22 - Ballade de la mélancolie
Vixe attendait une réaction de ma part. Cependant, mon esprit était victime du désarroi. L'incendie... Bien sûr, l'incendie ! À vouloir coûte que coûte lire entre les lignes, j'étais passée à côté de l'évidence.
— Toutes les traces d'avant ont dû être détruites ce jour-là. Ils ont dû retranscrire les écrits depuis mais... Je comprends mieux ce que les Piafs veulent dire quand ils parlent de mensonge. Ce serait tellement simple, souffla-t-il.
— De mensonge ? Mais qui... ?
Le regard qu'il me lança mit fin à ma candeur hypocrite. Le chemin était limpide.
— Malve, murmurai-je.
Ma tête me tomba entre les mains et il y eut un long silence hagard durant lequel je pesai les conséquences de cette accusation.
— Vixe, plus j'y pense, moins ça me semble possible, contrai-je après m'être vivement ressaisie. Je veux dire, tu ne peux pas effacer l'histoire juste en réécrivant les faits. Il y a des témoins. Et des érudits parmi vous ! Pourquoi personne ne se serait posé de questions depuis tout ce temps ?
Et par-dessus tout, le Cristal de Fal dépérissait, vérité que je ne pouvais mettre en doute ! Le jour où Dana m'était apparue, la détresse qui l'accablait s'était imprimée dans ma chair. Mon ami ne répondit pas tout de suite ; il porta son regard au-delà des hauts murs de l'enceinte.
— J'en sais rien, dit-il finalement. J'ai dit ça comme ça. Seulement, imagine...
Mon cerveau ébouillanté sifflait comme les valves d'une soupape. Aussi, confuse, je me levai.
— Justement, je ne peux pas l'imaginer ! C'est trop... trop. Ce message est en train de nous rendre paranoïaques. Reska disait vrai quand il parlait de poison. Oublions ce qui était écrit et laissons tout ça derrière nous, d'accord ?
Ma main se posa sur son épaule. Vixe tressaillit comme si je l'arrachais à un rêve, puis l'ombre errante qui s'était glissée dans ses yeux se dissipa et il acquiesça en souriant.
— Tu as raison, dit-il.
Je lui rendis un sourire fébrile et le quittai ici, prétextant avoir à faire, mais en vérité une sueur froide, que je ne m'expliquais pas, imprégnait péniblement mes mains moites.
Tout en cheminant dans le palais, je me repassai les éléments de cette conversation. Certes, je n'accordais qu'une confiance réduite à Malve mais un plan d'une telle envergure me paraissait inconcevable : plus que vicieux, il ne pouvait qu'être le fruit d'un esprit aussi détraqué que manipulateur ! De toute façon, pourquoi Malve aurait-elle fait cela ? Qu'aurait-elle changé dans ce cas ? Et comment pouvais-je à présent démêler la vérité du mensonge ? S'il n'y avait pas de preuve tangible, à part la mémoire d'un peuple, qui étais-je pour remettre en cause l'histoire de ce monde ?
Et pourtant...
« Imagine. »
Je secouai vivement la tête pour repousser ces idées. Les Faucons voulaient seulement m'utiliser comme ils avaient utilisé Tartoth autrefois ; mes pouvoirs leur seraient certainement utiles dans leur conquête acharnée du Sidh ! Or, afin d'atteindre ce but, il était nécessaire de me détourner de l'Ordre, en me traçant des réflexions erronées, en défigurant une vérité dont j'ignorais les fondements.
« Je sais tout et vous ne savez rien », chuchota une petite voix perfide près de mon oreille.
Je fis une brusque entrée au Refuge où Inhannaë, debout dans la pièce traversée par la clarté du jour, tenait une jarre de biscuits entre les mains. Elle m'adressa un sourire sympathique.
— Kaly, viens donc boire un thé avec nous, me proposa-t-elle.
Je n'eus pas le temps d'exprimer une réserve qu'elle avait déjà disparu derrière les portes menant au patio.
J'entendis des voix familières et le bruit de cuillères qui heurtent la porcelaine. En approchant de la cour, je découvris les personnes qui l'accompagnaient. Une tasse de thé à la main, Armandiel se tenait assis autour d'une table en fer forgé dans l'ombre mouchetée qu'offrait le feuillage d'un olivier centenaire. À quelques pas de lui, appuyé au muret d'une jardinière, Seth fumait son ataraxie. Ce dernier m'aperçut avant que je me montre, et le regard ardent qu'il me décocha me vola un battement de cœur.
Il aurait été impoli de décliner l'invitation désormais... Je tirai une chaise au milieu de ce groupe insolite pendant qu'Inhannaë me versait un thé rouge qui dégageait une odeur entêtante.
— C'est bon, dis-je, reconnaissant un arrière-goût qui avoisinait le gingembre.
— N'est-ce pas ? Il s'agit d'un thé Raksha, au zenj oriental. C'est une épice qu'on extrait de plantes qui poussent dans les milieux arides de l'Est. Ma famille m'en met de côté chaque fois que je leur rends visite.
Inhannaë attrapa un biscuit, et se tournant vers Seth :
— Oh, tiens, j'y pense ! lui dit-elle. Père et Mère vont donner une conférence à la capitale, je compte m'y rendre. Tu me feras savoir si tu veux que je te ramène quelque chose. J'imagine que tu es trop occupé pour venir cette fois.
Je détestais la bouffée de jalousie honteuse que ces propos éveillèrent en moi. Seth me lança un regard. Une volute de fumée quitta ses narines et il laissa l'ataraxie se consumer entre ses doigts jusqu'à ce qu'il n'en reste rien.
— La situation actuelle m'oblige à décliner, en effet, dit-il avec un regret certain dans la voix. Tu leur transmettras mes excuses.
Inhannaë acquiesça affablement, coiffant derrière son oreille une mèche de cheveux qu'un souffle d'air fit onduler. Pourtant loin d'être laide, j'avais toujours l'impression de n'être qu'un vieux chiffon à côté de sa silhouette élancée, de sa grâce noble et de son visage aux traits remarquables. Je me concentrai sur mon thé, maussade, et sentant croître derrière mon front la douleur sourde que les paroles de Vixe avaient instillée en moi.
Armandiel releva les yeux et m'accorda son attention.
— Qu'ont donné tes recherches ? me demanda-t-il. As-tu appris quoi que ce soit qui pourrait nous être utile pour le rassemblement du Cristal ?
Je déglutis.
— Je n'ai rien trouvé qui me permettrait d'accélérer le processus, si ce n'est la mention d'un chaudron, répondis-je, évasive, car en vérité je ne m'étais pas rendue aux archives pour approfondir cette question mais une autre qui était précisément l'origine de ma migraine.
— Ça alors, le Chaudron ! commenta Inhannaë, le front comme soudain éclairé de l'intérieur. Armandiel, serait-ce possible ?
— Non. Du moins, je ne pense pas. Le Chaudron n'est pas censé détenir un tel pouvoir.
Si je n'avais pas jugé utile de m'attarder sur cette information, le sérieux avec lequel ils échangèrent m'interpella.
— Qu'est-ce que ce Chaudron exactement ? demandai-je.
Armandiel regarda les motifs qui ornaient sa tasse et ses boucles blondes captèrent des éclats de soleil.
— Il s'agit d'une des reliques datant de l'Ère Créatrice. Avant de se sceller dans le Cristal de Fal, Dana nous a accordé sa grâce pour la dernière fois. De la pointe d'une lance, elle s'est transpercé le flanc et son anima s'est déversé dans le Chaudron, accordant à ces deux objets sa bénédiction. La lance pourfendeuse a été brandie durant de nombreuses batailles ; il se disait qu'elle décuplait la force du guerrier qui l'avait en main. Le Chaudron, pour sa part, est connu pour être un crefqèr, un amplificateur de magie.
Je le scrutai par-dessus ma tasse avec un intérêt grandissant.
— Et où sont ces reliques ?
Du coin de l'œil, je vis Seth fouiller dans sa poche et Inhannaë se lever avec délicatesse. Elle s'approcha de lui, posa une main sur son bras. Ils échangèrent un si long regard que j'en vins à grignoter l'ongle de mon pouce. Indifférent à mes états d'âme, Armandiel prit le temps de siroter sa boisson avant de répondre :
— Luin s'est perdue il y a des siècles. Quant au Chaudron, nul ne l'a vu depuis des décennies. Mais je garde bon espoir qu'on les retrouve. La bonne nouvelle, c'est qu'il est peu probable que nos ennemis les aient en leur possession.
Ces noms ne m'étaient pas inconnus. Ils m'évoquaient de vagues souvenirs, des images fragmentées du désordre dans le bureau de mon père où des dizaines de livres étaient constamment ouverts, marqués de runes et de symboles.
— Et tu ne penses pas que ce Chaudron pourrait changer la donne dans nos recherches ? continuai-je avec une nonchalance tout empruntée.
— Comme je te l'ai dit, il s'agit d'un amplificateur de magie. Tout au plus te permettrait-il de détecter les cristaux à plus grande distance ou de les localiser de manière plus fiable.
Armandiel se resservit en thé ; puisqu'il avait l'air dans de bonnes dispositions, je décidai de tenter ma chance.
— Ces documents que j'ai consultés aux archives... Ce ne sont pas les originaux, n'est-ce pas ?
Il me lança un regard étrange, la tête penchée, comme pour m'évaluer.
— Pourquoi cette question ?
— J'ai lu que la bibliothèque centrale avait brûlé lors de la Nuit du Parjure, prétendis-je, buvant une gorgée de mon thé. Si c'est le cas, de nombreuses informations ont dû disparaître...
— C'est une tragédie que de perdre les vestiges du passé, confirma-t-il, mais ses yeux de jade semblaient me guetter et j'en fus mal à l'aise.
— Quelle est donc cette réunion ourdie dans le plus grand secret ? lança une voix au-dessus de nos têtes.
Reska était apparu – à moins qu'il eût toujours été là –, assis jambes pendantes au sommet d'une des arcades ivoire qui ornait la cour. Il atterrit près de notre table avec une grâce inouïe et s'inclina devant Inhannaë.
— Puis-je avoir une tasse de thé, moi aussi ? demanda-t-il d'une voix charmeuse.
— Tu ne saurais faire la différence entre de l'urine de troll et du thé.
Le rire argentin d'Armandiel me prit au dépourvu. Seth frotta le coin de ses lèvres, une moue amusée dessinée à leur commissure. Reska eut un sourire nonchalant en regardant la guérisseuse qui buvait dans sa tasse à petites gorgées d'un air de souveraine indifférence.
— Belle et cruelle elfe...
— Toc, toc ! cria une voix aigüe à la porte d'entrée où s'était faufilé un charmant visage souriant, celui d'Edda précédant l'ombre de Gunvor. Nous te cherchions, Kaly. Nous n'allions pas partir sans te dire au revoir !
Je posai mon thé sur la table et m'empressai de les rejoindre.
— Déjà ? Vous avez fini tout ce que vous aviez faire ?
— Oui, répondit Gunvor avec un haussement de sourcil entendu. Edda a terminé de dévaliser les boutiques de mode de la ville et nous venons de présenter nos respects à la Bansidhe. (Un sourire tendre étira ses lèvres.) Il ne reste plus que toi.
— Alors je vous accompagne.
Leurs bagages étaient déjà rassemblés dans le grand hall, des sacs débordant de jupes multicolores, d'accessoires et de chapeaux farfelus qu'elles avaient la singularité de porter avec élégance. Nous traversâmes les couloirs fastueux en bavardant de tout et de rien, bien que mon cœur fût lourd dans ma poitrine. J'éprouvais de grands regrets à me séparer d'elles mais notre périple devait désormais se poursuivre en Terre de l'Ouest et, par conséquent, nous serions tenus loin de Cérule pour plusieurs semaines. Quant à mes professeures, leur travail à la capitale était accompli...
Ainsi, arrivées dans la vaste pièce où quatre cercles sorciers se faisaient front, je leur fis mes adieux.
— Eh bien, nous y voilà, annonça Gunvor.
— Merci pour tout, leur dis-je avec chaleur.
Edda me prit dans ses bras, m'enveloppant de sa douce fragrance.
— Nous comptons sur toi pour faire bon usage de tes pouvoirs. Suis ton cœur, toujours. Suis ton cœur et tout se passera bien.
Elle se recula, les yeux humides. À son tour, Gunvor, pourtant moins tactile, m'accorda une chaude embrassade.
— Nous t'avons appris le nécessaire. En travaillant tes pouvoirs, même seule, il ne fait aucun doute que tu les maîtriseras parfaitement d'ici quelques temps. Tu n'as plus besoin de nous.
Ses yeux bruns vinrent accrocher les miens avec sympathie.
— Tu essaieras de nous rendre visite avant de rentrer chez toi, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Bien sûr, répondis-je, la gorge nouée.
— Si tu as besoin de quelque chose, ma jeune Kaly, fais-le nous savoir.
Sa main s'attarda sur mon épaule. J'aurais voulu dire plus mais les mots se bloquèrent.
— Je... , déglutis-je. Vous allez me manquer.
— À nous aussi, ma douce, murmura Edda en reculant. Prends bien soin de toi.
Avec un sourire triste, elle souleva ses malles. Le cœur serré, je les regardai se positionner à l'intérieur du cercle qui les ramènerait à l'Est. On entendit le vent hurler à l'extérieur, signe d'un changement de saison sur Asraell. Alors que Gunvor psalmodiait à voix basse les paroles du rituel, une idée se forma dans mon esprit. Les yeux des deux sorcières s'agrandirent lorsque, devant elles, une boule de feu se dissipa en laissant un message éthéré.
« Au revoir »
Edda rit de surprise mais son rire se confondit en un sanglot étouffé. Sans me quitter des yeux, Gunvor noua ses doigts à ceux de sa compagne. Les boucles rousses de la sorcière virevoltèrent autour de son visage et elle m'adressa un dernier sourire radieux qui s'effaça dans un tableau de lumière et d'étincelles.
Edda et Gunvor étaient parties.
J'eus l'impression d'être engloutie par la tristesse. Elles avaient été deux rayons de soleil éblouissant mon esprit abattu ; elles avaient été une bouffée de fraîcheur au milieu d'un brouillard de confusion, des professeures aussi exubérantes qu'adorables, des confidentes pleines de bonnes intentions. Des amies. Et leur départ ramenait à la surface une vérité que j'avais bannie de mon esprit. Car s'il m'était aussi dur de leur dire au revoir, comment surmonterai-je la perte de plus chers à mon cœur ?
Vixe, Inhannaë, Hildegarde, Kreg...
Même dans la cruauté de ce monde, j'avais appris à aimer.
J'avais appris à aimer des êtres qui, dans cinq, dix ans ne seraient plus pour moi que des fantômes.
Mes yeux se remplirent de larmes et ce fut comme si une digue cédait en moi. Je me mis à pleurer. À pleurer ma tristesse, ma solitude, ma peur, ma confusion. Je n'arrivais plus à gérer tout cela, à gérer les énigmes d'un autre monde – injustice, puisque je n'étais pas vouée à rester là ! –, à gérer ces relations auxquelles je voyais une fin avant même de les débuter. J'étais perdue dans tout ce qui était en train de se jouer sous mes yeux, dans toute la vie qui s'échappait entre mes doigts, inexorablement, sans que je puisse l'arrêter.
Et ce morne silence empli de leurs parfums printaniers me rendit profondément malheureuse.
~ * * * ~
Protégée de la fraîcheur par une cape de laine, je jouais distraitement avec une des attaches à mon cou. Des Passeurs nous avaient emmenés en Terre de l'Ouest au matin. Contrairement aux autres territoires cardinaux, celui-ci se voyait séparé d'Asraell par une vaste étendue de forêt, et non par l'océan. Le soleil froid de ce premier jour d'expédition ne tarderait pas à se coucher et je guettais d'un œil anxieux l'apparition de la lune, comme Seth et Reska estimaient le temps de notre séjour à une révolution.
Je marchais isolée au sein du groupe, distante de mes compagnons. Le départ d'Edda et Gunvor m'avait rendue d'humeur chagrine. Et malgré mon vain désir de les refouler, mes réflexions se tournaient sans cesse vers le sujet des archives. J'étais partagée entre le désir de les approfondir et celui d'interrompre toute recherche. Malve... Qu'en était-il de Malve ? Qu'en était-il de nos ennemis ? Y avait-il une version des faits véridique ? Je perdais la tête à force de tout ignorer ; car j'ignorais si l'on me manipulait, j'ignorais qui et dans quel but. Après tout, j'étais la cible parfaite, sans aucun doute, du fait de mon histoire, l'esprit le plus malléable qui pouvait exister dans le Sidh. Mais alors, pourquoi les Faucons n'entraient-ils pas en contact avec moi ? L'une d'entre eux en avait été si proche...
Le deuxième soir, nous en vînmes une fois de plus à camper sans avoir rien obtenu. Reska avait repéré un belvédère naturel où passer la nuit. La tête appuyée contre une pierre, je regardais en bas le paysage funèbre de ce territoire inconnu. La région n'avait rien de semblable à Asraell ; sa verdure s'apparentait davantage à une jungle qu'à une forêt tandis qu'une brume inquiétante serpentait à tous endroits, comme prête à nous happer dans des enfers dissimulés.
Je sortis mon couteau-suisse de ma poche et, d'un geste machinal, dégainai tour à tour chacun de ses outils. Le manche s'était beaucoup usé avec le temps. Je me souvenais du jour où, à l'âge de treize ans, mon père m'avait enfin jugée digne de ce cadeau. Il me l'avait offert d'un ton cérémoniel, flambant neuf dans son petit étui de cuir, en récitant sans fléchir une interminable charte de bon usage. Je ne comptais plus les fois où il m'avait servi. Avec le tire-bouchon, j'avais dépanné plus d'un ami et j'avais rencontré mon plus grand amour – ou du moins, ce que j'avais cru l'être. Avec l'ouvre-boîte, j'avais entamé les conserves dont je me nourrissais les lendemains de soirée difficiles. Avec le tournevis, j'avais monté mon premier meuble avant de comprendre qu'il fallait que je m'achète un outil plus performant. Et avec le décapsuleur, mon père et moi avions ouvert des bières que nous avions sirotées au bord d'un lac dans la chaleur du mois d'août. Pour la dernière fois.
Un sourire crispé aux lèvres, je glissai mon pouce sur le manche. Cela me terrifiait, la vitesse à laquelle s'altéraient mes souvenirs comme une eau troublée.
Un moment plus tard, je sentis la présence de Kreg derrière moi.
— Qu'est-ce que tu as ? finit-il par me demander.
— Rien... Tout va bien.
— À d'autres. Tu en fais, une tête d'enterrement ! Et ne me dis pas que t'es fatiguée parce qu'en général, ça te rend juste grognon.
Je tournai lentement mon regard vers lui, un creux entre les sourcils. J'ignorais que Kreg pouvait se révéler aussi attentif...
— C'est quitter Asraell qui te met dans cet état ? Il y a quelque chose qui t'inquiète ? Ou on a dit un truc qu'il fallait pas ?
— Je... C'est sans importance, répondis-je d'un ton évasif.
Sa sollicitude bienveillante resserra l'étau qui m'étreignait la poitrine, venant de lui qui me montrait toujours des manières brutales. Kreg me regarda quelques instants mais finit par me laisser seule dans ma morosité.
Cependant, cette attitude ne plut pas à tout le monde et certains n'hésitèrent pas à me le faire remarquer dès le lendemain :
— Oh, Kaly, on a besoin de toi, là !
Émïoka était postée devant moi, dressée sur toute sa hauteur, les mains sur les hanches. Je battis des cils et tombai directement dans le puits de ses yeux félins.
— Je sais pas c'est quoi ton problème mais notre Bansidhe nous a confié une mission et, manque de bol, elle repose principalement sur toi ! Ça fait trois jours qu'on est partis, trois jours que tu traines la patte et qu'on n'a toujours pas récupéré un seul cristal ! Est-ce qu'il faut te rappeler qu'on est en train de perdre un temps monstrueux alors que le monde autour de nous se meurt ? Que la Mère de toute chose se dépérit ? Alors si tu veux bien te remuer un peu et penser à autre chose qu'à toi-même, ça nous rendra un grand service !
C'en fut trop. Ma tête palpita comme sur le point d'exploser et je vis rouge.
— Penser à autre chose qu'à moi-même ?! m'écriai-je, les nerfs à vif. Tu te fiches de moi ? Je suis en train de rassembler votre si précieux, ô combien merveilleux cristal, pour un monde qui n'est même pas le mien parce que figure-toi qu'après m'avoir jetée en prison, on ne m'autorise même pas à rentrer avant que cette fichue mission soit finie ! Oh, et d'ailleurs je ne rentrerai probablement jamais puisque, apparemment, il me faut une descendance. Reparle-moi d'égoïsme pour voir !
La stupeur fut si unanime, si ahurissante qu'on aurait pu croire que je m'étais changée en dragon. Les joues en feu, je levai les yeux au ciel.
— C'est bon, je vais le chercher, votre caillou...
Je m'isolai derrière le stipe d'une plante pennée semblable aux palmiers terrestres afin de ravaler mon irritation et, surtout, de sonder l'environnement. Je devais me ressaisir. Malgré les pensées qui accaparaient mon esprit, malgré ces réflexions insensées, fatigantes, obsédantes, Émïoka n'avait pas tout à fait tort : la mission dépendait de mon bon vouloir et le groupe n'avait pas à subir les conséquences de mes états d'âme.
Je m'exhortai à une longue et profonde inspiration avant de revenir sur mes pas. Seth s'était allumé une cigarette et, à sa façon de me suivre du regard, je crus déceler en lui une certaine inquiétude. Reska patientait les bras derrière la tête avec un air passablement ennuyé.
— Excuse-moi, marmonna Émïoka en se grattant l'oreille, je n'avais pas considéré les choses sous cet angle...
— Désolée aussi, fis-je avec un soupir.
L'ambiance se décontracta quelque peu, puis nous allâmes récupérer une pierre sur la croupe d'une colline à la glauque verdure.
Au soir, Hildegarde vint s'enquérir de mon état pendant que je me défoulais en lançant des sorts.
— Tu n'en as pas marre de rester comme ça ? lança-t-elle.
— Je sais, c'est égoïste de ma part, désolée...
— Non, tu sais que c'est des conneries. Arrête de bouder dans ton coin et crache le morceau.
Son ton était sec mais c'était dit sans méchanceté. Je cessai mon activité pour me tourner vers elle.
— Je sais écouter, dit-elle avec un haussement d'épaules. Il paraît même que je suis plutôt bonne pour ça.
— La vérité c'est que... je tiens à vous, lâchai-je sans détour.
— Mais encore ?
— Je m'en suis rendue compte avec le départ d'Edda et Gunvor. Je tiens à vous et ça ne devrait pas être le cas parce que je suis censée rentrer chez moi à la fin. Et le pire, c'est que ça m'a traversé l'esprit, quelques fois, de...
Je butai net, articulant des paroles silencieuses. Hildegarde attendit.
— J'ai songé à la vie que j'aurais si je restais là. Et je me sens coupable de l'imaginer, même un peu, lui avouai-je.
— Tu n'es pas obligée d'y retourner, présenta-t-elle son point de vue.
Je pinçai les lèvres, maussade, tandis qu'elle venait examiner les crevasses que j'avais générées.
— Je ne peux pas faire ça à mes proches.
— Si tes proches t'aiment, ils veulent sûrement ce qu'il y a de mieux pour toi.
— J'ai disparu du jour au lendemain, Hildegarde ! m'exclamai-je d'une voix éraillée. Disparu au milieu d'une forêt sans aucune autre trace qu'une voiture abandonnée ! Ils doivent être dévastés ! Personne ne sait que je suis là et que je... que je vais bien, murmurai-je.
Car oui, j'allais relativement bien. Merveilleusement bien certains jours. La culpabilité de les laisser ainsi étouffait mon cœur comme dans un étau. Hildegarde demeura patiente, pressentant mon besoin d'épancher ce qui traînait sur ma conscience.
— Je ne sais pas, dis-je en secouant la tête peu après. Il y a des choses auxquelles je ne m'habituerai jamais ici. Et à supposer que je reste, que deviendrai-je, de toute façon, lorsque le Cristal de Fal sera rassemblé ? Je ne sais même pas si l'on voudra encore de ma présence.
— Inhannaë voudra encore de ta présence, Kreg voudra encore de ta présence, même si ce grand rustre ne l'admettrait que sous la torture. Moi aussi, j'en voudrai. Je t'aime bien. Et imagine un peu l'état de Vixe si tu nous quittais... Il serait à ramasser à la petite cuillère.
— Vixe, hein... émis-je avec nostalgie, et elle plissa ses yeux argentés en esquissant un sourire.
— Il me manque déjà un peu le lutin, pas toi ?
— Si, j'aurais bien besoin d'une de ses blagues... Même si elles sont souvent nulles.
Un silence paisible se coula entre nous. La guerrière me serra ensuite l'épaule et je notai que ses prunelles luisaient avec un certain degré de tendresse.
— Simplement, Kaly, tu devrais profiter de ce que tu vis pour ne pas avoir de regrets le jour venu. Allez, tu viens manger avec nous après ? me proposa-t-elle.
Elle s'éclipsa, me laissant à nouveau seule afin de méditer sur ses sages paroles. Elle avait raison. Et je devais me préparer pour affronter la perte qui m'attendait nécessairement à la croisée des chemins...
Ce soir-là, l'authenticité de mon sourire fit retomber les tensions accumulées, et nous discutâmes autour du brasier dans une allégresse que nous savions tous éphémère.
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