27 - Ce qu'il vaut mieux taire


              Le lendemain, nous nous étions mis sans tarder à la recherche des autres. Reska, qui portait sur lui une partie des cristaux, avait conservé sa position en comprenant qu'il m'était possible de le retrouver. Les chemins boueux de la sylve ravagée par la tempête étaient barrés de troncs déracinés et de buissons battus. L'atmosphère était saturée d'humidité et de l'odeur des pluies. La forêt ne s'en était pas moins réjouie ; son sol exhalait un anima puissant et repu.

C'était sans compter les cadavres.

Tombés comme des mouches, étalés dans une mixture de boue et de sang en une longue procession, offrande macabre consacrée à quelque dieu de la mort. Marchant dans le sinistre paysage, je mastiquais avec labeur mon bâton de viande séchée. Je faillis bien le vomir à la vision d'un œil arraché qui nageait dans une flaque d'eau.

Près d'une nouvelle scène d'horreur, un cheval à la robe immaculée se mit à découvert et s'approcha de nous en boitillant. Lorsqu'il lut la pitié sur mon visage, Seth pressa sa main dans mon dos.

— N'y touche surtout pas, c'est un bäckahäst, me prévint-il.

— J'ignore ce que c'est.

— C'est un cousin du cheval ondin comme celui qui a nous a suivis dans la rivière mais qui, lui, peut sortir de l'eau pour piéger ses proies. Il t'envoûte pour que tu grimpes sur son dos et, une fois fait, tu te trouves incapable de redescendre. J'en connais plusieurs qui sont morts noyés de cette manière.

Je frissonnai en hâtant le pas. Une fois le torve équidé mis à distance, mon capitaine détendit les épaules.

— Les autres sont encore loin ? demanda-t-il.

Je lui fis signe que non. Son expression était soucieuse ; il n'était pas certain que tout le monde eût survécu.

Seth avait un peu somnolé contre moi dans la nuit mais il était resté éveillé la plupart du temps, guettant le moindre signe d'intrusion dans notre refuge. Pour ma part, enveloppée de sa chaleur, je n'avais rien fait d'autre que dormir du sommeil du juste.

Il s'était éclipsé le premier au matin pour s'allumer une cigarette et me laisser l'intimité de me rhabiller. À présent, mes vêtements imbibés d'eau et de boue me collaient à la peau et mes bottes étaient bonnes à jeter à notre retour à Cérule. En plus, j'avais perdu mon sac.

Je lançai un rapide regard à Seth au souvenir de cette nuit particulière et mon cœur fut pris d'une accélération. Il agissait comme si rien ne s'était produit entre nous. Ce qui n'était assurément pas le cas. Lui qui avait tué un dalgardrak de sang-froid, il m'avait prise dans ses bras et bercée jusqu'au point du jour...

Finalement, aucun de nous ne brisa le silence et quand nous rejoignîmes Reska, l'équipe au complet se tenait autour de lui.

— Désolé pour hier, expliquait Kreg d'un air navré en se frottant le bas du dos. On a dû se louper de peu. Dès qu'on a repêché Hildegarde, on a été attaqués par une saloperie. Un genre de salamandre mais avec une foutue tête d'insecte. On s'est mis à plusieurs pour lui régler son compte. Après ça, on est retournés à la berge mais je suppose que la rivière vous avait déjà emportés.

— Tout le monde est là, c'est l'essentiel, dis-je avec un petit sourire.

— Ouais et j'appelle ça un beau miracle, commenta Émïoka qui, assise sur une souche, affûtait une de ses dagues. À croire que Falias est avec nous.

— Ça va aller, Hildegarde ? voulut s'assurer Seth.

La vulkane présentait une longue plaie pansée sur son bras dominant, la seule blessure répertoriée au sein du groupe. Elle haussa négligemment les épaules et répondit par un bref signe de la main.

— Bien, décréta Reska en se relevant. Sur ces réjouissances, je suggère d'avancer. Malve nous attendait à Cérule pour aujourd'hui. Impossible qu'on y soit à temps mais, si la météo se maintient, on trouvera un avant-poste dans la journée en partant vers l'est. Nous devrions être rentrés demain matin.

Aussitôt, les autres s'activèrent et Seth s'éloigna en tête du groupe. Occupée que j'étais à frotter sur un rocher mes chaussures boueuses, je ne vis pas le vampire approcher de moi.

— Te voilà bien en forme après une nuit pareille, me parvint sa voix susurrante. Doit-on le miracle de ta survie à Falias ou à notre efficient capitaine ?

— Bonne question. Une créature comme vous a donc la foi ?

— Une créature comme moi ! Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? fit-il d'un ton léger mais mâtiné de surprise, et car il remarqua mon regard sur lui : Parce que je suis non vivant ? Mais c'est la Source elle-même qui autorise mon existence. Dans quel but, je ne saurais le dire. Mais dans quel but s'est-elle formée, dans quel but a-t-elle enfanté Dana qui a donné le jour au monde que nous connaissons, dans quel but a-t-elle légué une étincelle de son pouvoir galactique aux minuscules sidhes qu'étaient tes ancêtres ? Les ordres et les jugements de la Grande Falias ont toujours été – et resteront – insondables. La foi ! Qu'est-ce donc sinon une proclamation de l'évidence ? (Il marqua une longue pause, l'air méditatif.) Et dire que vous n'en avez même pas profité pour vous envoyer en l'air.

Sa dernière phrase lancée en vol ne récolta d'abord qu'un clignement d'yeux incrédule de ma part. Puis je sentis une violente vague de sang monter à mon visage.

— Occupez-vous de vos affaires et de votre philosophie à deux centimes !

Cette exclamation me valut un bref arrêt des conversations devant nous. Reska gloussa et – je le jure – gambada vers Seth qui s'était à moitié retourné en même temps qu'Hildegarde. Restée seule à l'arrière, je me tapotai une joue brûlante en m'employant à chasser de mon esprit le scénario importun qu'il venait d'y insinuer...

— Pauvre Crool, dit alors et heureusement Kreg, tu es tellement couvert de feuilles qu'on te prendrait presque pour un troll des forêts. Je n'y avais jamais prêté attention mais ça doit être une sacrée corvée de laver ton pelage !

— Ma femme connaît les astuces, à force : du savon à la graisse de sirène. Un coup de brosse et tout s'en va. Plus radical que la magie.

— Vous êtes dégueulasses, jeta Émïoka d'un air de répugnance.

— Dit-elle ! riposta Crool. Parce que tu crois que je tolère ta façon de te curer les dents à tout va ?

La cait sidhe feula à son adresse, révélant par la même occasion sa rangée de dents impeccablement blanches.

Je souris vaguement. Tout le monde avait l'air ravi de prendre le chemin du retour ; ravi au point de négliger les ordres, à l'évidence, car je ne tardai pas à me retrouver seule derrière mes trois compagnons. C'est à ce moment que la terre vibra doucement sous mes orteils ; un signal me vint, un appel à rejoindre une présence familière. La même que l'autre fois dans la grotte des fongus.

Et nous quittions l'Ouest le lendemain...

Ma décision fut vite prise. Après un dernier regard pour les autres, je m'engouffrai précipitamment sous une rangée de fleurs de taille démesurée à ma droite et suivis l'appel, un poignard en main. À nouveau, je ressentis ce besoin d'aller vite, toujours plus vite. La flore ronronnante m'incitait à rejoindre cette source d'anima qu'elle appréciait, caressait comme elle flatterait un bouton de rose.

Au milieu de nulle part était posé un sac à dos.

Mon sac.

Mes yeux s'écarquillèrent et je redressai la tête. C'est alors que je l'aperçus, lui, accroupi nonchalamment sur une branche, son arc en travers du dos.

C'était un jeune homme au visage vif, un peu arrogant, auquel un nez allongé conférait un petit air mutin. Des cheveux châtains s'enroulaient en boucles fraîches et légères sur ses tempes. Son regard posé sur moi était d'un vert qui rappelait la couleur des prairies au temps des floraisons.

Pour une raison qui m'échappait, je savais n'avoir rien à craindre de lui.

— Qui es-tu ? soufflai-je.

Les lèvres de l'inconnu juché dans l'arbre s'arquèrent en un fin sourire que je jurai moqueur.

— Alors Kaly, es-tu enfin parvenue à mettre toutes les pièces bout à bout ?

— Non ! m'exclamai-je. Non, je ne comprends pas ce que...

— Dans ce cas, médite sur cette question : tu ne trouves pas étrange que la Bansidhe ait été la seule survivante au massacre du Conclave ?

— Quoi ?

Un bruissement de feuilles derrière moi nous interrompit. L'inconnu porta aussitôt ses yeux au-dessus de mon épaule et je pivotai sur moi-même en préparant ma lame au combat...

Mais ce n'était qu'un petit mammifère au museau en flûte qui venait déloger des insectes de l'écorce d'un arbre ; son regard indifférent effleura le mien. Ma main s'abaissa et quand je me retournai pour continuer ma discussion, il n'y avait plus personne dans l'arbre.

Il ne faisait aucun doute que cet homme était un Faucon.

Et plus que cela, il était le Faucon de la grotte des fongus.

Ce fut l'affaire d'une minute avant que la situation ne dérape. Reska fut le premier à retrouver ma trace.

— Qu'est-ce que tu nous fais là, petite princesse ? lâcha-t-il d'un ton froid.

Un air sévère avait avalé son expression joueuse des derniers jours. Alors que je cherchais une réplique, les autres accoururent à sa suite et je devinai, à l'expression de Seth, que celui-ci allait me disputer sur-le-champ.

— Désolée, dis-je d'un ton piteux. J'ai senti quelque chose...

— Quelque chose ?

— Oui, je... J'ai du mal à l'expliquer. Mais au moins j'ai retrouvé mon sac, vous avez vu ?

À ces mots, le visage de Kreg se fendit d'une grimace et il secoua imperceptiblement la tête. Le groupe silencieux s'écarta devant Seth qui se dressa au-dessus de moi avec un air sinistre.

— Sac ou pas sac, à quel moment tu as pensé que c'était une bonne idée de t'éclipser seule ? Tu es au courant que nous avons des ennemis qui s'appellent les Faucons et qui t'ont menacée ? Par la Mère, Kaly ! s'écria-t-il. Des dalgardraks ont failli nous éventrer pas plus tard qu'hier !

— Je savais qu'il n'y avait pas de danger...

— Ah non ? Et le cobra à deux têtes qu'on a trouvé derrière toi, ce n'était pas un danger ? Et ne me fais pas croire que tu l'as vu parce que je sais très bien que c'est faux !

— Ça va, protestai-je, je peux me débrouiller un peu seule !

Seth prit une inspiration et lissa ses cheveux en arrière ; son visage, de la colère vira à une profonde lassitude. Le contraste de cet échange par rapport à notre intimité de la veille me fit l'effet d'une douche glacée.

— Si on doit tous se mettre en quatre pour te protéger, reprit-il d'une voix coupante, j'aimerais que tu y mettes un peu du tien.

J'eus l'impression qu'une lame me traversait la poitrine. J'étais tout à fait consciente de mériter des réprimandes mais j'aurais cru qu'il soutiendrait un autre argument. Était-ce donc l'unique raison pour laquelle il prenait soin de moi ? Simplement pour mener à bien son travail ? Je pensais que nous commencions à partager quelque chose...

Qu'il tenait à moi.

— Oui, soufflai-je d'une voix lointaine. Oui, désolée, tu as raison.

Je le contournai sans plus chercher à me défendre, tête baissée pour lui cacher mes yeux brouillés de larmes. Cet incident ruina quelque peu l'ambiance, même si Kreg et Émïoka devisèrent à voix haute dans l'optique d'apaiser les tensions. Hildegarde tenta plus d'une fois de me faire la conversation mais je lui répondis d'un ton morne, aussi abattue par le sermon de mon capitaine qu'excitée par la rencontre précédente. Après tout, j'avais parlé à un Faucon en connaissance de cause, et cet individu avait donné corps à ce groupe antagoniste qui, depuis le début, ourdissait autour de moi comme un fantôme.

De surcroît, il n'avait pas tenté de me ravir à l'escouade.

Tout en marchant, je fis discrètement l'inventaire de mon sac. Il était dans un sale état, trempé et encrassé de boue. Si mes vêtements de rechange avaient subi des dégâts réversibles, en revanche mon carnet de sorcellerie était bel et bien fichu. Même si je possédais une copie du grimoire universel à Cérule, il avait une valeur toute particulière car il portait le souvenir de mes leçons avec Edda et Gunvor.

Explorant le reste du contenu, je tombai sur le coffret que j'avais récupéré dans la grotte des fongus. Ce Faucon... Assurément, il était celui qui me l'avait transmis. Par chance, les jointures étaient hermétiques et les parchemins n'avaient pas connu le même sort que mon carnet. J'en soupirai de soulagement.

Nous ralliâmes le Fort de Breuil dans l'après-midi, une fortification neuve au pas de la jungle qui contenait une vingtaine de soldats en livrée bleue et grise de l'Ordre. Dès notre arrivée, un oiseau voyageur fut envoyé au Ponant, la capitale de l'Ouest, mandant des Passeurs pour notre retour à Asraell. On nous attribua à chacun des couvertures et des lits de paille, et nous dînâmes avec la garnison bavarde un ragoût qui n'avait aucune saveur.

Peu avant le crépuscule, je m'isolai en hauteur sur le chemin de ronde afin de ressortir les parchemins. Pourquoi ce Faucon ne m'a rien dit à leur sujet ? pensai-je. Il avait toutefois polarisé mon attention sur un point qui interrogeait : seule Malve avait survécu à la Nuit du Parjure. Aucun autre.

Mes doigts caressèrent la surface jaunie des parchemins. Je connaissais les noms par cœur à force de me les répéter : Cauhalt de Femaë, Bregelgo de Vaar, Hyily de Rhaële... ainsi que les dix autres. Un seul demeurait mystérieux car emporté en grande partie par les flammes. Mais en l'analysant de plus près, je pouvais y deviner l'ébauche d'un « r » devant les autres lettres.

«...raell ».

Pouvait-il s'agir de « Malve d'Asraell » ?

« Moi, Malve d'Asraell, atteste joindre la ligue de l'Ordre et répartir le territoire selon la décision commune. »

Si cette piste était juste, Malve avait alors signé ce traité aussi bien que les autres. Cela ne sous-entendait-il pas que son statut était égal au leur ? Et cette insistance sur sa seule survie...

Osait-il insinuer qu'elle avait supprimé le Conclave ?

Je détestais les nouveaux doutes qui se propageaient dans mon esprit. Je les détestais au plus haut point car j'étais incapable de les repousser. Le fil conducteur de ces pensées ne menait à rien de bon. Rien. Mais dans tous les cas, un obstacle de taille m'empêchait de me livrer entièrement à ces théories, à savoir : comment aurait-elle pu modifier l'Histoire ? Une telle chose était tout bonnement impossible !

Épuisée, je massai mes sourcils et rentrai les feuilles dans leur pochette. Comme la nuit était tombée, je me relevai du bitume et m'avançai vers le parapet. Les deux torches flambantes au pied du fort semaient des escarbilles rougeâtres dans le noir. La silhouette du guet sur le mirador n'était qu'un point au milieu de l'univers sans bornes.

Je fixai la jungle qui dévorait la plaine à l'horizon comme un monstre avide et rampant. L'anima sylvestre formait comme une arche poudroyante au-dessus de la ligne dentelée des arbres. Déjà lointaine. Inaccessible. Adieu, somptueuse et cruelle forêt...

Reska arriva à côté de moi sans un bruit.

— Oups, je crois que j'ai fait fuir un de tes courtisans, lança-t-il en s'adossant au muret.

— Quoi ?

— Le gamin demi-elfe. Il te mange des yeux depuis qu'on est arrivés. Je l'ai trouvé dans les escaliers en train de se répéter sa réplique en montant et redescendant la même marche. Le pauvre a perdu le contrôle de ses sphincters quand il m'a trouvé derrière lui. Dommage ! J'aurais bien voulu me régaler du spectacle. Il était question de rimes éminentes entre « rêve » et un glaive qui transperce le cœur.

Il rit doucement, puis se tut en remarquant qu'il en était le seul amusé. Un silence passa.

— Dis-moi, tu admets quand même que c'était très stupide ce que tu as fait tout à l'heure ?

— Oui mais je ne suis pas d'humeur à supporter vos moqueries.

— Je suis la Main Noire, tu devrais tout supporter de moi au risque de te faire châtier. Mais je te permets une exception ce soir, dit-il en haussant les épaules.

Je me redressai avec un sourire ironique.

— Oh, c'est trop d'honneur...

— Déjà que Vive-Lame semble oublier que tu es sa subordonnée.

Mes doigts se figèrent sur le créneau et mon sourire s'étiola.

— Il me l'a bien rappelé aujourd'hui.

Lui et moi n'avions pas reparlé depuis l'incident dans les bois et cette distance me pesait sur le cœur. Après tout ce que nous avions vécu, j'avais espéré être devenue aussi importante pour lui que lui l'était pour moi. Un... ami, tout au moins. Je me sentais idiote à m'être ainsi montée la tête...

Tandis que je retirais, maussade, une brindille de ma tresse, l'œil vert de Reska balaya les expressions de mon visage.

— Nous avons tous un serment en jeu, dit-il sérieusement. Je ne verserais pas une larme sur toi mais tu nous plongerais dans un sacré bourbier si tu avais la bonne idée de disparaître sous notre garde.

— J'étais là quand Malve vous a fait la proposition, lui rappelai-je froidement. Ne venez pas vous plaindre alors que vous n'étiez pas obligé d'accepter.

— Oh, ça mord ! répliqua-t-il d'un ton léger, mais son visage s'assombrit. Si, j'étais obligé. On ne peut vraiment refuser une requête à la Bansidhe.

Cet aveu de sa part me pétrifia. Je posai mon menton sur mes mains, pensive.

— Avez-vous songé à la possibilité selon laquelle les Faucons ne me voudraient peut-être pas de mal ? le questionnai-je prudemment.

Reska me fit un regard où perçait une moquerie incrédule. Il dit simplement :

— Ce sont des Faucons, Kaly.

Je renonçai à cet échange même si, de ce que j'en avais vu, les Faucons n'avaient pas l'apparence de diables. Reska changea de sujet.

— Tu n'as pas un sort en réserve pour sécher nos habits ? Avec le feu de Kreg, ils sentent la fumée, c'est immonde.

— J'ignorais que vous faisiez attention à ce genre de détail. Ou c'est votre nez qui est trop sensible ?

— Outre mon nez, c'est surtout pour ma réputation que je crains.

Tournant la tête pour le regarder, je laissai tomber un gloussement. Jamais je n'aurais pu imaginer avoir un jour une conversation si normale avec le maître des calomnieurs. La lune ronde nous éclairait tous deux comme un phare, attribuant à son visage marmoréen une ombre de malice.

Je me demandais s'il était venu là pour me changer les idées. Au fond, il savait bien que j'avais besoin de compagnie. Je crois que je commençais à l'apprécier. Un peu.

— J'espère que les avantages de votre réputation valent le coup étant donné le mal que vous vous donnez pour l'entretenir.

— Le mal ? répéta-t-il avec un haussement de sourcil incrédule. Allons, c'est ce que tu penses ?

— Je pense certes qu'il y a une part indéniable de sadisme et de cruauté en vous mais ce n'est pas cette part qui prime.

— En voilà, un compliment bien déguisé ! ironisa-t-il.

Si j'eus, le temps d'une seconde, le sentiment que mon analyse lui avait fait plaisir, très vite il se pencha vers moi avec un regard assombri qui me fit froid dans le dos.

— As-tu déjà entendu parler de l'histoire du gloom, petite sorcière ? On dit que c'est un être dont la Mère elle-même a répugné à achever la création. Le gloom n'a ni forme ni visage. Pendant des siècles, il a arpenté le monde sans autre but que survivre. Mais au fil du temps, il a trouvé une manière très particulière de s'insérer dans la société : il tue et revêt la peau de ses victimes. Les versions diffèrent mais il y a un point sur lequel tout le monde s'accorde : c'est que le gloom adore la chaleur des maisons. Quand son enveloppe du moment pourrit, il choisit une victime – toujours parmi les membres d'une famille. Il vole sa peau et voilà qu'il se fait passer pour le mort ; il mange sa provende, dort dans son lit, embrasse les autres. Il s'écoule parfois des semaines avant que la famille ne commence à porter des soupçons. Mais quand ils le font, c'est trop tard. Le gloom s'en est allé et il a fait un festin avec leur chair.

« Certains disent que le gloom compense la solitude de son existence en s'en prenant aux familles. Mais moi, ajouta-t-il en effleurant mon cou de son haleine glacée, je crois qu'il prend du plaisir à semer le trouble. Il y a quelque chose de gratifiant dans le succès de son leurre. Il nargue les liens du sang et cette bêtise qu'on appelle l'Amour, il pointe du doigt sa naïveté et il dirige seul son théâtre de l'hécatombe. De misérable, le gloom devient alors un être supérieur.

Je tressaillis quand il se tourna vers moi : ses yeux portaient le vide de la mort.

— Qui sait ? Peut-être que moi aussi je me plais à jouer au milieu de mon plateau de marionnettes...

Son visage pâlit et ses canines s'allongèrent dans un sourire bestial qui contracta mon estomac. Il poussa un grondement et, sans rien ajouter, bascula dans le vide.

Troublée, je le vis disparaître dans la plaine avec la curieuse impression qu'il ne savait peut-être pas lui-même qui il était vraiment.

Seth émergea de l'escalier à l'exact moment où je m'y rendis. Mon cœur fragile frémit contre ma volonté mais je n'eus pas à me forcer pour envenimer mon regard. Il fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas ton attitude, dit-il, je n'ai pas été si dur avec toi.

— Ça dépend à qui tu parles, lâchai-je amèrement. Peut-être au fardeau enquiquineur dont tu as la charge ?

— Je n'ai jamais prononcé de tels mots.

— Évidemment, tout est toujours question de silences et de demi-mots avec vous, capitaine.

Ma bouche s'arqua en un rictus mauvais et je vis une étincelle de souffrance et de colère surgir du fond de ses yeux.

— Maudis-moi autant que tu veux, gronda-t-il, mais nous sommes une équipe, une équipe dont tu es un membre à part entière. Et dans une équipe, on se concerte toujours avant d'agir. Ces soldats sont sous ma responsabilité et le moindre faux pas pourrait coûter la vie de l'un d'eux... Ou même la tienne. Tu as vu Arion mourir, tu sais de quoi je parle.

— Tu crois que je n'en ai pas conscience ? Bien sûr que j'ai eu tort tout à l'heure ! Tu étais en droit, que dis-je, tu étais en devoir de me crier dessus.

— Alors quel est le problème ?

— Rien. Il n'y a pas de problème.

Je voulus le contourner pour atteindre les marches mais il intercepta mon bras. Son visage était à présent moins sévère que perplexe ; il me fixait dans l'attente, me dominant de toute sa hauteur. Je sentis mes genoux faiblir comme s'il pouvait lire à travers moi, entendre le sang affolé qui pulsait dans mes veines et flairer l'émotion que sa proximité m'infligeait.

Lentement, j'avalai ma salive. La question m'échappa avant que j'eusse le temps de la regretter :

— Est-ce que je suis la seule à m'imaginer ce qu'il y a entre nous ?

J'eus l'impression que mes mots traversaient le silence, traversaient l'espace et le temps, pour retomber dans l'obscurité comme une pierre au fond d'un puits.

Seth resta un moment immobile devant moi, comme figé. Son visage enseveli dans l'ombre était aussi dur que la pierre, fermé autant qu'il pouvait l'être. Mes yeux cherchèrent les siens, s'y arrimèrent pour me donner du courage, et je retins mon souffle, guettant sa réponse.

Un long moment s'écoula. Des bruits de conversation résonnaient en bas entre les murs et le rire sonore de Kreg perçait le silence.

Face à moi, Seth ne dit rien, n'esquissa pas un geste.

Mon cœur saigna mais j'avais reconnu même le plus léger changement d'expression dans ses yeux, le plus indicible frémissement de ses paupières, la plus petite crispation sur ce corps réputé pour avoir tant d'empire sur lui-même.

Aussi, mettant mes doutes de côté, je m'approchai de lui pour effleurer sa main.

— Ce qui s'est passé hier soir, je... Jamais je n'aurais pu avec quelqu'un d'autre que toi, admis-je sur un ton de confidence. Mais je ne parviens jamais à savoir ce que tu penses. J'ai l'impression que... tout te laisse de marbre.

Seth me détaillait toujours de ses orbes intenses, la mâchoire verrouillée. Cette fois, le sang me monta aux joues et je lâchai sa main, prise de gêne. Et si j'avais commis une erreur de jugement ? Si j'avais été trop présomptueuse de croire qu'il éprouvait même un semblant d'attirance pour moi ? Grands dieux ! pensai-je. Et si tout cela n'était que... ?

Un coin de sa bouche se crispa lorsque je reculai, choquée par mon imprudence. Il n'y eut aucun signe annonciateur, hormis peut-être l'orage dévastateur qui couvait dans ses yeux. L'instant d'après, il avala la distance entre nous et je me retrouvai plaquée contre le mur, son coude au-dessus de moi.

— Vraiment ? C'est l'impression que je te donne, Kaly ? murmura-t-il, et l'intonation rauque avec laquelle il prononça mon prénom fit naître un long frémissement dans tout mon corps. Tu crois que ta présence ne provoque rien chez moi ? Que cette façon que tu as de me regarder, de promener tes doigts sur ma peau, me laisse de marbre ? Que t'avoir vue blottie contre moi pendant une nuit entière, tout offerte, ne m'a pas rempli la tête de toutes sortes d'idées ?

Mon sang se mit à battre dans mes tempes dans un bruit assourdissant. Seth se pencha sur moi et ses lèvres s'arrêtèrent près de mon oreille.

— Je vais te dire ce qui se passe, ajouta-t-il, son souffle chaud frôlant ma joue, quand je suis près de toi, je n'arrive plus à réfléchir. Et que la Source me damne, je ne m'entends même plus penser.

Je frissonnai violemment de plaisir. Ses yeux si déroutants revinrent sur moi ; ils flamboyaient comme des torches. Il n'y avait plus sur son visage échauffé par le désir une ombre de ce flegme qui l'accompagnait sans cesse. Son haleine mêlée à la mienne charriait des effluves d'ataraxie et je tremblais ; je tremblais de son absence et de sa proximité ; je tremblais de l'accueillir entre mes lèvres. Son corps était pressé contre le mien et la chaleur qu'il dégageait pénétrait dans mes pores, elle se diffusait en moi comme un irrésistible parfum. Il n'y avait plus que lui, plus que nous. Seulement nous dans cette obscurité intime, seulement nous dans ce monde.

— Mais tu es aussi ma mission, dit-il en se reculant à peine. Et je suis un capitaine de l'Ordre. Ce n'est pas possible.

— Tu ne serais pas là si tu en étais vraiment convaincu.

Son regard vacilla alors, plein de désarroi et d'incertitude. Nous étions si proches que ma poitrine frôlait la sienne à chaque respiration. Nos souffles se confondaient. Alors, lentement, Seth secoua la tête, le visage crispé, et je vis se peindre sur ses traits une expression proche de la douleur.

— Qu'est-ce que tu attends de moi, Kaly ? murmura-t-il.

— Je ne sais pas, répondis-je, chamboulée par ce qui était en train de se produire, par ce qu'il éveillait en moi. Mais Seth, on ne peut pas prétendre que ça n'existe pas. Je...

Je marquai une pause et levai le visage vers lui, éclairée par au moins une certitude :

— J'ai passé toute ma vie à calculer, prononçai-je faiblement. À réfléchir. Ça n'a pas été payant. J'avais un métier sûr mais je n'étais pas heureuse. Je n'ai pas su entretenir l'amitié... ni l'amour. Mon existence était vide. J'en ai assez de réfléchir. J'aime quand tu me touches et je... (Mes doigts s'élevèrent, exercèrent une caresse sur sa mâchoire.) J'ai envie de plus.

Il laissa échapper un soupir bas et profond dont le souffle fit naître une étincelle dans mon ventre, et ses mains puissantes empoignèrent mes hanches. Je pris une inspiration pour m'emplir de son odeur et me serrai contre lui. Mais cela ne dura qu'une seconde. Ses muscles se relâchèrent, il ouvrit les yeux et je sus que le moment était passé.

— Je ne peux pas te donner plus.

Il s'écarta brutalement de moi et disparut dans les marches de pierre, m'abandonnant au froid nocturne.


~ * * * ~


Notre escouade poisseuse arriva en bien piètre état à Cérule. J'eus à peine le temps de faire un saut au Refuge saluer Inhannaë – laquelle, peu tactile, ne m'embrassa pas mais sembla très heureuse de m'accueillir – que déjà une missive me convoquait auprès de la Bansidhe ; aussi, après une toilette plus qu'expéditive, je me présentai devant la chambre royale.

Malve nous attendait devant le grand Cristal, toujours aussi puissante, toujours solennelle. La pierre enchâssée dans son torque dispensait une lueur violette sous son visage pâle. Armandiel nous salua et le comité prit place autour de la table.

Seth et Reska firent le rapport de notre séjour en Terre de l'Ouest. Ce fut long et parfois douloureux. Ils revinrent sur l'essentiel de nos péripéties, la perte d'Arion dans les Marécages mais passèrent sous silence, à ma demande préalable, l'existence du peuple des fongus dont je souhaitais préserver la sécurité. Qu'ils les eussent oubliés ou non, le sujet des parchemins ne fut pas non plus évoqué. Tout comme celui de mes récents écarts de conduite. Tant mieux. J'ignorais en vérité quelle serait ma sentence si Malve venait à apprendre que j'étais allée à la rencontre d'un Faucon Obscur...

Les jambes croisées sous la table, je ne prêtais qu'une semi-attention au récit. Les paroles vénéneuses de l'inconnu inondaient mes pensées et s'amplifiaient à mesure que je dévisageais Malve. Ses pupilles étaient vives, presque clairvoyantes et son regard me paraissait calculateur. Était-elle un assassin ? Je me rendis compte que rien ne contrecarrait cette hypothèse. Elle était en tout point un personnage redoutable.

Le regard de Seth s'attardait parfois sur moi mais je me gardais bien de le lui rendre. Maintenant qu'il m'avait rejetée, je regrettais absolument tout ce que j'avais pu dire ou faire. Et je n'étais pas certaine de pouvoir supporter l'expression de son visage – quelle qu'elle fût.

Quand notre récit fut terminé, la Bansidhe se mit en devoir de réunir les fragments perdus. Chaque pierre qui retrouvait la pièce mère enluminait le joyau et amplifiait l'anima autour de lui dans une vibration ondoyante. Venu le dernier morceau à retourner, je m'avançai.

— M'autorisez-vous à le faire ?

Malve me considéra avec réserve avant de me tendre le fragment de Cristal. Je plaçai mes mains en coupe au-dessus du socle et me laissai guider par l'énergie de la pierre qui désirait une place précise pour reformer l'harmonie. Elle s'éleva dans les airs, comme attirée par un champ magnétique, et se souda au reste de sa création dans un éclat de force.

Émerveillée, j'effleurai du bout des doigts cette œuvre divine et fus saisie, à nouveau, d'une décharge de chagrin et de souffrance.

— Avant mon arrivée, quand Dana était-elle apparue pour la dernière fois ? demandai-je d'une voix sourde.

— Le jour où le Cristal de Fal s'est brisé, répondit Malve.

— Tartoth l'a-t-elle vue ?

— Non. Elle a très vite tracé un rituel de traversée et elle s'est en est allée. Simplement.

La Bansidhe darda sur moi ses yeux d'un azur puissant et la réunion prit fin dans cette atmosphère empreinte de froideur, où planaient suspicions et incertitudes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top