28 - Rires et cabrioles


              La Bansidhe nous autorisa à prendre congé. Il fut convenu que notre escouade aurait droit à neuf jours de répit avant notre départ pour la Terre du Sud. J'étais soulagée de pouvoir enfin récupérer mes dettes de sommeil et de retrouver des visages familiers.

Reska disparut du corridor d'une seconde à l'autre et je me retrouvai seule avec Seth dans un silence incommodant. Très peu motivée à l'idée d'entretenir une discussion avec lui, j'accélérai l'allure sans croiser son regard. J'approchais de l'entrée des dortoirs quand une voix familière interrompit ma course. À la vue du lutin tout sourire qui me faisait signe depuis les escaliers, un élan de joie me traversa.

— Vixe ! m'écriai-je en jetant mes bras autour de son cou. Comment vas-tu ?

Mon ami me réceptionna avec plaisir, quoiqu'un peu déconcerté par la force de mon étreinte. J'étais si heureuse de le retrouver, comme s'il pouvait mettre fin à tous ces questionnements et dissiper les énigmes qui malmenaient mon esprit !

— Ma foi, bien et toi ? m'interrogea-t-il en me prenant par les épaules pour m'inspecter de bas en haut. J'ai croisé Kreg et Hilda tout à l'heure. Ils ont dû aller se pioncer, vu leurs têtes...

— J'ai bien trop de choses à te raconter pour aller dormir, répondis-je avec un regard entendu.

Vixe sourit malicieusement et m'agita un sac de biscuits sous le nez.

— Je m'en doutais, à vrai dire, et j'ai pressenti que tu aurais une fringale pendant ta longue histoire.

Alors que je louais sa prévenance, ses yeux noirs me dépassèrent et il fronça la bouche.

— Oulah toi, qu'est-ce que tu as fait à notre capitaine ? chuchota-t-il tout en m'entraînant vers les baraquements.

— Hein ?

— Bah, il vient juste de me foudroyer du regard ! C'est un brin flippant, là. J'ai l'impression qu'il va m'envoyer Reska pour m'assassiner dans mon sommeil...

Mon cœur martela ma poitrine.

— Non, il ne fera pas ça, bougonnai-je. Et laisse tomber, je t'en parlerai plus tard.

Vixe me lança un regard fureteur mais cette affaire n'était pas la priorité. Dès que j'ouvris la porte de ma chambre, mon ami se déchaussa et s'installa à son aise sur mon lit comme il en avait l'habitude pendant que je déballais mes affaires aux relents de fumée et de moisi depuis la tempête. Il eut droit lui aussi au résumé de nos expéditions, en plus des secrets que je n'avais pas portés à la connaissance de Malve.

— Je ne sais pas trop quoi en penser, terminai-je en observant la boîte trouvée chez les fongus posée sur ses genoux. Est-ce que ces traités sont réels ? Pourrait-on créer de tels parchemins de toute pièce ?

Le menton posé sur son poing, Vixe parcourut les feuillets.

— Il y a peu de choses que l'on ne saurait faire en employant les personnes qu'il faut, dit-il en guise de réponse.

— Vixe, j'ai besoin de ton avis, s'il te plaît ! Ça me rend folle de garder tout ça pour moi. Combien de fois j'ai eu envie de craquer et de tout raconter aux autres... Je fais confiance à Seth pour tout le reste mais il est capitaine. Et je crois qu'Hildegarde et Kreg sont trop loyaux pour entendre quoi que ce soit...

Je ne voulais pas me faire mal voir à cause de stupides hypothèses.

— Oui, je comprends.

Le lutin soupira et passa une main dans ses cheveux. Son expression était mitigée.

— Peut-être que je me trompe mais à moi, ces pages ne m'ont pas l'air inventées. Si tu as un doute, tu peux toujours fouiller dans les archives politiques ou questionner quelqu'un avec plus d'expertise sur le sujet. Et puis en ce qui concerne la dernière propagande au Nord, je ne sais pas trop ; après tout, ils n'ont pas forcément laissé comprendre qu'ils voulaient t'enlever, ils ont dit que tu leur apporterais la victoire.

— Ça sous-entendait néanmoins que je fasse partie de leur groupe ! rétorquai-je.

Toutefois, une autre idée vint en partie nuancer mes paroles. Pendant que Vixe enfournait un autre biscuit dans sa bouche, je me mordis la lèvre.

— Il y a autre chose.

— Quoi ?

— Je... après la tempête, j'ai rencontré un Faucon Obscur en Terre de l'Ouest, murmurai-je en jetant un coup d'œil nerveux à la porte. Je ne l'ai dit à personne d'autre, Vixe.

Un cri aigu retentit dans la pièce. Il écarquilla les yeux et se rapprocha de moi en un bond avec des miettes au coin des lèvres.

— Sérieux ?! Comment c'est possible ?

— Je me suis éloignée des autres, ce qui m'a valu de sévères réprimandes. Mais... ils ne savent pas ce qui s'est passé.

— Un Piaf, Kaly ? répéta-t-il à voix basse. Et tu n'as pas eu peur de lui ? Il ne t'a rien fait ?

— Non, soufflai-je, arborant la même incrédulité que lui. Au contraire, il m'a rapporté mon sac ! Et il avait ce... ce quelque chose de reposant qui me poussait à ne pas le craindre. Pourtant, tu as raison, il avait assurément les moyens de m'enlever à ce moment.

Vixe s'essuya la bouche d'un geste machinal. Puis il plongea les mains dans ses poches, pinçant les lèvres avec un air réfléchi.

— Alors quoi, ce type t'a juste rapporté ton sac et il est reparti ?

— Pas vraiment. Il a insisté sur le fait que Malve était la seule survivante aux premiers assassinats. Alors je me pose plein de questions...

— Il y a de quoi. C'est dingue ce qui t'arrive, quand même ! Tu devrais chercher à savoir clairement ce qu'ils attendent de toi.

Je me le demandais chaque jour depuis cette rencontre.

Vixe retourna allonger ses jambes sur le lit et s'appuya au mur en m'observant. J'étais soulagée de pouvoir me reposer sur lui, d'autant plus que notre enquête avait l'air de l'intéresser.

— Pourquoi est-ce que tu ne réfutes pas tous les indices comme les autres le feraient ? demandai-je. C'est comme si tu n'excluais pas la possibilité qu'ils aient raison...

J'entendis mon ami déglutir distinctement. Il paraissait mal à l'aise mais il devait s'attendre à ce que nous abordions ce point un jour car il ne tarda pas à formuler sa réponse.

— J'ai... des connaissances qui ont changé de camp et je n'ai jamais compris pourquoi, commença-t-il, les yeux perdus par-delà la fenêtre. Je n'ai pas l'intention de trahir mes convictions mais j'imagine que je ne me fais pas à l'idée qu'ils se soient trompés à ce point... Que je leur cherche des excuses, en fait.

Son regard s'était voilé et sa voix tarie dans un souffle. Je vins m'asseoir au bord du matelas.

— Désolée, fis-je simplement.

Écartant les coins de ses lèvres, Vixe m'ébouriffa affectueusement les cheveux.

— Bon, dit-il avec une nouvelle vigueur, pour le moment, oublie tout ça et ne te gâche pas la vie ! Himalaye est dans quatre jours, je compte sur ta venue.

— Je ne sais pas trop, Vixe, bougonnai-je, en flagrant manque d'entrain. Pourquoi ?

Himalaye était la fête de la Création, un événement annuel où tous chantaient les louanges de la Mère et du Cristal. Elle avait lieu lorsque les étoiles dans le ciel prenaient une disposition particulière et que les phénix en rut entrelaçaient leurs pennes enflammées. Malgré la dispersion du joyau, on n'avait jamais cessé de la célébrer. On disait que Falias aurait un jour pitié du malheur et rendrait au monde la pierre rassemblée.

— Pour m'accompagner, tiens ! Ce sera mon premier Himalaye à Cérule, depuis le temps que j'attends ça. Il faut que tu le voies de tes yeux ; impossible de rater un événement pareil ! On va demander de ce pas à Hilda de venir aussi.

— Si c'est pour tenir la chandelle..., marmonnai-je.

— Tu es jalouse ?

J'époussetai les miettes qu'il avait laissées sur mon lit en levant les yeux au ciel et il partit d'un rire de bon cœur.

— Enfin, qui sait ? reprit-il. Peut-être que le capitaine t'invitera ?

— Oh, j'en doute, Vixe, dis-je avec un serrement de gorge qui lui fit prendre un air concerné.

— Il s'est passé quelque chose entre vous ou je me trompe ?

Je lui racontai sommairement notre entrevue nocturne, lui épargnant les détails tant je me sentais embarrassée de m'être ainsi mise à nu, et il m'écouta sans un mot ou un regard de travers. Lorsqu'à la fin, je poussai un soupir, la mine basse, Vixe claqua dans ses mains.

— Tant pis pour lui, ne pleurons pas sur les imbéciles ! Bon, c'est promis alors, je ne t'abandonnerai pas si tu es toute seule ! Allez, ajouta-t-il devant mon expression indécise, ça te changera les idées. En plus, c'est peut-être la seule occasion que tu auras. Et tu pourras te pomponner, je suis sûr que ça te fera du bien !

Son sourire autant que son argument achevèrent de me convaincre. Pouvait-on même résister à cet adorable ouragan ?

— Très bien, capitulai-je. Très bien, tu as gagné ! Allons manger et se torcher au Chaudron avant que je change d'avis.


~ * * * ~


Le Chaudron Hurlant était plein à craquer quand nous poussâmes la porte en début de nuit. Un feu vigoureux ronflait dans l'âtre ; d'énormes chaudrons aux fumets de lard écumaient sur les foyers. Des guerriers éméchés braillaient déjà, produisant un tintamarre extravagant.

Vixe et moi nous dirigeâmes vers une des tables au centre occupée par les quatre paladins de mon escouade. À notre approche, Hildegarde fixa ses yeux sur mon camarade et lampa sa chope sans mot dire. Kreg suivit son regard et se retourna, sourcils froncés.

— Pourquoi il est là le bouffon ?

— Quel accueil chaleureux, ça fait toujours plaisir, ironisa Vixe en serrant le poing sur son cœur. Encore cette sacrée rengaine élitiste.

— Joue pas la victime, toi. On avait dit que c'était une réunion d'équipe – un concept que Kaly a pas l'air d'avoir très bien saisi, à l'évidence...

— Bah ! Autant que je sache, votre équipe est loin d'être au complet. Vous avez qu'à faire comme si je remplaçais le patron !

— Quelqu'un veut prendre ma place ?

Cette voix... Une chaleur magnétique irradia soudain dans mon dos.

Avec la conscience d'avoir commis une bêtise, Vixe se tourna lentement, très lentement, au bord de l'apoplexie. Lorsque son nez se retrouva face au torse large de notre capitaine, il s'inclina si bas qu'il manqua d'embrasser le sol.

— Messire Vive-Lame ! s'écria-t-il d'une voix couinante. Je ne voulais pas vous manquer de respect. Je... je m'appelle Vixe. Je... !

— Je sais qui tu es, répondit tranquillement Seth en allant s'asseoir.

Vixe croisa mon regard et, comme un écho à cette histoire d'assassin, son visage blême se décomposa. S'il n'avait pas tourné pudiquement la tête à ce moment, il aurait vu, comme nous tous, le sourire tout juste perceptible sur les lèvres de Seth.

Kreg se renversa dans sa chaise.

— Content de voir que tu as pu te libérer pour nous, capitaine.

— Où est Reska ? demandai-je en m'installant à mon tour et en faisant signe à Vixe d'en faire de même.

— Tu pensais vraiment qu'il allait se pointer ? À tous les coups il est déjà enfermé dans son palais des plaisirs pour les deux prochains jours.

— Qui est sa chambre, fit Émïoka, la bouche coquine, au cas où tu ne l'avais pas compris. Moi, je pense qu'il a bien raison de profiter...

Sa petite main descendit sans vergogne vers l'entrejambe de Kreg, qui toussota. Les yeux stupéfaits de Vixe firent la navette entre les deux, puis m'interrogèrent ; je haussai les épaules.

— Avant toute chose, proclamai-je en prenant une expression sérieuse, je tiens à faire une annonce : certains d'entre vous – qui se reconnaîtront sûrement – me doivent un paquet de boissons. Il me semble que c'est le moment de remettre les comptes à zéro.

Hildegarde et Kreg gloussèrent, se déclarant coupables. Les boissons servies, Seth leva sa chope à hauteur du menton. Ce seul geste suffit à imposer le silence à notre table.

— À notre réussite, prononça-t-il d'une voix chaude, et son regard trouva le mien. À notre merveilleuse Kaly, sans qui aucun de nous ne serait là. À mes braves guerriers qui n'ont jamais fléchi. Et à Arion.

Émïoka et lui échangèrent un long regard qui exprimait tout ce qu'il y avait à dire. Face à moi, Vixe fut le seul à attacher son attention sur mes joues probablement aussi rouges que des écrevisses. « Merveilleuse »...

— Direction le Sud, alors ? voulut savoir Émïoka.

— Le Sud, confirma Seth.

Chez lui. Son visage ne laissait rien transparaître.

— Pourquoi là-bas plutôt qu'ailleurs ? demandai-je, prenant soin d'éviter son regard. Sur quels critères vous établissez une priorité pour nos affectations ?

— C'est au Nord et à l'Est que les Faucons font le plus parler d'eux. Dans l'état actuel des choses, il ne nous semble pas être une bonne idée de t'y exposer.

— Si on veut éviter les Piafs, il n'y a pas plus rêvé que le Sud, effectivement, commenta Crool qui faisait tourner l'ounya dans son verre. En contrepartie, il y a d'autres types de dangers là-bas. Il va falloir qu'on ait l'air de tout sauf d'une escouade de l'Ordre. Sinon ça reviendra à nous balader avec une cible dans le dos.

— Espérons que les choses aient changé. Ça fait quatre ans qu'il y a une nouvelle délégation à Méridie. Le pouvoir a été octroyé à Ilil, fille de Yogev, le vicomte d'Ash'Tallyn. Les rapports qu'elle nous livre sont plutôt optimistes. Elle s'est battue pour reprendre les carrières que son prédécesseur avait laissées à l'abandon et l'armée s'est mise à recruter de nouveau. Les chiffres sont encore bien inférieurs à ceux des autres régions mais on aperçoit un peu de lumière au bout du tunnel...

— Je n'ai jamais compris pourquoi l'Ordre avait tant de difficultés à recenser là-bas. Le Sud est pourtant loin d'être désert.

La remarque était venue d'Hildegarde. Les doigts de Seth se crispèrent sur l'anse de sa chope.

— Le Sud profond n'est pas régi par l'Ordre mais par le brigandage, répondit Vixe avec une moue sévère. Là-bas, la pègre a la main-mise sur tout. C'est elle qui fait les lois et elle ne connaît que le règne par la terreur. Non seulement les fuyards sont pris en chasse, mais tous ceux qu'ils ont côtoyé sont massacrés et exposés en public pour en faire des exemples. Voilà ce qui s'y passe.

Il y eut comme un tressaillement sur le visage de notre capitaine. Son front devint ombrageux, ses traits se tirèrent. Malgré nos rapports tendus, je dus lutter contre l'envie de me lever et de me mettre en quatre pour lui extraire un sourire. Hildegarde posa son menton dans sa main.

— Tu sais toujours autant de choses, toi.

— Bon, c'est un peu déprimant tout ça, non ? les interrompit brutalement Kreg, grimaçant. On n'avait pas dit qu'il fallait éviter de parler boulot ?

Le groupe se tut. Chacun regardait Seth, comme dans l'attente de son approbation. Il battit des cils et, comme une nappe de brouillard qu'un coup de vent dissipe, son visage se détendit.

— Oui, répondit-il avec un mince sourire. Bien vu, tu as raison de le rappeler.

Et heureusement, on pouvait compter sur Vixe pour ramener de la joie !

Si dans l'enceinte de la capitale, les paladins incarnaient la rigueur, les choses en étaient tout autrement au Chaudron. Rires, jeux et beuveries étaient les seuls maîtres des lieux. À un endroit, on hurlait des paris sur des courses de lézard ; à un autre, des cibles tournoyantes mettaient au défi des lanceurs de fléchettes ; ailleurs se déroulaient des épreuves d'adresse et de force. D'aucuns buvaient, tout simplement.

Vixe et moi faisions plutôt partie de cette dernière catégorie. Une fois n'était pas coutume, nous nous lançâmes dans un concours de boisson. Impossible d'oublier à la fin des comptes les yeux écarquillés de Kreg et d'Hildegarde, et la mine absolument intriguée d'Émïoka.

À mesure que la soirée progressait, nous explorions une nouvelle activité de la taverne. Le monde était beau et tournait, tournait... Des ivrognes vacillant sur les tables poussaient la chanson, massacrant le travail du barde qui grattait les cordes de son luth. Tantôt on huait, tantôt on applaudissait.

À un moment donné, une bagarre éclata et un mouvement de foule m'envoya valser par terre. Je me relevai avec force grognements en époussetant tant bien que mal mon pantalon et me frayai un passage à coups de coudes jusqu'au bar au-dessus duquel se formaient des nuages compacts d'ataraxie.

— Tout va bien ?

Seth occupait la place à côté de mon siège. Une chope devant lui et l'air aussi sobre que s'il n'avait pas touché à la boisson, il était accoté au comptoir. Un ruban de fumée s'échappait d'une cigarette bien entamée qu'il tenait entre le pouce et l'index.

— Une bagarre, reniflai-je en montrant l'agitation derrière moi. Comme c'est cliché !

— Et pourtant... il y aurait de quoi s'inquiéter le jour où aucune bagarre ne se déclenchera au Chaudron.

Il emplit ses poumons d'une bouffée d'ataraxie, passant en revue le cercle dense et criant qui s'était ameuté autour des fauteurs de trouble avant de se tourner vers moi.

— C'est époustouflant que tu tiennes encore sur tes jambes avec tout ce que tu as ingéré.

Son regard se dirigea sur Crool qui cuvait sur une table avec une impressionnante flaque de salive sous sa gueule ouverte et j'éclatai de rire. L'air amusé, Seth avala une gorgée de sa chope. Je supposai que je lui devais le grand verre d'eau que le tavernier poussa vers moi.

— Et ce n'est pas tout, ajoutai-je en tapotant mes poches. Tu as vu l'or que j'ai amassé ? C'est fou ce que les gens sont nuls au Gob'gobelin. Il suffit juste d'estimer le nombre de dents dans le gobelet. Rien de sorcier... Oups ! On va croire que je triche.

La fumée grise qui s'enroula entre nous ne m'empêcha pas de discerner le sourire qui s'esquissa sur ses lèvres. Mon attention se porta sur une table dans notre diagonale, où une femme aux bras épais comme des poteaux luttait au bras de fer contre le lycanthrope qui m'avait effrayée le premier jour. La sueur coulait de leurs fronts écarlates ; des veines jaillissaient de leurs tempes.

— Tu ne participes pas pour éviter de les ridiculiser ?

— Au risque de te décevoir, Kaly, je ne suis pas le champion au bras de fer. Ceci dit...

Il y eut un lourd cliquetis de pièces, puis une bourse pleine à craquer atterrit sur le comptoir entre nous.

— ... J'ai d'autres ressources. Le Petit-Brouteur, expliqua-t-il devant mon air ahuri. Reska aime assez, lui aussi. Quand je ne suis affecté nulle part, on y joue toutes les semaines, ou presque.

— Jouer aux cartes ! Voilà donc ce que le Bras de Fal fait de son temps libre !

— Qu'est-ce que tu croyais que je faisais de mon temps libre ?

— Oh, fis-je avec négligence pendant qu'il relâchait un nouveau rouleau de fumée, son regard comme l'or intensément fixé sur moi, des choses et d'autres... Méditer la tête à l'envers... Ou caresser tes muscles jusqu'à ce qu'ils brillent.

Sa bouche tressaillit à peine mais l'amusement dans ses yeux m'éblouit. L'air de la taverne parut soudain onduler, briller de mille feux. Un effet de l'ivresse... ou peut-être d'autre chose ? Je bus une nouvelle gorgée d'eau et nous restâmes silencieux pendant un moment.

— Moi, j'adorais m'occuper de mes plantes, avouai-je d'un ton nostalgique en grattant une écaille sur le comptoir. Je pouvais passer des journées entières à leur parler, à faire des boutures, à traîner dans les magasins botaniques en m'extasiant sur chaque spécimen. Aujourd'hui, je trouve l'idée d'avoir des plantes en pot... barbare. C'est égoïste de priver un être vivant de ses congénères simplement pour la recherche d'esthétique.

Seth continua de fumer sans faire aucun commentaire. Les chandelles du vieux lustre au-dessus du bar jetaient des ombres oscillantes sur son visage. Nos regards s'attardèrent l'un dans l'autre, si longtemps que notre proximité me donna la boule au ventre.

— Neuf jours de repos ! fis-je, en désespoir d'un sujet de conversation. Votre discipline est-elle toujours aussi impitoyable ?

— Tu es bien placée pour savoir que nous sommes dans une situation un peu particulière. Tous les paladins n'ont pas ce rythme, heureusement, si on veut ménager leur santé. J'ai été habitué à de telles conditions donc ça ne me gêne pas mais je peux comprendre que ce soit dur. Si tu ne te sens pas capable de reprendre aussi vite, je demanderai au conseil de revoir le projet.

— C'est étrange... Une part de moi rechigne à l'idée de devoir repartir en vadrouille mais une autre n'a qu'une hâte : y retourner. Je commence à comprendre ce qui motive les paladins. L'aventure ne te manquait pas ?

— Si, murmura-t-il après avoir éteint son mégot. Bien sûr que si. J'insistais pour être envoyé sur le terrain régulièrement, même en tant que capitaine. Mais c'était différent.

Son regard s'adoucit en contemplant le vide, vers un fragment de passé qui n'avait pas été douloureux et je dus lutter contre l'envie de repousser des mèches soyeuses de son front, de...

Comme s'il avait tout à coup entendu mes pensées, Seth me fit face.

— Kaly, à propos d'hier soir... Je suis désolé. Je n'aurais jamais dû.

Mon corps se pétrifia.

— Tu n'aurais jamais dû quoi ? répliquai-je, sans parvenir à enrober mon aigreur. Me repousser ou me faire croire que tu voulais de moi ?

Ses sourcils se plissèrent légèrement et j'eus l'impression de recevoir un seau d'eau glacée sur la tête.

— C'est bien ce que je pensais, dis-je en descendant de ma chaise et emplie d'un plaisir mauvais à l'idée que la boisson pût délier ainsi ma langue. Tu es un peu contradictoire, Seth. De toute façon, c'était stupide. Je ne viens même pas d'ici, bon sang, je ne viens même pas d'un territoire à l'autre bout du Sidh. Je... Laisse tomber. Merci pour l'eau.

Du coin de l'œil, je le vis se redresser mais je me frayais déjà un chemin vers la sortie.

L'air frais de l'extérieur assaillit mon visage. Je m'arrêtai devant la taverne en laissant la porte entrouverte. Quelques ivrognes urinaient ou vidaient leurs tripes contre le mur. Plus loin, on entendait l'écho de râles et de soupirs de plaisir. Une soudaine clarté illumina la ruelle puis quelqu'un claqua la porte derrière lui. Le vacarme de l'intérieur se convertit en bruits étouffés.

— Ça va ? T'es toute pâloootte !

Un bras noueux s'enroula autour de mes épaules. Il ne s'agissait que de Kreg. Son haleine avinée estompa pendant un instant la puanteur ambiante.

— J'en ai ma claque, dit-il. On rentre ?

— Eh bien, les vétérans comme toi font la fermeture d'habitude.

— Pff, tu parles ! Faut croire qu'mes beaux jours sont derrière moi. À courir dans tous les sens ça m'a – hic ! – rouillé le dos.

— Où est Émïoka ?

— J'en sais foutrement rien. Sans doute à chasser des papillons dans le noir. T'as oublié Vixe, au fait. T'inquiète, continua-t-il avant que j'eusse eu le temps de réagir, il était avec Hildegarde. Fou ce que ce lutin peut la faire causer. Merde... j'crois que je vais gerber...

Il frotta sa large poitrine en grimaçant. Rien ne vint, par chance. La nuit était froide et brumeuse. La rue principale longée de globes lumineux se déployait devant nous comme à l'infini.

— Kreg, dis-je au bout de quelques minutes. Les paladins ont des enfants ?

— Bien sûr. Crool a des gosses, même s'il en parle jamais. Mais sa femme est pas dans l'armée, donc forcément ça facilite les choses. Pourquoi tu demandes ça ?

Je n'étais pas sûre de le savoir moi-même.

— J'ai toujours pensé que je ferais pas naître un bambin dans ce bordel, me confia-t-il en regardant le ciel, comme s'il y cherchait les étoiles. Mais l'avenir ne s'annonce plus trop mal maintenant que tu es là.

— Kreg ?

— Mmh ?

— Je suis fatiguée. Tu me portes ?

— C'est pas parce que je fais tes louanges qu'il faut se croire tout permis, hein.

De nuit, les portes du palais étaient closes mais des veilleurs encadraient une ouverture exiguë enchâssée dans le bois. Au moment où je gravissais les marches, Kreg se plia en deux et vomit dans le parterre de fleurs. Je détournai les yeux de lui avec une moue de dégoût. C'est alors que j'aperçus dans le vestibule, par-delà les vantaux de l'entrée de nuit, la traîne d'une robe blanche et une longue chevelure noire comme le jais...

Malve, libérée de toute escorte, venait d'émerger de la bouche des sous-sols.

Qu'est-ce que... ?

— La Mère te salue ! s'exclama soudain l'un des gardes de l'entrée. Ton badge, soldat.

Alertée par la voix, la Bansidhe tourna légèrement la tête. Je reculai pour me dérober à sa vue et heurtai par la même occasion Kreg qui s'avachit sur mon épaule.

— Oui, chuchotai-je en fixant le vestibule désormais désert. Oui. On a tous les deux besoin d'une bonne nuit de sommeil.


Merci à celles qui me lisent encore (je pense à vous, les anciennes) ! :D  Je me dépêche de poster ce qu'il reste du premier tome car ça y est, le deuxième livre est bien avancé maintenant et il me tarde de vous le faire découvrir ! Sachez que votre soutien m'est très précieux, je sais qu'il y a eu de l'attente - et qu'il y en a encore - mais l'écriture est parfois un parcours du combattant ... Bref, je suis absolument motivée à livrer la suite pour cet été ou, en tout cas, c'est pour cette année !

Au plaisir !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top