaient toutes ces précautions.

Au terme de ce qui me parut un long moment de solitude, des cliquetis de verrou se firent entendre à la porte, de laquelle émergèrent deux nouveaux gardes en livrée bleu et grise.

— Est-ce que... ? commençai-je avec une bouffée d'espoir.

Sans m'accorder la moindre marque de bienveillance, ils me saisirent les bras et me levèrent d'une poigne raide.

— Qu'est-ce que vous faites ? protestai-je. Non ! Vous n'avez toujours pas compris ?

— Tais-toi ! aboya celui de ma droite.

La gorge nouée, je fis silence. Rien n'était perdu ; ils allaient sans doute me faire interroger par un de leurs supérieurs et je pourrais ainsi plaider ma cause. Je devais me montrer à tout prix docile et patiente. Les deux soldats me conduisirent donc dans les couloirs obscurs au-delà du carrefour que nous avions emprunté à l'arrivée, jusqu'à une salle éclairée de lanternes huileuses, où était disposée une table en bois massive, chevillée au sol et à la surface écorchée par le temps. Là, deux inconnus occupaient des chaises côte à côte.

L'un d'eux était un jeune homme d'allure sinistre, avalé par les ombres. Il avait la peau laiteuse, presque translucide, des cheveux noir corbeau et les lèvres retroussées en un demi-sourire qui me parut de mauvaise augure. Une cicatrice lui découpait le sourcil et une partie de sa joue gauche, et peut-être l'avait privé de la vue. Car ses yeux ! l'un vert, l'autre gris, si pâle qu'on aurait pu le croire mort s'il n'avait pas eu de pupille.

Il était accompagné par un homme à peine plus âgé et de plus fine stature. Celui-ci était habillé d'une longue tunique bleue près du corps, piquée de rosaces de bronze qui rappelaient l'orient. Autour de son visage glabre et serein, les boucles blondes sur ses tempes s'éparpillaient comme des fils d'or.

Un de mes gardes força sur mon épaule pour me faire asseoir sur l'unique chaise vacante. À ce moment, l'homme aux yeux vairons découvrit davantage ses dents.

— Eh bien, pour une surprise ! s'exclama-t-il. Une rouquine et toute mignonne, en plus ! Regarde moi ça, Elvenn, les Piafs ont décidé cette fois de nous envoyer une petite sorcière ?

— Allons, mon ami, répondit le blond d'un ton posé. Ne hâtons pas les conclusions, si évidentes soient-elles...

Je remuai la tête sans comprendre. « Sorcière » ? Qu'insinuait-il ? À nouveau paniquée de me savoir le sujet d'accusations, je m'éclaircis la voix.

— Je... Il y a un malentendu. J'ignore vraiment qui vous êtes et je ne sais pas non plus où je suis.

— Et toi, qui es-tu ? rétorqua sèchement le brun.

Je ravalai péniblement ma salive. Ainsi, son compagnon reformula la question d'une voix plus pondérée :

— Quel est ton nom ?

Comprenant qu'il était plus sage de coopérer, je répondis.

— Kaly.

— Bien, Kaly. Je suis Armandiel Elvenn, archimage, maître alchimiste et conseiller de la Bansidhe. Voici Reska Vanor, le maître des calomnieurs, mieux connu sous le nom de Main Noire, ajouta-t-il en désignant son partenaire. Je présume toutefois que les présentations n'étaient pas nécessaires...

— S'il vous plaît, croyez moi quand je vous dis que je ne sais rien de vous, insistai-je en secouant le menton.

Un rictus de désapprobation tordit les lèvres de mon interlocuteur. Il poussa un soupir et massa l'arête fine de son nez.

— Écoute, la situation est délicate pour toi. Premièrement, tu es une parfaite inconnue, deuxièmement tu as attaqué deux de nos soldats et, troisièmement, cela à peine avant une attaque des Faucons Obscurs. Pensons-nous à une coïncidence ? Je vais être honnête : non.

Mon cœur se mit à marteler ma poitrine et un frisson courut sur la peau de mes bras. Mes pensées se confondaient au devant de cette situation aberrante mais que je comprenais mauvaise.

— Vraiment, j'ignore de quoi vous parlez..., bafouillai-je étourdiment. « Bansidhe », « Faucons Obscurs », je... je n'ai jamais entendu ces termes.

— Inutile de poursuivre ta comédie entre nos murs ! s'impatienta le dénommé Reska en serrant le poing sur la table. Comment avez-vous produit ce tremblement de terre ? Par quel nouveau prodige parvenez-vous à vous attaquer aux fondations ?

Je l'observai en retour, complètement effarée.

— Non, non. Il y a vraiment une erreur !

— Alors, d'où viens-tu ?

— Mais je ne sais pas ! me récriai-je en perdant mon calme. J'étais dans la forêt et quelque chose m'a poussée à travers un arbre et je me suis réveillée au fond d'une rivière à deux doigts de me noyer ! C'est absurde, dit comme ça, je sais bien à quel point c'est absurde. Puis il y a eu cette créature et des... paladins m'ont secourue. Une grande blonde et un homme aux cheveux rouges, demandez-leur !

— Tu veux nous faire croire qu'une dryade t'a joué un tour maintenant ?

— Quoi ?

L'homme attablé, Armandiel, me fixa pour un temps qui parut une éternité.

— Non, dit-il très doucement. Je crois, mon ami, que notre invitée insinue venir de chez les humains.

Je restai davantage bouche bée – comme si cela eût été possible – à l'entente de ses paroles.

— Oui. Oui, évidemment que je viens « de chez les humains » !

Mon regard interdit les considéra tour à tour. C'est alors que Reska se vautra dans sa chaise et applaudit avec emphase.

— Alors ça, s'esclaffa-t-il, c'est la meilleure que les Piafs nous aient jamais faite ! Saluons au moins l'innovation. C'est brillant. Brillant.

— Pour le moins original, je l'admets, approuva Armandiel d'une voix parfaitement neutre.

Je fronçai les sourcils.

— Je ne vous comprends pas. Ce n'est pas une plaisanterie.

— Allons bon, dit Reska en pianotant ses longs doigts sur la table. De toute façon, quelle preuve avons-nous que tu viens de l'autre terre ?

— De l'autre terre ? murmurai-je sans comprendre.

— La terre des humains.

Un silence mortuaire tomba sur nous, durant lequel les deux hommes continuèrent de me scruter sévèrement. La terre des humains. Bon sang, dans quel village de fous avais-je pu tomber ?

— J'avais un sac avec mes documents d'identité, finis-je par répondre. Mais je l'ai perdu dans la rivière...

— Mais bien sûr ! commenta Reska d'un ton sardonique.

— Je vous jure que c'est vrai !

— Il n'est pas élégant de mentir, demoiselle.

Paniquée, je réfléchissais à un moyen de me dépêtrer de cette situation quand la porte s'ouvrit derrière moi dans un grincement strident, et des pas firent écho dans la pièce.

— Armandiel, tu es demandé en chambre du Cristal.

Raidie sur ma chaise, je ne vis d'abord qu'un col mince en fourrure couronnant une cuirasse spartiate, et des bras à la couleur de cuivre sculptés par l'exercice. Ensuite, je m'aventurai à lever la tête. L'inconnu était un homme intimidant à la mâchoire saillante et aux lèvres étroites. Ses cheveux blancs mi-longs tombaient en demi-queue lâche sur sa nuque et il portait sur lui un impressionnant baudrier de dagues. Pour autant, sa brute apparence n'était rien en comparaison de ce qui brûlait dans ses yeux. Il avait le regard le plus beau que j'eusse jamais vu ; un regard qu'on aurait cru fondu dans de l'or, le plus raffiné et le plus intense, et capable à lui seul – je le jure – de captiver une assemblée en discorde.

— Bien, souffla le concerné. Merci, Seth.

L'archimage se leva et sortit sans plus me prêter d'attention. Reska, les mains croisées derrière la tête, lança au nouveau venu d'un ton excédé :

— Comme d'habitude, cette affaire ne va pas être facile. Celle-là persiste à dire qu'elle est humaine avec une histoire à dormir debout de portail dans un arbre, blabla...

Sa moquerie me creva le cœur et je pinçai les lèvres en m'efforçant de chasser mes larmes. Pourquoi refusait-il à ce point de me croire ? Ledit Seth s'installa à la place qu'Armandiel venait de quitter et posa ses mains à plat sur la table. Les torches faisaient courir des reflets de bronze sur les renflements de ses bras.

— Capitaine Vive-Lame, dit-il sommairement. Je suis en charge du corps d'armée de Cérule et des paladins d'Asraell. Ce sont mes soldats qui t'ont rencontrée dans la forêt au retour de leur mission. Ils t'auraient trouvée dans cet état et sauvée des griffes d'un cauquemar, avant de t'amener chez nous par bonté de cœur.

— Oui ! soutins-je avec élan. Oui, c'est la vérité, c'est ça !

— Et dis-moi donc pourquoi une innocente s'enfuirait-elle avant la sonnerie du cor Faucon ?

En prononçant ces mots, ses yeux se durcirent et je compris que le malentendu n'était pas dissipé.

— Je me suis enfuie parce qu'il y avait des blaireaux sur les étalages ! explosai-je. Des blaireaux qui parlent ! Qu'est-ce que c'est que cet endroit ?!

— Elle parle des tanukis, là ? chuchota Reska en plissant l'œil.

— Tu as agressé deux de mes soldats, continua imperturbablement l'autre. Et tu as feint d'être morte.

— Mais je n'ai jamais feint d'être morte, je me suis évanouie ! dis-je, au comble du désespoir et de l'exaspération.

Pendant un moment, ses sourcils se rejoignirent sur son front et une expression incertaine passa sur son visage. Cela fut éphémère, le temps d'un battement de cils. Il se reprit.

— As-tu donné un signal pour tes complices de l'extérieur ? poursuivit-il d'un ton soupçonneux.

— N'était-ce pas de ta part une tentative d'infiltration ? enchérit Reska à son côté. Ma foi, cela est réussi, tes vêtements sont plus que déroutants et ton attitude pourrait tromper les plus ingénus. Tu as l'air humaine.

— Je suis humaine ! m'évertuai-je à le leur faire comprendre.

— À d'autres. Tentative intéressante mais nous ne sommes pas dupes. De toute façon, les Faucons n'auraient pas envoyé une piètre actrice. Tu as même fait semblant de t'évanouir...

La Main Noire cala son menton dans sa main en me contemplant et je sentis mon cœur se briser. Il ne me croirait pas... Il ne le voulait pas. Et si ce qu'il disait n'était pas complètement délirant ? Si par malheur, j'étais tombée dans... un autre monde ? La forêt si étrange, le cauquemar, puis tous ces gens dont j'avais fait la rencontre jusqu'à ces hommes d'allure singulière m'avaient prouvé que l'endroit n'appartenait à rien que je connaissais. J'avais senti cette énergie alentour ; les ondes, les abstractions dans l'air trop différentes de ma terre, ma précieuse terre. Je sentis ma respiration s'accélérer et mon regard devint nébuleux.

— Alors, où vous cachez-vous ? réitéra-t-il. Qui est votre pratiquant de magie noire ?

Je secouai vaguement la tête, sans savoir quoi répliquer tant j'étais désemparée.

— Je... je ne suis pas celle que vous croyez, persistai-je à dire d'une voix blanche. C'est un malentendu. Je me suis retrouvée au mauvais endroit, au mauvais moment...

Ma pitoyable réponse eut pour seul effet de les rembrunir. Reska roula des yeux en claquant sa langue.

— En voilà assez ! Ramenez-la en cellule, ordonna-t-il aux deux gardes dressés à la porte avec un geste d'impatience. Quant à toi, ajouta-t-il à mon attention en se penchant sur la table, il vaudrait mieux demain que la nuit t'ait rendu tes souvenirs.

La menace que je lus dans son regard me rendit blême. Le capitaine, qui n'avait toujours pas repris la parole, ajouta au moment où l'on me levait :

— Notre patience n'est pas inépuisable. Il est dans ton intérêt de parler rapidement.

On me séquestra ensuite à nouveau dans cet espace étroit et sans vie.

Cette fois-ci, je ne cognai pas à la porte, consciente que ce geste ne me serait d'aucune utilité. Personne ne m'ouvrirait tant que ma situation ne serait pas éclaircie, situation qui venait tout juste d'empirer. Les mains libres, je portai un ongle à mes lèvres et m'intimai de réfléchir. Toutefois, mes pensées s'éparpillaient. Je ne comprenais rien, strictement rien à ce qui se déroulait dans ce décor. Ou je ne voulais pas l'admettre... Une autre terre ? avait dit ce Reska. Un autre monde ? J'étais arrivée dans un autre monde en traversant un arbre ? Où était donc passée la rationalité ? Certes, j'avais baigné toute mon enfance dans des histoires de magie mais un monde à part ! Et cela m'arrivait, à moi ! Mon père lui-même n'avait jamais tant fabulé.

Et pourtant... il n'y avait pas d'autre explication. Pourtant, les dieux savent que ce destin m'avait toujours appartenu.

J'étais perdue dans un monde étranger.

J'eus l'impression que la nuit tombait puisque les gardes se relayèrent derrière la porte. Recroquevillée dans ma cellule, je me sentais abandonnée. Je pensais à ma famille, à mes amis, à tout ce qui me rattachait à ma terre. Ils n'allaient pas remarquer ma disparition avant trois ou quatre jours mais ensuite, qu'adviendrait-il ? On me porterait disparue, on mobiliserait la police et, enfin, on me croirait morte. Telle était la logique insensible des affaires jugées trop énigmatiques.

Seule dans cette pièce aussi glacée que l'abîme de mon cœur, un sanglot fendit ma gorge et j'enfouis mon visage dans mes genoux. Si seulement, ah ! si seulement j'avais été plus prudente... Jamais je n'aurais dû m'éloigner du chemin, ni m'approcher de cet arbre maudit.

Mais il était trop tard venu le temps des regrets. Et maintenant personne, absolument personne, ne viendrait me sortir de là.


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Merci de m'avoir lue !

N'hésitez pas à me distribuer vos petites étoiles si cette histoire est à votre goût, j'en serais immensément heureuse :D 

Au plaisir !

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