24 - Première croix
Les derniers rayons d'une sombre journée se reflétaient sur nos armes posées au sol. Dans le crépuscule, nous étions agenouillés en cercle autour du lieu funéraire érigé en l'honneur d'Arion. Les motifs d'enterrement, tracés par nos mains dans la terre, délimitaient une tombe vide, tragiquement sans dépouille, et Seth prononçait l'oraison funèbre, la voix grave et posée, dans une dignité propre à son rang :
— « ... Que son anima retourne à l'essence du monde,
Qu'il soit le Vent qui nous berce, l'Eau qui nous abreuve,
Qu'il ravive le Feu et ensemence la Terre ;
Que son âme rejoigne le berceau des morts,
Et que nos sanglots s'élèvent pour sa gloire perdue. »
Il marqua une pause, la mâchoire contractée.
— Ee cryfdeär.
— Ee cryfdeär, répéta Émïoka.
Et nos voix suivirent l'exemple à l'unisson. « À sa force ». Arion avait toujours fait preuve de gentillesse à mon égard et je regrettais de ne pas l'avoir mieux connu.
Il me fut impossible de trouver le sommeil ce soir-là. Lorsque les souffles endormis de mes compagnons s'élevèrent, j'allai au dehors de la grotte et me connectai avec la nature pour lui partager ma souffrance, la souffrance liée à ces souvenirs. Seth, posté à la sortie, avait pris son tour de garde. Il ne sembla pas étonné de me voir ; au contraire, j'eus l'impression qu'il m'attendait.
Allongée dans l'herbe, je méditai longuement, voyageant dans le réseau souterrain et quittant l'étroitesse de cette enveloppe corporelle. Ma conscience s'unit à l'ensemble de l'anima dans une parfaite harmonie. Je ne fus plus humaine, ni sorcière, mais un simple flux d'énergie dans une source torrentielle où les perceptions s'entrelaçaient. Quand j'eus terminé mes confessions silencieuses, l'énergie de la forêt caressa mes sens et prit avec elle une partie de ce fardeau ; alors enfin, je me détachai de mon élément pour rouvrir un œil sur la réalité.
La nuit était calme, parfois agitée par les sons réguliers de créatures nocturnes : au-dessus des coassements lointains s'élevait le sifflement d'une espèce inconnue. Des feux follets à la lumière vacillante erraient dans les bois dans une quête perdue de rédemption. Mes yeux se levèrent pour se fondre dans le vaste firmament qui brillait toujours peu importe l'horreur ici-bas. Hildegarde m'avait un soir parlé des constellations de ce monde ; la principale, la constellation de la Harpe, courait sur une grande partie de la voûte étoilée, réunion d'astres aux multiples éclats. Je retraçai sa forme imaginaire du bout des phalanges avant de baisser la main. Tout était si différent de ma terre... Je pensais, avec beaucoup de nostalgie, que ma famille et moi ne partagions même pas ce ciel-là. Nous étions séparés, complètement séparés.
La voix de Seth se souleva dans le calme environnant :
— Tu fais souvent des cauchemars.
Je tournai la tête. Une cigarette à la bouche, il me surveillait en même temps que le cadre nocturne. L'espace d'une minute, je me laissai aller à le contempler. Il y avait dans ses prunelles assombries par la nuit un éclat flamboyant avivé par le feu de la grotte. Ses yeux suivirent les mouvements de ma main caressant distraitement l'herbe.
— Oui. Je rêve souvent de là d'où je viens, admis-je d'un ton faible. Je revis en boucle cette journée où tout a commencé et, même si je sais que je ne devrais pas me diriger vers ce sapin, ça se finit toujours de la même manière. Parfois... Parfois je rêve que je suis proche d'y retourner, qu'un portail est ouvert à seulement quelques pas de moi et, lorsque je crois l'atteindre, il se ferme juste sous mes yeux. Et parfois, je rêve de visages. Je rêve des visages des vies que j'ai prises sur Sintu et que je n'ai même pas vus...
Silencieux, Seth se contenta de me dévisager à travers un nuage de fumée. Des escarbilles s'envolèrent et l'embout de sa cigarette brasilla d'un feu rouge dans l'obscurité.
— Comment fais-tu ? demandai-je en me redressant.
— Comment je fais quoi ?
— Pour trouver le sommeil... quand le monde est aussi dur.
— Je n'ai jamais prétendu que je dormais bien.
Il détacha de ses lèvres l'ataraxie roulée et en regarda l'extrémité incandescente.
— Inhannaë déteste ça. Pas les herbes en elles-mêmes, expliqua-t-il, mais le fait que j'en aie besoin.
— Que t'apportent-elles ?
— Le silence, répondit-il. La paix. Autrement...
Ses yeux devinrent distants. Il tira une profonde bouffée et, quand il relâcha la fumée, les ombres qui nimbaient son regard avaient disparu. Seule persistait entre nous l'odeur de l'ataraxie, cette odeur prégnante, constante, à la fois douce et âcre, et qui était une preuve des démons intérieurs que Seth avait lui-même à combattre.
L'épée sur ses genoux, il se mit à contempler le ciel. Ce tableau était empreint d'une beauté telle que je ne pus en détacher le regard : elle mêlait gloire et petitesse, douceur et puissance, tristesse et espoir. Mon capitaine percevait mon attention sur lui mais j'avais besoin d'imprégner mes souvenirs de cet instant de poésie – et je m'en souvins toujours.
Il m'observa sans rien dire alors que je me levais pour m'asseoir près de lui à distance respectable. Là, je repliai les jambes sur le côté, appuyant ma tempe à la roche.
— Est-ce que tu viens de la région d'Asraell ? demandai-je en refermant sur moi les pans de ma veste.
— Non.
Sa réponse succincte me fit d'abord taire avec embarras, mais il pivota au bout de quelques secondes, un demi-sourire aux lèvres.
— Même si je te disais d'où je viens, tu saurais où cet endroit se trouve ?
— Probablement pas. Mais ça m'intéresse.
— Je suis originaire d'Artiria, m'apprit-il tout en regardant une volute de fumée se dérouler, l'air pensif. C'est une ville proche de l'Ordre du Sud.
— Tu as donc rejoint l'armée là-bas ?
Seth porta un instant ses orbes dorées dans les tréfonds de la nuit et l'expression de son visage se durcit. Je ne savais pas si j'étais dans mon droit ou si j'allais trop loin en lui posant cette question, mais il m'apporta une part de réponse :
— Non, j'ai directement commencé ma formation en terre d'Asraell.
Je pressentis que cette révélation lui suffisait pour ce soir. Je n'insistai pas et nous regardâmes tranquillement les ombres qui hantaient les bois.
Une lumière orangée éclaira tout à coup le dôme stellaire : un majestueux phénix passait entre les étoiles, laissant un tracé de feu évanescent derrière lui.
— J'ai entendu votre discussion avec Hildegarde l'autre jour, dit-il tout à coup. Ce n'était pas mon intention, désolé.
— Oh, ce n'est pas grave...
Seth s'était désintéressé de l'oiseau en flammes pour m'observer ; la nouvelle lueur ravivait les braises dans ses yeux.
— Je voudrai encore de ta présence.
Mon cœur bondit dans ma poitrine tandis qu'il me détaillait avec des sentiments que je ne parvenais pas tout à fait à définir. Il était affecté par la mort d'Arion, et de ses paroles émergeait un grand désir de sincérité.
— Capitaine...
La voix nous fit tous les deux lever la tête. Émïoka se tenait debout devant le ciel, les bras serrés contre sa poitrine. Ses oreilles, d'ordinaire si fières, étaient couchées sur son crâne. Ses épaules osseuses et sa silhouette menue la faisaient paraître toute fragile.
— Je crois..., souffla-t-elle en baissant les yeux. Je crois qu'un peu d'ataraxie ne me ferait pas de mal.
Seth ne fit aucun commentaire. Il lui lança son étui qu'elle attrapa en vol et elle tira un cylindre d'herbes déjà roulées qu'elle planta entre ses lèvres. Alors qu'elle peinait à battre le briquet, je lui offris un peu d'aide et allumai l'extrémité d'un sort, faisant semblant de ne pas voir les tremblements de ses doigts.
Son regard las, noyé de chagrin rencontra le mien.
Je n'attendis pas ses remerciements, rejoignis mon sac de couchage tandis qu'elle expulsait la fumée argentée, sa tête jetée en arrière, vers l'étang de la nuit, vers le ciel couronné d'étoiles ; et finis par sombrer dans un sommeil agité où flottaient les éclats du crâne d'Arion.
~ * * * ~
Nous prîmes dès le lendemain la route dans l'air tiède et humide de la jungle, formant une procession maussade. Les heures, les jours défilèrent et un autre cristal rejoignit notre collection sans que nous puissions nous en réjouir.
Quand le soleil se leva pour la quatrième fois, Kreg lança une plaisanterie à propos d'elfes et de chasteté. Nous rîmes tous. C'était un rire nerveux mais qui eut le mérite de dégeler nos cœurs.
Et au fil du temps, la vie reprenait peu à peu son cours. Les conversations s'animaient, les sourires venaient de nouveau éclairer les visages, le marasme cédait devant la vie et l'espoir. Seth m'entraînait presque tous les jours après avoir monté le camp. Un soir, dans les rayons incandescents du dernier soleil, Kreg décida de mettre à l'épreuve l'avancée de ma formation. Puis ce fut le tour d'Hildegarde, et bientôt, chacun offrit de m'apporter un peu de son savoir. Nous passions une grande partie de notre temps libre à nous affronter les uns les autres. Ce fut une période où je fis des progrès remarquables.
En parallèle, mes sorts gagnaient de plus en plus en puissance et j'essayais mentalement de me préparer à des situations de stress horrifique, à l'image des créatures cauchemardesques qui avaient surgi des marais. Après des journées moins éreintantes, je m'adonnais à quelques rituels exigeant une plus grande concentration.
La disparition d'Arion avait toutefois laissé une cicatrice dans nos cœurs et le moral de l'équipe n'était pas toujours au plus haut. Nous continuions les expéditions, parcourant la Terre de l'Ouest, explorant chaque jour sa faune et sa flore improbables, mais l'absence du camarade perdu pesait sur nos épaules...
Un matin, après une vingtaine de jours de voyage, je m'étais réveillée avant l'aurore. Reska m'avait interceptée sur le retour de ma toilette au ruisseau et m'avait proposé (imposé) un court entraînement matinal en attendant la préparation des autres. Je doutais qu'il eût éprouvé un soupçon de tristesse pour Arion mais on devait lui reconnaître d'avoir su se faire discret.
— Trop lente, glissa-t-il au beau milieu d'une de mes attaques.
Il m'esquiva sans mal, me désarma et me renversa au sol d'un coup de pied dans le jarret. Je me retrouvai disgracieusement le nez dans les fleurs. Il planta alors mon sabre qu'il avait rattrapé dans la terre et s'y accouda en regardant ses ongles.
— Pourquoi vous dirigez les calomnieurs ? lui demandai-je sans préambule après m'être relevée, car je ne savais pas grand-chose du vampire. Qu'est-ce que ça vous apporte si vous êtes immortel ?
— C'est un bon moyen d'être vénéré, répondit-il en haussant les épaules.
Je soulevai un sourcil dubitatif mais il n'avait pas tout à fait l'air de plaisanter.
— Seth m'a dit qu'il avait été élevé à ce rang il y a cinq ans. Et vous ? tentai-je de me renseigner.
— Seth est devenu bien bavard depuis qu'une petite sorcière est dans les parages.
Comme mon regard fixe n'avait pas quitté le sien, ses lèvres s'étirèrent, puis s'entrouvrirent.
— Presque deux fois plus longtemps, répondit-il.
Reska me fit signe de reprendre mon sabre et tira ses dagues. Nous échangeâmes encore quelques coups et il claqua son genou à l'arrière de ma cuisse avec un gloussement féroce.
— Vous étiez déjà calomnieur avant d'être... transformé ? le questionnai-je encore, tâtonnant ses limites pendant qu'il décrivait des cercles autour de moi.
Une ombre envahit son visage ; le sujet était épineux.
— Non, dit-il avec un sourire qui manquait toutefois de conviction.
Je me demandais s'il était devenu vampire contre son gré... J'avais encore quelques interrogations en réserve quand il nous lança dans un combat sans crier gare. Prise au dépourvu, je parai à peine ses offenses jusqu'à être de nouveau désarmée. Il finit par faucher mes jambes d'un mouvement fluide que je ne vis même pas venir. Ayant peut-être pitié de mes muscles endoloris, Reska choisit cette fois de me rattraper habilement par la taille.
— Je ne donne pas cher de ta peau si tu bavardes ainsi avec ton adversaire sur le terrain, susurra-t-il à mon oreille.
Je levai les yeux au ciel. Tout à coup, ses narines se dilatèrent et il huma le creux de mon épaule.
L'instant d'après, il me mordait au cou.
Je le repoussai avec un cri aigu.
— Mais bon sang de Dieu ! Qu'est-ce qui vous passe par la tête, espèce de malade ?!
Mon cœur paniqué battait à tout rompre. Il ne m'avait pas vraiment fait mal, ni percé ma chair mais je sentais les empreintes laissées par ses dents sous mes doigts.
— Kaly ! s'écria Seth qui arrivait en compagnie de Kreg au pas de course ; mon nom avait jailli de sa gorge sur une note d'angoisse. Kaly, pourquoi tu... ?
Les deux guerriers s'arrêtèrent avec surprise ; ils étaient encore torses nus et armes en main. Seth fronça les sourcils en me voyant tenir mon cou. Son regard se posa successivement sur Reska et moi.
— Tu l'as mordue ? lui demanda-t-il, et je ne parvins pas à identifier tout à fait la déformation dans sa voix.
— Mordillée, rectifia le concerné.
Reska essuya le bord de sa lèvre avec un sourire fripon et fixa sur moi ses prunelles bigarrées.
— Navré, ça m'a échappé.
— Ça vous a « échappé » ?! m'offusquai-je, les poings sur les hanches.
Son visage indiquait un réel étonnement amusé tandis qu'il hochait la tête, et je vis soudain rouge.
— Je n'ai jamais fréquenté de Sang-Premier, dit-il, je suppose qu'il y a cette part de moi qui est toujours tentée de goûter...
— Mufle ! m'écriai-je en écrasant ma main sur sa joue.
J'ignorais quelle réaction j'attendais de la part de Seth mais les coins de ses lèvres frémirent tandis qu'il réprimait un sourire, et Kreg rejeta la tête en arrière pour éclater de rire. Reska se tint la joue un moment avec des yeux ronds. Avant que je puisse regretter mon geste, il étira contre toute attente sa bouche en demi-sourire penaud.
— C'est mérité, me concéda-t-il.
— Ne vous avisez plus de poser vos dents sur moi, le prévins-je d'une voix furieuse en portant une main à ma gorge. Je ne suis ni de la nourriture, ni une de vos prétendantes.
— Oh, certainement pas...
Kreg gloussait encore quand je passai devant lui et Seth étouffa son rire sous une quinte de toux. Une fois dos à eux, je laissai les coins de mes lèvres se retrousser, amusée bien malgré moi.
Ce fut donc d'humeur légère que l'équipe se mit ensuite en chemin. Je marchais comme à l'accoutumée près d'Hildegarde à l'arrière du groupe. La lumière matinale jouait sur le bouclier accroché dans son dos. J'avais toujours trouvé l'ouvrage singulier : au centre du cerclage tressé de cuir et de bronze, un visage sinistre de gorgone métallique renflait l'umbo.
— Je parie que tu ne connais pas cette histoire, dit-elle tout à coup.
— Comment ?
— Mon bouclier, précisa-t-elle. Il n'est pas comme les autres. Je l'ai découvert dans la grotte sous-marine d'un amphibe qui m'avait séquestrée quand j'ai quitté les terres volcaniques. Cette vermine m'avait enduite de sa salive en pensant me déguster plus tard... Je l'ai tué sans autre arme que ce bouclier et je l'ai fait évaluer en arrivant à Cérule.
« Les marchands m'ont répondu que c'était un objet unique qui appartenait à une célèbre guerrière disparue. Une femme féroce qu'on disait née avec une arme dans les mains, mais en dépit de son bellicisme, chaste, généreuse et douce, et qui libéra l'Est en tuant la gorgone tyrannique qui terrifia durant un temps le territoire. Certains disent qu'elle a péleriné dans l'autre monde après avoir livré de nombreuses batailles. Apparemment, son corps n'aurait jamais été retrouvé.
— Laisse-moi deviner, fis-je, cette guerrière s'appelait Athéna ?
Hildegarde réprima sa stupeur.
— Presque : Athénaïa. Comment le sais-tu ?
— Oh, comme ça...
Elle caressa pensivement son menton, puis haussa les épaules.
— Bref, j'aurais pu le vendre et empocher une sacrée somme d'or. La tentation était là en un temps où je n'avais aucune possession. Mais j'ai jugé préférable de le garder ; et je n'ai pas eu tort. Il m'a sauvé la vie plus d'une fois.
— Tu penses donc qu'il a quelque chose de magique ? demandai-je, troublée.
— Non, je n'irais pas jusque là. Mais je suis persuadée que certains objets et certaines personnes de ce monde sont touchés par la grâce de Falias.
Son regard se posa sur Seth qui discutait avec Crool à quelques pas de nous, avec une telle ferveur que j'en vins à me demander si elle ne croyait pas en cette histoire de guerrier né dans la Source.
Pendant que nous nous entretenions, j'effleurai machinalement un arbre afin de vérifier notre chemin. Soudain des griffes d'acier se plantèrent dans mon cœur et je me rejetai vivement en arrière.
— Un problème ? demanda Kreg en joignant les sourcils.
Je me tus. Quelques centaines de pas plus loin, il obtint sa réponse.
Une partie de la forêt était saccagée. Les lieux n'étaient que coulées de débris de terre et de roche, une absurdité sans nom d'arbres renversés, les racines pointant vers le ciel ; et au milieu du carnage, une main.
Une main sordide qui sortait de terre comme si elle avait tenté d'appeler à l'aide, la main d'une hamadryade ensevelie, prisonnière de l'arbre auquel elle était liée.
Les larmes me montèrent aux yeux car je percevais, enfouie loin sous les strates boueuses, la lente agonie des survivants.
— Le deuxième, murmurai-je, écœurée. C'est le deuxième glissement de terrain qu'on rencontre dans la région...
— Tu ne devrais pas te forcer à regarder ça, me dit Seth, mais je secouai lentement la tête.
— Fermer les yeux ne fera pas disparaître la réalité.
— Non, émit Crool, qui affichait une mine toute aussi triste. Nous n'avons plus qu'à espérer que la restauration du Cristal de Fal y mettra un terme.
Bien sûr, l'Équilibre était bouleversé et notre devoir était de rassembler la pierre de Fal. Je déglutis péniblement.
— Continuons, suggéra Reska.
Même s'il nous fallut contourner la catastrophe, la route ne fut guère longue. Nous traversâmes des bois enchevêtrés de lianes et je m'arrêtai à l'orée d'une grotte, hésitante.
— C'est dedans ? s'enquit Kreg.
— Dans les profondeurs..., grimaçai-je.
Mes bras se couvrirent d'une ondée de frissons. Je n'avais aucune envie de pénétrer dans cette gueule opaque depuis notre mésaventure sur l'île de Sintu...
— Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir là-dedans ? réfléchit le faldar à voix haute.
— Un basilic, une vouivre, des striges, une goule et j'en passe, énuméra Hildegarde sans s'émouvoir.
— On lance des paris ? Je dis basilic !
— Goule ! choisit joyeusement Émïoka.
— Pourquoi est-ce que vous devez être aussi pessimistes ? Peut-être qu'il y a des créatures pacifiques pour une fois, commentai-je en scrutant le sol à la recherche d'ossements.
— On sait déjà qui nous paiera la prochaine tournée à la maison, hein ! ricana Kreg en poussant Hildegarde du coude.
Je serrai les lèvres, aigrie, tandis que la vulkane choisissait son pari.
— Éclaire-nous, Kreg, commanda Seth qui tenait déjà son épée au poing. On ne va pas prendre le risque de se séparer au vu de ce qui s'est passé la dernière fois, ajouta-t-il avec un regard dans ma direction, et je hochai la tête, trop heureuse de son raisonnement.
— La dernière fois ? interrogea Reska.
— Kaly a eu le malheur de tomber sur la deuxième goule hors de son antre.
Si Seth fit preuve d'une certaine retenue en me regardant, Reska, lui, ne pensa même pas à dissimuler son amusement pour la deuxième fois de la journée.
— Nom d'un cerbère enragé, j'aurais bien aimé voir ça !
— Bon, la mission c'est de trouver le Cristal ou c'est à qui se moquera le mieux de moi aujourd'hui ? grognai-je.
Il aurait mieux valu le prendre avec humour mais je n'arrivais toujours pas à le faire. Le menton dressé, je rassemblai toute ma dignité pour me diriger vers l'ouverture de la grotte. Kreg gloussa et brisa ma cérémonie en me donnant une chiquenaude sur la joue.
— Allez, déclara-t-il, je passe devant.
Sur ces entrefaites, il prononça un sort et fit naître un flambeau circulaire dans sa main qu'il laissa ensuite flotter dans l'air pour ouvrir la marche. La noirceur des boyaux eut vite fait d'étouffer ma vaillance. La grotte était silencieuse. Trop silencieuse. Nos ombres s'étiraient sur les parois comme si des êtres terribles nous suivaient dans le noir et la résonance bruyante de nos pas troublait complètement notre ouïe. Il me semblait entendre la goule se mouvoir dans les ténèbres, l'écho de ses murmures diaboliques et de ses griffes démesurées qui raclaient la pierre...
Je me rapprochai insensiblement de Kreg et trouvai un peu de réconfort dans la présence palpable de Seth dans l'obscurité derrière moi.
Notre unique faisceau de lumière balayait tranquillement l'espace d'un mur à l'autre. Les croisements et les galeries se multipliaient à mesure de notre avancée, si nombreux que je doutais que tous fussent à l'abandon ; mais l'énergie du Cristal, fidèle, m'indiquait le chemin comme si nous étions liés l'un à l'autre par un fil invisible.
Peu à peu cependant, un flux de chaleur et de vie se propagea dans les grottes, grimpa dans les nerfs de mes jambes jusqu'à m'envelopper le cœur. Et lorsque la compréhension de ce phénomène me vint, Kreg tourna la tête vers moi en haussant les sourcils.
— Que nous vaut ce sourire ? me demanda-t-il avec une surprise mêlée de curiosité.
Je conservai un air énigmatique.
— Je peux maintenant vous assurer que vous avez eu tort !
Mes paroles ne tardèrent pas à être confirmées. Une ombre se dessina devant nous au détour d'un couloir et Kreg poussa une exclamation de surprise.
Et pour cause ! Nous étions tombés nez à nez avec... un champignon. Un champignon tout aussi semblable à un cèpe géant, pourvu d'yeux, de mains et de jambes, et de la taille d'un enfant.
Derrière nous, les autres s'immobilisèrent comme un seul homme, saisis de stupeur.
Pour ma part, je me contentai de rire doucement.
— Par ici ! Par ici ! s'exclama la créature en désignant le chemin derrière elle d'un air gai.
Elle nous adressa ce qui ressemblait à un grand sourire et trotta vers un nouveau croisement en nous faisant signe de la suivre.
— Que fait-on ? demanda Émïoka, suspicieuse.
— Faisons ce qu'il propose, déclarai-je.
Le champignon débonnaire nous fit emprunter une allée tortueuse à demi cachée sous une arcade naturelle jusqu'à nous conduire dans une grotte incrustée de minéraux d'un azur phosphorescent, où la mousse tapissait la roche par endroits.
Il y avait là plusieurs congénères de notre guide mystérieux. Certains avaient une drôle allure de girolles ; d'autres étaient les images des trompettes de la mort ; d'autres encore s'ombrageaient sous des calottes alvéolées semblables aux chapeaux des morilles. Chacun d'eux nous scrutait avec la même curiosité ; et chose étonnante, au moment où nous les dépassions, ils se mirent à nous suivre.
Hildegarde jura quand le flambeau de Kreg éclaira des recoins où se pressaient d'autres visages.
— Je n'ai jamais été dans une situation pareille, maugréa Crool dont le poil se hérissait, et je dois admettre que ça me met mal à l'aise.
Émïoka grogna un assentiment qui ne fut pas démenti. Seth examinait les lieux, le visage fermé et indéchiffrable, auprès d'un Reska dont l'œil brillait d'une lueur d'intérêt.
Nous progressâmes dans la cavité souterraine, talonnés par ce cortège singulier et disparate. Des flaques d'eau éparses irradiaient un bleu éclatant. Des colonnes de pierre naturelle soutenaient le haut plafond émaillé d'une rangée de stalactites, où se condensait l'humidité. L'eau cristalline gouttait avec un ploc-ploc régulier sur les chapeaux d'amanites blanchâtres.
— Incroyable ! m'extasiai-je à haute voix, avant d'apprendre que ce n'était pas tout.
Car au bout du chemin, derrière une formidable concrétion de stalagmites, la caverne prenait fin devant une architecture qui me stupéfia.
Que l'on s'imagine un espace haut de trente pieds, large comme quatre pièces mises bout à bout, orné de figures abstraites et de bas-reliefs que l'érosion avait creusés ; que l'on imagine une tourelle en spirale, taillée ingénieusement à même le roc, sur laquelle des mares luisantes, où barbotaient des spores, jetaient de brillantes taches de lumière. Des lucarnes rondes s'ouvraient par ici et par là sur toute la hauteur de la construction, semblables aux alvéoles d'une ruche. La pensée me vint qu'aucun art du monde, si complexe et raffiné qu'il fût, ne pourrait jamais égaler la splendeur de la nature à son état brut...
Les merveilles se poursuivirent et une ineffable émotion m'envahit à la vue des filaments de mycélium qui couraient sur les murs, envahissaient les interstices des rochers en se ramifiant dans un réseau d'armature fongique. À certains endroits, les fibres s'entrecroisaient, formaient des conglomérats duveteux qui ne pouvaient représenter qu'une chose : la création de futurs êtres en devenir. Le cycle de la conception avait lieu au-dessus et autour de nous dans ses différentes étapes de croissance : de l'anastomose fibrillaire à la naissance de petits boutons jusqu'aux carpophores presque à maturité, auxquels avaient poussé des bras et des jambes.
Jamais le Sidh ne m'avait autant fascinée que dans cet instant.
Au milieu de la nouvelle caverne, un autre champignon semblait nous attendre. Avec son chapeau aux nombreuses protubérances et ses phanères fournies de verdure, il émanait un âge vénérable.
— Me oz falud, wuarhör, prononça l'être d'un ton cérémonieux en s'inclinant dans ma direction. Et vous, honorables soldats.
— Wuarhör ? s'interrogea Hildegarde à voix basse.
— Maîtresse, lui traduisit Kreg sur le même ton.
— Soyez la bienvenue dans notre demeure. Votre présence nous honore. Voilà longtemps qu'un être de votre espèce n'a pas franchi le seuil de ces grottes.
— J'imagine que vous connaissez la raison de ma venue, avançai-je avec un sourire contrit.
— Oh, nous la connaissons, en effet : la pierre de Fal. Nous savions qu'un jour, une grande âme comme la vôtre viendrait la réclamer.
— Êtes-vous si isolés dans vos grottes pour ignorer que la Bansidhe était à sa recherche ? lança Reska, caustique.
Le champignon ne prit pas ombrage de son hostilité. Il me regarda de ses yeux enfoncés et parut s'abîmer dans la réflexion.
— Wuarhör, me pria-t-il, puis-je m'entretenir seul avec vous ?
— Bien sûr, répondis-je en avançant d'un pas, et puisque Seth allait faire part de sa réticence, le devançai : Tout va bien. Ce sont des champignons, des êtres de mousse et de terre. Je sais qu'ils ne me feront pas de mal.
— Wuarhör est sacrée, agréa l'ancien en se plongeant dans une nouvelle révérence. Vous avez ma parole que nous ne lui nuirons pas.
Une pointe d'inquiétude s'incrusta dans les traits de Seth, mais il accepta la requête et je sentis ses yeux me suivre jusqu'à ce que je fusse entrée dans la tourelle. Sans dire mot, le vieux champignon me précéda dans un colimaçon exigu, puis nous pénétrâmes dans une pièce entièrement meublée de pierre poreuse et érodée. Les lieux dégageaient une odeur de terre et de moisissure qui m'apportait un réconfort presque maternel.
Une table en pierre ronde occupait le centre de l'espace ; et sur cette plateforme naturelle végétait une arborescence de mycélium dont les fibres se mouvaient doucement. L'ancien s'y arrêta, hiératique et silencieux.
— Posez-y vos mains, je vous prie, dit-il.
Je m'exécutai sans poser de question car j'avais toute confiance en lui. Les hyphes se tendirent comme des petits tentacules, frôlèrent timidement mes phalanges avant de s'enrouler autour de mes doigts.
Le présent s'effaça et mon esprit s'éleva dans les sphères sereines qui s'étendent au-delà du monde matériel. Je me sentis happée, happée comme un aimant vers une force d'attraction, vers un nuage d'êtres grouillants qui gravitaient ensemble.
Vous devez vous demander pourquoi nous vous avons fait venir ici.
La voix n'était plus celle de mon interlocuteur. À la sienne s'étaient ajoutées des centaines d'autres qui me parvenaient de tous côtés dans un souffle lointain et vaporeux. On aurait dit que toutes les âmes de cette caverne étaient unies dans une pensée synchrone. La profonde sérénité qui les habitait tous m'apaisait comme un baume.
Un intrus a pénétré nos grottes, continuèrent les voix.
Un intrus ? demandai-je, sur la défensive, mais du champ d'énergie n'émergeait aucune inquiétude. Seulement de la curiosité et une certaine forme... d'amusement.
Vous êtes l'une des nôtres, wuarhör. Vous êtes le Tout. Voyez. Sentez.
Mon esprit fut charrié à travers l'espace. Libre dans les axones qui colonisaient les cavernes, je perçus la cadence d'un pas léger, la chaleur d'un corps, une odeur éthérée de tourbe et de feuillages. Quoi que fût l'être, il dégageait une énergie aussi douce que les bois. J'entendais des bruits de fouille, celui d'un objet que l'on pose au sol.
Les voix paraissaient chuchoter dans un espace infini.
Il est un ami. Il a laissé un paquet à votre attention.
S'il est vraiment un ami, pourquoi ne vient-il pas me le donner en personne ?
Car vous n'êtes pas seule.
Je crus percevoir une onde de déception – était-ce la mienne ? La leur ? –, vite effacée.
Que contient ce paquet ?
Nous l'ignorons. Mais puisqu'il est votre ami et le nôtre, nous souhaitions vous en informer.
Je renonçai à l'interrogatoire. Ils disaient la vérité.
Est-ce que cela vous peine de vous séparer du Cristal ?
Il n'y a pas de peine pour ce qui est nécessaire. Nous l'avons préservé pour ce moment. Vous devez faire ce qui est attendu de vous car Dana, jamais, au grand jamais, ne doit s'éteindre.
Je comprends. Je ferai de mon mieux.
Wuarhör, votre cœur est aussi tendre que le duvet qui garnit les bourgeons. La Terre a pleuré votre départ mais ainsi est faite la volonté de Falias.
J'eus l'impression que des centaines de mains me caressaient. Je ressentis comme la mienne la décharge d'allégresse qui traversait le groupe.
Il est temps de nous quitter ; vos compagnons s'agitent. Vous devez partir avant qu'ils ne perdent patience. Nous sommes heureux d'avoir fait votre rencontre.
Moi aussi...
Une vague de tendresse et de chaleur m'étreignit, qui fit chavirer mon âme.
Que la paix soit avec vous, goad bennigued.
« Sang Béni. »
La connexion fut rompue et, lorsque j'émergeai de ce songe, je vis, posée sur la table, lovée entre les filaments mycéliens, une pierre à la douce clarté violette. Je pris le fragment ; il était plus gros que mon poing.
— Merci, dis-je en m'inclinant sous le regard de l'antique champignon. Merci à vous tous, mes amis.
Aucun autre mot ne fut échangé. L'ancien me raccompagna au pied de la tour où nous attendait l'escouade. L'apparence létale et austère de mes camarades au cœur de ce lieu de paix me procura un étrange malaise. À la vue du cristal, Reska se contenta de hocher la tête et tourna les talons. Les autres lui emboitèrent le pas. Je lançai un dernier regard à ce peuple et quittai l'extraordinaire caverne dans le sillage de mes compagnons.
Sur le chemin du retour, je me recueillis dans le silence. Je cherchai à sonder mentalement l'énergie des grottes mais la présence de l'intrus s'était dissipée.
Un ami.
J'avais quelques hypothèses à ce sujet...
— De quoi avez-vous discuté ? finit par demander Seth comme je ne disais rien.
— Pas de grand-chose, à vrai dire. Il voulait que je rencontre son peuple, expliquai-je dans une demi-vérité. J'ai pu leur parler, je veux dire, à tous en même temps. Ils ont une sorte de conscience collective.
— Brr, dit Kreg, comme secoué d'un frisson tandis que son flambeau éclairait d'un feu plus vif le boyau devant nous, c'est vraiment trop bizarre... Ces créatures me font froid dans le dos.
— Vraiment ? m'étonnai-je.
— Peu de gens peuvent se vanter d'avoir vu des fongus, répondit Émïoka en me regardant par-dessus son épaule. Il s'agit d'un peuple rare et discret. Habituellement, ils libèrent des spores soporifiques à l'approche des visiteurs et créatures qui pénètrent leur territoire. Ils se nourrissent des nutriments des cadavres et les utilisent pour faire maturer leurs spores, ajouta-t-elle avec un air de dégoût.
— Tu as besoin de te nourrir toi aussi, lui opposai-je un peu froidement, car je trouvais ce jugement hypocrite.
— Ce qui m'interpelle, c'est que ces champignons t'ont considérée comme l'une des leurs, émit Reska d'un air pensif. Et ils ne sont pas les seuls. Les gnomes viennent fréquemment te rendre visite, les dryades se prosternent devant toi. Tu as l'air d'avoir de nombreux amis. Quelle singularité que ce pouvoir ancestral...
— Eh bien, en attendant, je vous rappelle que vous me devez tous des verres, signalai-je, pressée de changer de sujet.
Nous arrivions à la sortie. Je pivotai la tête d'un quart de cercle, avisai comme une forme dans l'avant-dernier croisement mais je tins ma langue et pris garde à conserver mon regard droit devant moi.
Nous étions à peine retournés dans la lueur du jour, avions à peine rempli nos poumons de l'air de l'extérieur que je fis volte-face vers l'entrée de la grotte.
— Un instant, dis-je, aux aguets. Ils me rappellent. Attendez-moi ici.
Bien entendu, c'était un mensonge. J'avais seulement besoin d'une excuse pour y retourner sans escorte. Par chance, personne ne m'en dissuada. Je me faufilai dans la grotte, invoquant une flamme qui eut certaines difficultés à me suivre, trottai à petites foulées jusqu'à l'endroit où j'avais aperçu le paquet mystérieux ; je ne dispensai pas même un coup d'œil en arrière car j'avais une trop grande conscience des lieux pour savoir qu'on ne m'avait pas suivie.
L'objet était posé sur le sol, à peine logé dans un creux de roche.
Mes mains s'en saisirent.
C'était une simple boîte, scellée par un fermoir métallique. Le bois était lisse et poli ; aucun ornement ne se présentait en surface. Je la fixai avec méfiance, craignant de la voir exploser d'un instant à l'autre. Puis, notant que rien n'arrivait, je soulevai précautionneusement le couvercle. L'intérieur contenait en tout et pour tout une simple pochette de cuir, dont dépassait une liasse de parchemins abîmés.
Un regain de flamme illumina vivement ma découverte. Les feuilles étaient en mauvais état. Leurs bords étaient calcinés, ravagés par des flammes anciennes, et le papier avait roussi. Je rapprochai la première page de mon visage. Le texte était rédigé en langue ancestrale.
« Moi, Ulf de Dralthorn, atteste joindre la ligue de l'Ordre et répartir le territoire selon la décision commune. »
Fronçant les sourcils, je passai à la deuxième :
« Moi, Hyily de Rhaële, atteste joindre la ligue de l'Ordre et répartir le territoire selon la décision commune. »
Et chacun des feuillets suivants reproduisait cette formule d'engagement, dans laquelle seuls ce qui s'apparentaient à des noms différait : Cauhalt de Femaë, Bregelgo de Vaar, etc..., parfois aux lettres incomplètes, vestiges de morceaux réduits en cendres. Quelques sceaux aux emblèmes inconnus frappaient encore les parchemins les mieux conservés. Je les parcourus avec une grande attention.
Un ami.
Un Faucon Obscur, à n'en pas douter.
Seth fumait, les yeux braqués sur l'entrée de la grotte lorsque j'en sortis. Des volutes de fumée serpentaient devant son visage et il fronça les sourcils en remarquant ce que j'avais entre les mains. Même si je n'avais pas l'intention de parler de l'imputabilité des Faucons dans l'affaire, il y avait peu de chance que ce coffret passe inaperçu. Aussi, je m'avançai vers lui avec toute la nonchalance dont je pouvais faire preuve.
— Voyez-vous ça ! commenta Reska en se portant à notre rencontre. Qu'as-tu déniché encore ?
— Les fongus ont trouvé ce coffret il y a longtemps et ont pensé qu'il m'intéresserait, prétendis-je, distribuant mes mensonges avec parcimonie.
Je leur fis passer les parchemins en essayant de garder le contrôle sur mon pouls, consciente que Reska pourrait avoir des soupçons.
— C'est du langage ancestral, nota Seth qui consultait le premier document d'un air concentré, sa cigarette coincée entre le majeur et l'index. Tu as une idée d'où ça provient ?
Je répondis par la négative. Encore une demi-vérité... Comme l'un d'eux au moins ne maîtrisait pas la langue, je fis la traduction.
— Ces noms me disent quelque chose, pas vous ? demandai-je, une fois arrivée au bout de la liste.
— Il y a de quoi, répondit Reska, les mains enfouies dans les poches. Les noms de ces gens sont gravés dans les annales. Ce sont les fameux regrettés du Conclave.
Le Conclave, songeai-je en le regardant. Ceux que les Faucons avaient assassiné. Les victimes de la Nuit du Parjure.
Dans la lumière du jour, j'en profitai pour survoler l'ensemble des documents en m'humidifiant les lèvres. Parmi les pages en figurait une en particulier, dont le côté gauche avait été presque entièrement carbonisé. On ne pouvait lire que quelques lettres, l'ébauche d'un « raell » avant la phrase commune de serment.
— La ligue de l'Ordre..., répéta lentement Reska en faisant rouler les mots sur sa langue.
— Malve n'aurait pas instauré l'Ordre seule mais par une ligue ? m'interrogeai-je. Et pourquoi parlent-ils de « répartir le territoire » ?
— Probablement qu'ils étaient chacun gouverneurs lorsqu'elle a décidé de réformer le système. Ils ont dû l'aider à monter le projet.
— Et Dralthorn, Rhaële sont-elles des régions ? Ou des villes ?
— Pas à ma connaissance, répondit Seth après avoir relâché un flot de fumée.
Une ligue, réfléchis-je silencieusement. Une ligue sous-entendait une alliance entre plusieurs partis, et ainsi...
Une division des pouvoirs ?
Mes doigts se crispèrent insensiblement sur les feuilles.
— Mets-les de côté en attendant, me proposa Seth. Il faut qu'on avance.
Je mouchai l'alarme qui s'était déclenchée en moi et me composai un sourire de façade avant de me retourner vers eux. Sur la route vers une nouvelle destination que nous n'atteindrions qu'au lendemain, je me cloîtrai dans l'introspection. D'où peut provenir ce coffret ? me questionnais-je. L'état des pages me rappelait grandement l'incendie que nous avions évoqué avec Vixe mais je n'osais lancer de conjectures allant dans le sens de son avis. Je ne m'y risquais pas. Car s'il avait raison, que se passerait-il ensuite ?
Alors que je trainais à l'arrière du groupe auprès d'un Crool aussi taciturne que de coutume, une onde pulsa dans la terre, comme dirigée à mon attention – une onde très semblable à celle qui avait imprégné les grottes un peu plus tôt. Lorsque je tournai la tête, il me sembla voir une ombre se mouvoir entre les fourrés et disparaître dans le giron de verdure.
Comme je m'étais figée, la voix bourrue de Crool me rappela à l'ordre :
— Viens, grogna-t-il. Ne t'éloigne pas des rangs.
Les feuilles frémissantes sur notre droite continuaient de bruisser d'une absence.
Un ami, pensai-je en allant retrouver les autres.
Si ça l'était vraiment...
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