26 - À verse


          Je me relevai d'un bond et gambadai presque vers l'escouade.

— C'est le dernier cristal dans la région ! annonçai-je avec un grand sourire.

— Quel enthousiasme, remarqua indolemment Reska.

— Oui, j'ai vraiment hâte de rentrer !

— « Rentrer » ? répéta Hildegarde.

Elle me considéra avec une expression bienveillante. Rentrer, oui, c'était bien là le verbe ! La perspective de retrouver le confort d'un lit, et surtout, la compagnie de Vixe et d'Inhannaë, me comblait de joie. Ainsi, ma bonne humeur, couplée à un soudain élan de motivation, me poussa à tirer la carte du territoire qui dépassait de la poche de mon capitaine.

— Eh bien, Vive-Lame, tu devrais penser à punir l'impertinence de tes subordonnés, fit remarquer Reska.

En levant la tête, je découvris le sourire en coin du vampire et, près de lui, l'air fermé de Seth.

— Oh, euh, pardon, je me suis permis de... bredouillai-je, confuse.

— Ce n'est rien, me coupa-t-il.

Si mes rapports avec Seth étaient redevenus cordiaux depuis notre tête-à-tête au village de Sazel, j'aurais juré qu'il y avait maintenant entre nous quelque chose de changé : des sourires glissés au coin du feu, de galantes attentions, des effleurements presque provoqués qui me dévoraient le cœur au point que je me réjouissais de toutes nos interactions, si minimes soient-elles.

Cependant, je tempérais mes ardeurs. J'étais consciente de ne pas être l'unique femme à rougir de ses regards, et surtout, je n'oubliais pas l'importance qu'avait Inhannaë à ses yeux. Cette relation complice qu'ils entretenaient, qui m'échappait et que je doutais pouvoir égaler un jour...

Parfois, je me maudissais d'éprouver de pareils sentiments. Tu ne resteras pas, persistait à me sermonner une voix intérieure.

— Facteur en vue ! s'écria Émïoka en pointant un doigt vers le ciel.

Aussitôt, un rapace aux ailes parées d'ocre et de rouge piqua vers nous et se percha sur le brassard de Seth qui délaça la missive nouée à sa patte. Nous échangions régulièrement des rapports avec Cérule par la voie des airs.

À mesure que notre capitaine prenait connaissance du message, je vis ses traits se durcir. À la fin, il se contenta de lever des yeux graves sur moi. Curieux, Reska se pencha à son tour sur le parchemin.

— De mauvaises nouvelles ? les questionna Kreg d'un air soucieux.

— Mauvaises ou intrigantes, répondit le calomnieur avec son flegme ennuyé. Il semblerait que des messages aient été laissés en propagande à l'Ordre du Nord. Regarde ça, toi, dit-il en me tendant la note.

« Rejoignez nos rangs. [...] La Sang-Premier nous apportera la victoire. »

— Qu'est-ce que... ?

— Que la Source les emporte tous ! jura Kreg, furieux, m'interrompant par la même occasion. Ces Piafs ne manquent pas de culot.

— Mais qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ? m'inquiétai-je sans parvenir à détacher mon regard du message. C'est une menace implicite ?

Comme Seth gardait les lèvres closes, Reska haussa les épaules.

— Ça y ressemble, en tout cas.

Nerveuse, je me mis à mordiller l'ongle de mon pouce – fâcheuse manie ! Ces annonces publiques prêtaient à croire que nos ennemis me voulaient de leur côté. Mais l'interrogation que taisait le silence ambiant était la suivante : oseraient-ils m'embarquer de force ? En vérité, je me souvenais trop bien de ce que le vampire du marché noir m'avait soufflé à l'oreille, à savoir que tôt ou tard je me tiendrais du côté de l'ennemi... De plein gré ou non.

Toutefois, si c'était là l'intention des Faucons, je me questionnais sur leur intérêt à m'aiguiller par le biais de leurs pistes éparses qui exerçaient leur influence sur moi. En effet, et de plus en plus souvent, il m'arrivait de m'abandonner aux théories de Vixe. Les textes formels de ces parchemins brûlés, que je gardais précieusement au fond de mon sac, me travaillaient plus que je ne l'aurais avoué.

— Il y a une chose que j'ai du mal à comprendre, avançai-je pensivement. Si l'objectif des Faucons est d'empêcher la réunification du Cristal, me tuer leur simplifierait la tâche. Il est impossible qu'ils n'aient pas eu l'occasion de le faire... Rappelez-vous près du sphinx.

— Tout dépend du point de vue, répondit Seth en renvoyant l'oiseau. Malgré la menace que tu peux représenter, tu restes une Sang-Premier ; et un Sang-Premier est un atout majeur pour le parti auquel il prête allégeance. Ton champ de compétences est large. Les Faucons pourraient très bien chercher à faire de toi une espionne à leur compte. Ou peut-être qu'ils ont besoin de toi vivante afin de mettre la main sur des morceaux du Cristal. Ce n'est pas parce qu'ils s'opposent au vœu de Malve qu'ils ne souhaitent pas être en possession de fragments...

Les Faucons Obscurs souhaitaient un partage équitable du pouvoir, et pour cela, une redistribution du Cristal – ou devions-nous l'appeler Joyau de la Discorde ?

— Ou sinon... suggéra Reska, l'index sur les lèvres, c'est peut-être simplement car tu es la fille de leur ancien emblème, Tartoth. Elle a beaucoup accompli pour eux dans le passé. Et s'ils te croient en danger chez nous, ne voudraient-ils pas secourir la pauvre princesse en détresse ?

— Tartoth, hein..., soufflai-je.

— Quoi qu'il en soit, cette histoire n'augure rien de bon, maugréa Crool.

Je frémis d'un soupir nerveux.

— Ne t'en fais pas, lança Hildegarde avec un clin d'œil. Qu'ils essaient un peu de mettre la main sur toi, on leur montrera de quel bois on se chauffe.

— Vous êtes les meilleurs, dis-je en m'efforçant de lui sourire. On y va ?

Le groupe amassa ses affaires de la pause déjeuner et nous partîmes en direction du dernier fragment de la région. Des dryades perchées dans les frondaisons fusionnèrent avec leur arbre après nous avoir salués ; au moment où nous croisions la route de gnomes aux bras chargés de lianes fleuries, une famille de trolls des cavernes déboula derrière nous. Attentive à l'environnement, je profitais de mes derniers instants en Terre de l'Ouest, dont je savais que je ne foulerais probablement plus jamais le sol. La flore locale elle-même semblait me dire au revoir par des propagations continues d'anima sur lesquelles je calquais ma propre énergie.

Nous étions à la moitié du chemin quand Émïoka dressa les oreilles en humant l'air.

— Une tempête se lève, annonça-elle.

— Et combien de temps penses-tu que nous ayons devant nous, ma belle petite chatte ? l'interrogea Reska, une lueur convoiteuse dans son œil vert.

— Difficile à dire. Deux heures peut-être.

Seth échangea un regard avec Reska, puis il fit rouler sa nuque.

— Récupérons ce fragment et cherchons un abri pour la nuit. Nous rentrerons dès demain, ajouta-t-il en voyant mon air déçu.

Sans le vouloir, je fis quand même la moue.

— On a été chanceux d'y avoir échappé jusqu'ici, dit Hildegarde alors que nous reprenions la marche. Au total, on n'a eu que trois jours de pluie quand on nous annonçait que les tempêtes frappaient de plus en plus souvent la région.

— À cause du déséquilibre lié à la Grande Rupture ? devinai-je, ce que tout le monde acquiesça. Mais n'est-on pas censé observer une amélioration avec les fragments qu'on a déjà rassemblés ?

— D'après Armandiel, l'Équilibre ne se rétablira qu'une fois le Cristal de Fal revenu dans son état antérieur, répondit Seth.

D'humeur à en apprendre plus, je demandai quelques éclaircissements :

— Est-ce que ces événements ont brutalement commencé quand Tartoth a lancé son sort ?

— Exact, répondit Kreg. Partout il y a eu des inondations, des incendies, des mouvements de terrain... Il paraît même que le climat au Sud a changé. Donc la famine s'est répandue et tout ce qui va avec, tu imagines le truc.

— Vous en avez des souvenirs ?

— Moi, oui, se manifesta Crool. Je venais d'intégrer l'Ordre à l'époque. Une période bien sombre, où Bánh Malve a su prendre des décisions judicieuses.

— La situation s'est tout de même stabilisée pendant la dernière décennie, m'apprit Hildegarde.

— Dans ce cas, je ne comprends pas pourquoi Tartoth ne s'est pas remise en question en voyant le contrecoup de la rupture du Cristal, pensai-je tout haut. Quand bien même elle était une traîtresse...

L'écroulement du monde l'avait-elle laissée indifférente ? Je ne pouvais croire qu'elle eût été une simple folle et gratuite figure satanique : ce trait de caractère ne collait pas aux descriptions que m'avaient faites Edda et Gunvor.

Un court silence tomba sur le groupe.

— Eh bien, étrangement, avoua Crool, le pire s'est interrompu à sa mort. Comme si... C'est peut-être idiot mais certains affirment qu'avoir rendu justice à la Mère a permis d'apaiser la colère de Falias...

Ma poitrine se comprima. Tartoth était une figure détestée et son exécution avait ravi les esprits. En infiltrant la capitale et trahissant la souveraine pour engendrer un désastre mondial, sa réputation en avait essuyé les lourdes conséquences. Et pourtant, elle me fascinait toujours. Je ne pouvais m'empêcher d'éprouver de la compassion pour cette femme encore haïe dans la mort.

La bise commençait à souffler. Je m'engonçai dans ma cape tout en pressant l'allure. Les pulsations du Cristal nous emmenèrent dans une portion de la jungle foisonnante en arbres aux feuilles opulentes et dont les cimes offraient de gros fruits ronds – des payaguiers, d'après Hildegarde. Comme le fracas d'un cours d'eau parvenait à nos oreilles, Crool s'avança jusqu'au bord de la falaise qui dominait une rivière en crue en contrebas.

— Sainte Mère ! fit Kreg avec une grimace. Il a sacrément dû pleuvoir vers le nord pour qu'on se retrouve avec un torrent pareil.

À ces mots, il m'envoya sans prévenir sa boule de feu journalière. Qui se heurta à un bouclier invisible.

— Raté, le narguai-je.

— Ohlà, j'ai le malheur de t'annoncer, cher Kreg, que tu commences à perdre cette bataille, le railla Émïoka. Sache que les perdants, ce n'est pas mon genre !

— Alors rejoins mes calomnieurs, susurra Reska qui était apparu auprès d'elle. Tu sais qu'on ne forme que l'excellence.

Émïoka dressa un sourcil agacé.

— Et toi, tu sais ce que je pense de tout ça. Être un rat de la basse ville qui se montre seulement pour proférer des menaces ou compromettre, non merci.

— À tout problème sa solution. Je suis prêt à te confier les assassinats.

Les yeux félins d'Émïoka brillèrent et elle partit d'un rire léger qui me fit froid dans le dos.

— Tu es un vilain tentateur, Main Noire ! dit-elle. Mais c'est toujours non.

Sans que quiconque ne donnât suite à cet échange, nous nous remîmes en route. En arrivant à la source d'énergie, un sanctuaire de verdure au milieu de payaguiers et de palmiers nains, je me délestai de mon sac et prononçai un sort qui laboura la terre. Mes mains se chargèrent du reste.

Un grondement menaçant derrière les nuages, suivi d'un premier éclair zébrant le ciel m'incitèrent à me dépêcher.

— Voilà, déclarai-je en tendant la pierre à Reska.

À peine l'eut-il rangée que la terre me lança une salve vigoureuse, comme un sombre avertissement.

Elle me prévenait d'un danger. Proche et immédiat.

Je me figeai et levai les yeux pour me rendre compte que Reska en avait fait de même.

— Vive-Lame, dit calmement le vampire, quoique d'une voix légèrement tendue, son regard aigu braqué en direction de la jungle dense devant nous ; des monstres viennent.

— Quel genre de monstres ?

Comme en réponse, un hurlement déchira le cœur des bois, se propageant à travers les taillis et la brousse épaisse. Le supplice d'une bête à l'agonie.

Un grand frisson s'enroula autour de ma colonne et Reska se retourna, un rictus sinistre plaqué aux lèvres.

— Du genre qu'il serait sage de fuir si tu ne veux pas perdre un autre de tes paladins.

— Falias toute-puissante, chuchota alors Émïoka.

Du coin de l'œil, je vis des ombres agiles se mouvoir dans la canopée et dans les rameaux aux feuilles charnues. Seth m'attrapa le bras sans douceur pour me remettre debout.

— Courez ! nous somma-t-il. Tout de suite !

De tels ordres précipités étaient inhabituels dans la bouche de notre capitaine. C'est pourquoi je lui obéis et détalai à toute vitesse sans avoir pris le temps de récupérer mes affaires, écartant le passage à l'aide de ma magie. Des bruissements terrifiants se manifestèrent tout autour de nous. Quand je sentis la présence de quelque chose près de moi – trop près à mon goût –, je tournai la tête pour découvrir une créature à l'allure humanoïde sillonner les arbres parallèlement à notre groupe.

Mon estomac se retourna. La chose avait l'air tout droit sortie d'un film de Ridley Scott. Apeurée, je déviai une branche pour lui faire obstacle.

— C'est quoi ces trucs ? s'écria Kreg, dont les mains s'étaient enflammées. J'ai jamais vu ça !

— Des dalgardraks, ils sortent à l'annonce de la pluie, répondit Reska en bondissant au-dessus d'un rocher. Ces choses sont censées vivre sur l'île Rouge, à des lieues d'ici.

— Cette façon dont ils bougent, ça ne me dit rien qui vaille !

Les dalgardraks étaient plusieurs à notre poursuite, et leur carapace dorsale zébrée de vert et de marron les camouflait si bien dans la verdure que je m'en remis à mon sixième sens. Alors que je tentais de les ralentir par des sorts, l'un d'entre eux plongea sur Émïoka qui l'évita de justesse d'un roulé-boulé. Seth fut près d'elle en un instant. Son épée jaillit et il asséna un coup à la créature qui se carapata dans la jungle sans avoir eu l'air d'essuyer une blessure. Cependant, je vis avec horreur deux nouvelles bêtes bondir sur eux, toutes griffes dehors, depuis le sommet des arbres. L'un d'eux serait forcément touché !

Non. Cela n'arriverait pas.

La Terre était mon élément.

Ma magie ne fit qu'un tour. Je levai le pied et l'abattis avec tant de force dans le sol que d'immenses épines jaillirent dans une explosion, perçant les dalgardraks en plein ventre. Seth et Émïoka me considérèrent bouche bée. Je les priai de se dépêcher car les choses étaient plus rapides que nous, glissant entre les branches et les épais feuillages, et que je sentais leurs yeux sournois analyser la situation comme pour nous tendre un piège.

Durant toute notre fuite, je fis appel à des sorts pendant que le groupe se démenait du mieux qu'il pouvait : Reska creva l'œil d'un dalgardrak, aspergeant la terre d'un sang verdâtre, et le feu de Kreg leur arrachait parfois des lamentations assourdissantes.

Puisque j'étais bonne coureuse, je parvins parmi les premiers au bord du même précipice où nous nous étions tenus plus tôt. Je campai mes jambes face à l'orée des bois afin d'ériger une barrière de protection pour le reste de l'escouade. Je n'en avais malheureusement jamais créée d'aussi conséquente et ce sort, accumulé avec ceux que je venais de lancer, épuisait dangereusement mes réserves. Les dalgardraks tenus en respect se mirent à tambouriner sur mon champ ; chacune de leurs attaques me faisait l'effet d'un violent à-coup dans mon crâne.

— Vous avez intérêt à trouver une solution, et vite ! prévins-je en canalisant mes forces.

— On saute, décida Reska. La hauteur les fera sûrement reculer.

— Main Noire, à condition qu'on survive à la chute, tu as vu le courant là-dessous ? s'exclama Émïoka.

— Tu préfères finir éventrée ou tenter de vivre quelques instants de plus ?

— Ouais, ça peut le faire, jaugea Kreg du haut de la falaise.

— T'es un faldar, Kreg ! Évidemment que tu ne vas pas te noyer dans cette eau froide, n'en parlons pas de Reska !

— Ah oui ? Alors éclaire-nous si tu vois une autre solution !

— Mais bon sang, décidez-vous ! hurlai-je.

Absorbée par ma tâche, je n'entendis plus le reste de leur échange. L'amplitude de mon bouclier régressait seconde après seconde et je devais réunir toute ma concentration pour le maintenir en place.

Sans la barrière de protection, les créatures n'avaient plus qu'à bondir pour nous dévorer. Je les voyais derrière l'onde irisée de magie, accroupies dans un état de tension prédatrice ; elles guettaient la première ouverture, fouettant l'air de leurs queues hérissées de crêtes. Comme elles étaient laides ! Elles présentaient quelques ressemblances avec ces aliens des films éponymes, exceptés leur enveloppe d'un vert reptilien, la présence d'yeux enfoncés sur leur crâne énorme et qu'elles avaient l'air, heureusement, de ne posséder qu'une seule bouche. Mais je garde plus sûrement encore le souvenir de leurs mains : de grandes mains fines à quatre métacarpiens sertis de griffes aussi longues que des dagues !

— Kaly ! me pressa Hildegarde.

— Saute, Hilda, je vous rejoins !

Je serrai les dents, recrutant davantage l'anima qui m'échappait dans l'air. Un seul regard au-dessus de mon épaule dissiperait mon attention et suffirait à signer mon arrêt de mort. Prise de sueurs froides, je commençai à m'affoler. Si je me retourne, ces choses m'attraperont avant que j'aie le temps de sauter. Du reste, j'ignorais à combien de pas était situé le bord de la falaise. J'allais me fracasser le corps sur les rochers en reculant à l'aveuglette !

Tandis que je faisais tourner mes méninges, une présence que j'aurais reconnue entre mille se rapprocha dans mon dos.

— Seth, m'entendis-je l'appeler d'une voix nouée, je... Je ne sais pas quoi faire...

La panique menaçait de m'emporter mais je redoublai de concentration afin de maintenir le tissage de mon sort. C'est à peine si je réagis quand Seth posa sa main sur ma taille et que sa voix me parvint, très proche :

— Kaly, tu me fais confiance ?

Absolument désespérée et les mains tremblantes de fatigue, je hochai la tête. Une seconde plus tard, son bras puissant s'enroula autour de mon ventre et il se colla contre moi. Je percevais chacun de ses muscles noueux et tendus m'encercler, si bien que, lorsqu'il recula d'un pas, mon corps le suivit, comme mû par une danse instinctive. La barrière magique eut un soubresaut et je me sentis sur le point de céder.

— Doucement, murmura-t-il dans mon oreille. On y est presque. On saute, à mon signal.

Puisqu'il bougea à nouveau, je reculai en réponse, absorbée dans ce dernier effort de magie. Le périmètre de mon champ régressait et les bêtes se rapprochaient d'autant plus.

— Dans trois...

Ses doigts firent pression sur mes hanches et m'aidèrent à me déplacer plus loin dans une étreinte ferme mais qui se voulait en même temps rassurante. Les grondements du fleuve se rapprochaient.

— Deux...

Mes doigts tressautaient, je ne tenais plus !

— Je t'en prie, ne me lâche pas..., le suppliai-je, terrifiée.

— Je ne te lâcherai pas.

Un autre pas. Cette fois-ci, sa main me cala solidement contre lui.

— Un.

Un instant, nous touchions terre et, l'autre, nous plongions dans le vide. Aussitôt la barrière défaite, les dalgardraks s'élancèrent vers nous pour simplement happer l'air de leurs griffes acérées. La chute fut effrayante et le choc de l'immersion, en plus du contact glacé de l'eau, me coupa net le souffle. Ainsi, les sens brouillés et la peau comme percée par des milliers d'aiguilles brûlantes, je crus mon heure venue. Mais Seth ne m'avait pas lâchée durant le plongeon, il me ramena à la surface et s'écria, afin de couvrir le tumulte du torrent :

— Kaly, reste avec moi !

Le courant nous emportait très rapidement. Les autres étaient hors de vue. Pourquoi le cauchemar nous rattrapait-il sans cesse ? J'étais tentée d'abandonner là, de laisser couler mes membres engourdis, de me fondre dans ce fleuve glacé...

— Écoute-moi ! Contrôle ton souffle !

Avec ce brusque changement de température, je haletais en effet d'une respiration sifflante comme proche de l'asphyxie. L'eau était tellement glaciale que mon corps ne répondait plus, et je buvais par à-coups la tasse de la crue fumante.

Nous rapprochant de la berge, Seth empoigna un nœud de racines, lequel, malheureusement, céda sous la fureur du torrent. Pour sa deuxième tentative, je compris son ennui et invoquai les derniers résidus de mon pouvoir afin de lui créer un appui solide dans le talus. Cette fois il parvint à s'y retenir. Vaguement consciente, je me sentis être hissée sur la rive. Il roula ensuite rapidement sur le flanc et dégaina une dague en fixant les tourbillons d'écume. Je crus voir une tête noire pourvue d'un crâne luisant s'enfoncer dans l'eau à la recherche d'une autre proie.

Quand mon capitaine revint vers moi, je crachais encore mes poumons, agenouillée dans la boue et l'herbe haute.

— Où s-sont l-les autres ? demandai-je en claquant des dents.

— Je ne sais pas mais nous devons nous mettre à l'abri, dit-il, le regard levé sur le ciel orageux.

— B-bonne idée, il fait fr-froid.

Seth m'aida à me relever mais je m'affaissai contre lui sitôt debout, le corps saisi de secousses. Ses larges mains redressèrent mon visage et il écarta gentiment quelques mèches mouillées de mes joues.

— Grâce à toi nous avons échappé à ces créatures. Maintenant, je me charge de nous mettre en sécurité. Mais pour ça, j'ai besoin que tu tiennes bon encore un peu. Je peux compter sur toi ?

Je clignai des yeux pour lui signifier que j'avais compris. Il me dévisagea avec inquiétude.

— En route, dit-il en prenant ma main.

Il la garda dans la sienne durant tout le trajet. Il était bon de se ranimer par l'exercice mais je commençais à mourir de froid avec ces vêtements trempés dans l'atmosphère nouvellement rafraîchie.

Nous marchions depuis quelques temps dans une nouvelle strate de jungle lorsque Seth se raidit tout à coup. Il m'attira brusquement sous un rideau de branches affaissées et m'écrasa contre le tronc d'une sorte de saule pleureur de petite taille. L'instant d'après, le sol crissa et je vis les pattes allongées d'un dalgardrak s'arrêter sur le tapis de feuillages.

Mon sang se gela dans mes veines. Le cauchemar n'avait-il donc pas de fin ? Tout allait de mal en pis ! Un gémissement terrifié se forma dans ma gorge, que Seth étouffa promptement d'une main sur ma bouche. Les pattes écailleuses de la créature demeuraient immobiles, elle semblait à l'affût du moindre signe qui trahirait notre présence. Tendu, mon capitaine avait incliné la tête dans sa direction. Alors que le froid et la peur me faisaient trembler comme une feuille, mes lèvres bougeaient pour une prière silencieuse. À qui ? Je ne savais pas. Peut-être à Falias qui, dans sa bénédiction à double tranchant, me traînait dans un enfer initiatique peuplé de souffrance et d'abominations.

Pendant une éternité, ce fut le silence ; un silence troublé uniquement par les heurts des premières gouttes de pluie sur la terre. Enfin, un hurlement monstrueux éclata dans la forêt et le dalgardrak détala à toute vitesse. Seth laissa filer un très bref soupir et me regarda. Après cette rencontre, ma respiration plaintive s'approchait d'un bruit de sanglots. Il se détourna pour écarter prudemment l'écran végétal et jeter un coup d'œil à l'entour. Puis il revint vers moi, sa main chaude se glissa à nouveau dans la mienne et il m'entraîna à découvert.

Nous essayions d'être le plus discrets possible entre les arbres. Et la pluie qui tombait de plus en plus fort ! J'étais transie de froid. Ou plutôt, morte de froid. Morte. Nous allions mourir aujourd'hui, de toute façon.

— Là, indiqua Seth qui me montrait une fente dans la roche à une centaine de pas.

Nous avions presque atteint notre promesse de survie quand derrière nous s'éleva une cadence régulière, effroyable : le bruit de la charge d'une créature. Je cessai de respirer quand j'aperçus au loin un dalgardrak, gueule ouverte, s'élancer droit vers nous.

— Atten... ! voulus-je l'avertir.

Mais sans autre forme de procès, le bras de Seth me poussa rudement vers l'arrière et il jeta son sac de côté. Faible et titubante, je m'échouai contre un tronc d'arbre auquel je me retins, un cri coincé en travers de la gorge.

Et ce fut comme si le temps se dilatait autour de la scène. Seul sous la masse sombre des arbres, mon capitaine avança. Lentement, il dégaina son arme qui siffla dans son fourreau et son épée jeta vers le ciel une lueur d'acier. Jusqu'à cet instant, je n'avais pas réellement pris la mesure de ce qu'il était. Des histoires faisaient son éloge ; son nom, parmi les paladins, éveillait l'admiration. Mais pour la première fois, je vis. Il existe un monde entre les rumeurs et la réalité.

Le dalgardrak arrivait à toute allure. D'un mouvement complexe, Seth fit un pas de côté et sa lame dévia les griffes courbées de la créature. Celle-ci manqua de déraper, emportée dans son élan. Le monstre fit volte-face en hérissant le dos, les yeux brillant de rage, et le rugissement qu'il émit alors m'ébranla jusqu'à la moelle. Il fendit brusquement l'air d'un coup de patte mais le guerrier s'était déjà déplacé sur son flanc. La pointe de l'épée rencontra une rangée d'écailles qui sonnèrent comme le marteau sur l'enclume d'un forgeron.

Seth se déroba à l'instant où le dalgardrak frappait. Son visage était aussi calme qu'une eau de lagune ; il calculait, soupesait, analysait les failles. Un roulement de tonnerre éclata au-dessus de ma tête. Homme et bête se confrontaient à une vitesse aveuglante. Au milieu des larmes versées par le ciel, l'épée de Seth décrivait des lignes et des courbes lumineuses. Le martèlement des griffes et de l'écaille contre l'acier crachait des étincelles aussitôt éteintes par la pluie.

Les ongles enfoncés dans l'écorce, je haletais de peur. À chaque parade, chaque évitement, il me semblait que Seth se portait un mètre plus loin. Comme s'il obligeait son adversaire à avancer. Comme s'il voulait l'éloigner de moi. Et à mesure que la distance grandissait entre nous, ses mouvements s'allongeaient, se précisaient...

Je compris d'un coup que rien n'avait été laissé au hasard.

Et que le dalgardrak n'était pas le prédateur.

Quelque chose, finalement, changea dans la posture du guerrier. Une assurance implacable, écrasante qui guidait chacun de ses gestes. Je crois que le monstre le ressentit. Mais aveugle de frustration et de rage, il ploya le dos et repartit à l'attaque. Avec la rapidité de l'éclair, Seth se baissa, l'épée pointée vers le haut.

Et ce que je n'aurais jamais cru arriver arriva : la créature s'embrocha seule sur la lame.

Il y eut une plainte horrible qui commotionna les bois, la terre et les feuilles cinglées par la pluie. La queue du dalgardrak se souleva, sa gueule s'ouvrit en grand, les mains monstrueuses griffèrent inutilement l'air à la recherche d'une issue. Mais c'était la fin. Seth retira son épée et le corps inanimé s'écrasa devant lui.

Le dalgardrak ne l'avait même pas touché.

Le Bras de Fal...

Il ne s'accorda pas le luxe d'un répit. Il rentra son arme, empoigna son sac et courut vers moi en m'emportant dans son élan, sans tenir compte de mes genoux faiblis qui gémissaient à chaque pas. Autour de nous la pluie tombait à verse. La terre giclait, rendue glissante par le déluge.

Mes yeux perlés d'eau ne cessaient de cligner de stupéfaction. La scène précédente se jouait encore à l'intérieur de mon esprit. Ce combat titanesque avait paru irréel mais... j'étais tout de même sûre de ce que j'avais vu.

Ses bras et ses encouragements me permirent de tenir bon ; et enfin nous touchâmes au but. L'abri était plutôt étroit mais, au moins, il n'était ni habité, ni submergé par les flots. Pendant que Seth faisait des aller-retours dehors pour trouver de quoi combler l'ouverture, je m'affalai sur le sol et me recroquevillai sur moi-même, éreintée et frigorifiée. Des espèces de champignons phosphorescents parsemaient les parois en dégageant une lueur bleutée très apaisante.

Très vite, les bruits de l'extérieur furent étouffés. Nous avions beau maintenant être en sécurité, Seth devait gérer un autre problème.

— Ne t'endors pas !

— Mais j-je suis si... fatiguée, gémis-je.

Et nous n'avions rien pour lutter contre le froid ! Il s'agenouilla près de moi et déversa le contenu de son sac sur le sol.

— C'est un ordre.

— T-tu me donnes rarement d-des ordres.

Il esquissa un sourire nerveux en fouillant dans ses effets, trempés au même titre que le reste. Mes doigts et mes orteils étaient tellement engourdis que j'étais persuadée de les trouver craquelés d'engelures si je les regardais.

— Je... je crois que je vais m-mourir, chuchotai-je enfin.

— Aucune chance que je laisse cela se produire. Donne-moi juste... un instant.

Il semblait avoir mis la main sur ce qu'il cherchait et venait de poser le tout sur un morceau de tissu humide. Lorsqu'il me vit frissonner une nouvelle fois, il détacha les sangles de sa cuirasse, retira ses brassards qui tombèrent au sol avec un bruit métallique, et fit passer sa tunique mouillée au-dessus de sa tête. Son torse m'apparut dans la pénombre, large et sculpté. Je ne songeai même pas à protester quand il glissa un bras sous mon dos pour me redresser et venir me caler entre ses jambes.

— Il faut que tu enlèves tes vêtements, dit-il. Tu perds trop de chaleur.

Je m'en doutais mais l'idée de me retrouver presque nue contre lui me troublait même dans cet état brumeux. Toutefois la survie nécessitait de mettre la pudeur de côté et je me délestai donc de mes habits trempés en les essorant, tremblotante, jusqu'à n'être plus qu'en dessous devant lui. De toute façon, concentré sur son expérience de chimie, il n'avait pas l'air d'y prêter attention.

Son torse ferme était si chaud que je poussai un soupir en m'y blottissant. Seth avait passé son bras au-dessus de mes épaules pour continuer ses activités et, à présent, écrasait entre ses mains une substance pâteuse. Toujours attentif à mon état, il posa ses yeux dorés sur mon visage.

— Et puis, ce serait un comble de mourir après nous avoir sauvé de ces choses, tu ne penses pas ?

Je hochai faiblement la tête. Pour finir, il posa devant nous sa préparation inconnue et y versa une goutte d'un minuscule flacon opaque. Un brasier de couleur verte se forma instantanément.

— Oh..., soufflai-je avec bonheur.

Seth parut soulagé ; un bras m'encerclant toujours, il se laissa enfin reposer contre la paroi de la grotte. Les battements de son cœur s'espacèrent peu à peu tandis que notre abri gagnait en chaleur.

— Ça va ? demanda-t-il.

— Mmm, fis-je en guise de confirmation. On dirait bien que tu vas tenir ton engagement...

— Évidemment.

— Et toi, tu n'as rien ?

Son souffle brûlant cogna contre mon front quand il secoua négativement la tête. Il sentait bon l'eau, le cuir mouillé et l'odeur aromatique de l'ataraxie.

— On ne va pas s'asphyxier avec ce feu ? La fumée ne peut pas sortir..., remarquai-je.

— Il est fait pour ça.

Même si mes tremblements s'étaient arrêtés, je n'avais pas envie pour autant de me détacher de lui. Il était une fournaise à lui seul et dans ses bras, au moins, il ne pouvait pas me voir nue. Je considérais son absence de commentaire comme une approbation.

Mes muscles affaiblis me laissaient inerte contre lui. À présent, le tonnerre grondait furieusement dehors et nous entendions de fortes averses.

— Je n'aime pas la pluie, dis-je.

— Moi non plus.

— Pourtant, je sens que la forêt l'apprécie. Elle s'en abreuve et se nourrit.

— Tu peux la ressentir d'ici ?

— C'est un sentiment général, il y a une sorte d'aura.

— Et qu'est-ce qu'elle n'apprécie pas ? demanda-t-il.

— Ce qui l'agresse. Et ce qui m'agresse.

Il baissa vers moi ses yeux d'ambre où reflétait la lueur émeraude des flammes et je le trouvai alors plus beau que jamais.

— Tes pouvoirs ont été d'une grande aide aujourd'hui, tu as beaucoup gagné en maîtrise en peu de temps, observa-t-il avec une pointe de révérence dans la voix.

— Vu mon état actuel, j'aimerais pouvoir faire mieux, rétorquai-je avec un rire fatigué. Ce n'est pas la pleine forme...

Un coup de tonnerre plus violent que les autres fit trembler notre abri. Mon front se creusa et je repris après un silence :

— Je suis inquiète pour le groupe.

— Ils ont tous déjà vécu bien pire, me certifia-t-il. Et quiconque finira avec Kreg ne mourra assurément pas de froid.

— Oui, c'est certain.

Le vent avait commencé à hurler à l'extérieur. Je regardai pensivement la poitrine de mon chef se soulever tandis que les étincelles chimiques crépitaient dans notre havre de paix. Trois cicatrices parallèles, comme des griffes de fauve, barraient son pectoral gauche. Sans réfléchir, j'osai en effleurer une du bout des phalanges.

— On pourrait croire que c'est un dalgardrak qui a fait ça, lui fis-je remarquer en laissant retomber ma main.

— J'aimerais presque, dit-il à voix basse.

Ma curiosité s'éveilla mais je ne posai pas de question. Je l'avais suffisamment brusqué les fois précédentes pour comprendre qu'il ne s'ouvrirait à moi que lorsqu'il serait prêt. Si un jour il venait à l'être. Et s'il en avait envie... Finalement, il contempla le brasier artificiel et décida de lui-même de se confier :

— Je n'ai pas le passé glorieux qu'on imagine, Kaly.

Le ton qu'il prit me serra le cœur et je patientai en regardant les ombres qui dansaient sur les renflements de ses muscles.

— Quand Émaël est décédé, je suis resté seul à la chaumière pendant un temps. J'ai cru pouvoir tenir la boutique avec ce qu'il m'avait enseigné. Mais je me suis vite retrouvé affamé et je n'avais rien à offrir... aux Rafleurs. Ils m'ont dit qu'ils m'épargneraient à condition que je rejoigne Gennessis, la ville d'à côté. (Il marqua une pause, semblant chercher ses mots.) Et que je devienne un Goliath.

— Goliath ? répétai-je sans comprendre.

— Les Goliaths sont... des combattants qui s'affrontent au cours de duels clandestins. C'est une pratique qui fait fureur au Sud. Les parieurs misent n'importe quoi : de la nourriture pour les plus nécessiteux aux pièces d'or, voire mieux, de l'anima lorsqu'on en trouve. Émaël m'a toujours mis en garde contre ce destin ; car une fois qu'on entre dans le cercle des Goliaths, on n'en sort plus. Mais on ne m'a pas laissé le choix.

« Les paris fusaient, m'expliqua-t-il, et de multiples victoires nous remplissaient les poches et l'estomac pour un temps. Le moindre objet de valeur était une occasion de se battre. On entrait dans l'arène avec ou sans arme, mais au bout du compte les duels se déroulaient dans l'anarchie la plus totale. Tous les coups étaient permis, même les plus bas.

Il termina sa phrase en contractant la mâchoire si fort que je la vis tressauter. Je serrai mes genoux contre son flanc dans un frisson et il posa sa main sur ma cheville nue dans un geste qui parut instinctif.

— Mais tu étais un enfant..., dis-je en laissant filer mon souffle, incrédule.

— Je n'étais pas le seul. Nous combattions dans nos catégories, puis j'ai gravi peu à peu les échelons. C'est là que les Rafleurs ont réellement commencé à me porter de l'intérêt.

Je déglutis avec peine en découvrant son regard brumeux sous le halo vert du brasier. Seth dut remarquer mon horreur car il abaissa ses sourcils, ajoutant d'un air adouci :

— Kaly, tu ne t'en rends pas compte car Cérule est riche, mais certaines terres ont trop longtemps été laissées livrées à elles-mêmes. Cela n'excuse en rien la barbarie de la chose mais l'explique en partie. Et en échange, je vivais convenablement.

Devions-nous parler de vie ou de survie quand l'abandon de ce labeur le jetait à la rue ? Une rage sourde se coula dans mes veines et je me surpris à vouloir faire payer les coupables. Seth était un homme bon. Il n'avait pas mérité un tel traitement. Pas lui.

— Que s'est-il passé ensuite ? demandai-je prudemment.

— Un jour dans mon adolescence, il y a eu la blessure de trop. Celle qui m'a laissé agonisant dans la rue. Celle qui aurait dû m'achever. Mais un couple de guérisseurs qui pèlerinait dans la région m'a pris en charge. Ils m'ont porté sur leur chariot et m'ont remis sur pieds sans rien me demander en retour. Et de là, ils m'ont laissé le choix : soit je pouvais retourner à Gennessis reprendre ma vie... ou qu'importe comment appeler ça, soit j'embarquais pour Asraell, avec eux, où leur fille unique étudiait pour rejoindre l'Ordre.

— Inhannaë.

— Inhannaë, confirma-t-il.

Ainsi, elle avait été sa première amie, une main tendue dans une existence chaotique ; j'avais honte d'avoir jalousé leur relation empreinte de respect et de bienfaisance.

— Ils t'ont sauvé la vie, compris-je l'étendue de cet acte.

— Ils m'ont sauvé la vie et m'en ont donné une nouvelle, et je ne saurai jamais les remercier assez pour cela.

Sa voix profonde fit vibrer sa poitrine. Seth serra les lèvres, les traits crispés. Il était humble et bon. Il était... unique. J'avais tant envie de le lui crier et de le crier au monde entier, mais je me contentai de renverser la tête pour lui sourire calmement.

— Tu es quand même devenu quelqu'un d'important.

— J'ai parfois du mal à y croire moi-même, soupira-t-il.

Il glissa ses doigts dans ses cheveux mouillés, les tirant en arrière, et je restai la joue posée contre son torse. Nous nous tûmes tous les deux un long moment, laissant décanter les ténèbres dans la lumière qui nous auréolait. Dehors, la tempête sévissait toujours comme un cataclysme. La masse sombre de mes vêtements encore trempés gisait au sol plus loin, où se déposait la lueur bleuâtre des champignons phosphorescents. L'épée de Seth dormait, à portée de main. J'étais sans force et démunie contre un guerrier au passé violent, et pourtant, dans cet instant de vulnérabilité, je me sentais mieux ici que n'importe où ailleurs. Son odeur prenante était le plus doux des réconforts ; j'avais confiance en lui. Et malgré cette proximité exaltante, la fatigue de notre mésaventure me terrassait et mes paupières devenaient lourdes.

Le sommeil me gagnait peu à peu tandis que je survolais des yeux le reste de ses cicatrices. Ma voix n'était plus qu'un souffle quand je me manifestai.

— Tu en as beaucoup.

— Je sais, dit-il.

Il me sembla déceler dans ses paroles une espèce d'embarras mêlé à de la tristesse. Je remuai vaguement le menton pour lui signaler mon désaccord, réprimant un bâillement.

— Je les trouve belles.

Seth se raidit. Il pencha la tête pour me regarder et j'entrevis dans le brouillard de ma fatigue une lueur bouleversée briller dans sa prunelle ocre.

— Dors, Kaly, murmura-t-il en caressant ma cheville de son pouce.

— J'en ai l'autorisation ? susurrai-je.

— Oui.

— Et je peux rester là ?

J'entendis son sourire.

— Oui.

— Merci... pour tout.

Je posai une main sur sa poitrine pour lui exprimer ma reconnaissance envers ce qu'il avait accompli pour moi, dans cette journée comme depuis notre rencontre. Ensuite, mes paupières étaient déjà closes quand je calai à nouveau ma tête sur son torse.

Juste avant de tomber dans un sommeil mérité, je sentis ses deux bras se refermer autour de moi et ses doigts effleurer doucement mes épaules. Et un chuchotement dont je crus rêver parvint à mon oreille :

— C'est toi qui es belle.

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