21 - Du venin dans l'âme


— Voyons, quelle petite fleur m'a amené la garce ?

Un visage laid et pâle comme la mort me contemplait à quelques centimètres du mien. Un paquet de cheveux sales ne laissait entrevoir qu'un œil unique et monstrueux de la couleur d'un lac gelé.

Avant que je puisse dire quoi que ce soit, la lame sous mon menton m'entailla et un filet de sang coula de la plaie. Puis les yeux de mon assaillant s'écarquillèrent et je l'entendis me renifler.

Quand ses dents se refermèrent sur mon cou, je poussai un cri.

Une douleur terrible me traversa et j'eus l'impression que du venin brûlant me coulait dans les veines. Je tentai de me débattre mais une étrange léthargie s'empara de mon corps. Je n'arrivais plus à réfléchir, je ne comprenais pas ce qui m'arrivait mais j'étais certaine d'une chose : j'étais en train de me faire dévorer.

Allais-je mourir ici, comme ça... ?

Du coin de l'œil, j'aperçus du mouvement. L'inconnu dressa soudain la tête comme un serpent. Il se faufila dans mon dos, la lame toujours pressée contre ma gorge et Seth et Reska apparurent devant nous, armes au clair.

— Tiens ! lança l'homme près de ma joue. Plus on est de fous, plus on rit ! Un frère qui plus est, dit-il en guise de salut à l'adresse de Reska. Que voulez-vous, messieurs ?

Seth lui fit face sans baisser son épée, le visage fermé.

— Elle est avec nous. Laisse-la partir.

— Non... Non, je suis bien trop intrigué. Dites-moi, quel est le nom de la petite fleur ?

Des larmes se rassemblèrent sous mes paupières mais je papillonnai des cils pour ne pas pleurer. Les yeux de Seth glissèrent un instant vers moi avant de se recentrer sur son interlocuteur.

— Gaella.

Brusquement, la prise dans mes cheveux se resserra et je sentis la lame mordre dans ma chair.

— Un mensonge de plus et je lui trace un sourire sur la gorge !

— Kaly ! m'écriai-je rapidement.

Ma réponse fut accueillie par un long silence.

— Kaly ? Serait-ce la Kaly ? Hm... Hihi... Hihi, oui, je comprends mieux ! La Sang-Premier et ses protecteurs de l'Ordre. Oh, comme c'est drôle ! C'est hilarant !

— Comment sais-tu qui elle est ?

La question venait de Reska. Sa voix vibrait de fureur et d'autre chose que je ne parvenais pas à définir. Des vertiges me tournaient la tête, je me mordis la langue pour ne pas perdre pied.

— Comment je le sais ? On n'entend que ça en ce moment ! Les Piafs ne font que parler de leur miracle, la sorcière retenue entre les vilaines griffes de l'Ordre. C'est ce sang, ce nectar, qui m'a mis sur la piste.

— Tu es... avec eux ? demandai-je.

— Oh, petite fleur, ne m'insulte pas tant, susurra-t-il en me caressant la joue du dos de l'index. Moi, je n'ai rien de commun avec ces culs-terreux. Non... Je suis un solitaire. Pourquoi vivre en communauté lorsque je peux tout avoir ? Nourriture, argent, femmes...

Il lécha une traînée de sang, me tirant des frissons – autant de froid que de dégoût. L'endroit où il avait planté ses dents était atrocement douloureux, comme s'il avait arraché de la chair.

— Je suis un vampire prodige, un brigand. Je profite des bénéfices des services que je rends. Et à ce propos, j'avais une entrevue avec des Faucons pour tirer un prix de cette jolie pierre.

Seth fit un geste en direction du corps avachi de la femme au sol.

— Qui est cette personne que tu as assassinée ?

Il y eut un ricanement sauvage contre mon oreille.

— C'est le plus drôle ! Une Piaf ! Elle est partie me chercher le cristal et je l'ai tuée, je l'ai tuée pour rouler ses petits camarades !

Mes yeux se baissèrent sur le cadavre de la femme dont le sang bleu nuit se répandait dans la terre. Un Faucon... Elle m'avait aidée.

— Nous avons de l'or, si c'est ce que tu veux, dit Seth, l'air sombre. Dis-nous ton prix. Ce que tu voudras, à condition de nous la rendre saine et sauve. Tu peux même garder le cristal.

Ses doigts blanchissaient sur la garde de son épée, comme si l'immobilité lui était intolérable.

Le vampire, derrière moi, fut secoué de spasmes d'hilarité délirante.

— Tu me proposes un marché ? Pour livrer la petite fleur à la Bansidhe sur un plateau d'argent ? Allons, cette femme est une arme, l'arme la plus puissante de tout le Sidh ! Et vous, vous êtes tous, tous autant que vous êtes, manipulés, c'en est risible. Ma-ni-pu-lés ! De véritables pions d'un jeu grandeur nature ! Tout ceci pour l'attrait du pouvoir !

— Pourquoi dis-tu ça ? demandai-je dans un souffle.

Il fallait que je fasse quelque chose. Je fis bouger mes doigts, tentai d'appeler la magie à moi...

— Parce que je sais. Je sais tout. Le passé. Le présent. Le mensonge. La vérité. Je sais tout et vous ne savez rien. Car si vous saviez tout, vous vivriez comme moi. Nul n'est plus fidèle qu'à soi-même et la Bansidhe l'expérimente mieux que personne, la Bansidhe est un être intelligent, un être fascinant. Hein, ne la trouvez-vous pas fascinante ?

Il était complètement fou. Mon regard embrumé croisa celui de Seth. Au même moment, je trouvai mentalement un fil de la trame d'anima et m'y raccrochai de toutes mes forces.

— Pour répondre à ta proposition, capitaine, j'ai encore moins envie de commercer avec l'Ordre qu'avec ces piafs de l'ombre. Alors je m'en vais. Et la sorcière vient avec moi.

— Elle n'ira nulle part ! protesta Seth en avançant d'un pas, mais le vampire effleura dangereusement mon cou de sa dague. Il le tenait si près que j'osais à peine respirer, de peur de m'égorger seule.

— Chuuut, souffla-t-il à mon oreille. Vous vouliez un marché, non ? C'est un marché équitable, vous m'auriez probablement tué en me volant mon cristal. Vous me devez bien un repas.

— Tu as un corps à tes pieds dont le sang est toujours chaud, intervint Reska, la pupille de son œil si dilatée qu'elle en dévorait la couleur.

Son comportement paraissait étrange. Une énergie furieuse vibrait autour de lui.

— Il est à toi ! Je t'en prie, sers-toi puisque tu en as tant envie ! Tu cherches à me dissuader parce que tu ne l'as pas encore goûtée. Mais tu le sens, hein, mon frère ? Ce bouquet ancestral... Inédit. Je peux voir qu'il t'excite autant que moi. Mmm, comme je l'aurais bien saignée en la montant !

— Retire tes mains d'elle ou c'est moi qui vais te saigner, enfoiré !

Reska bougea mais une nouvelle pression sous mon menton le dissuada de faire un geste supplémentaire.

Le vampire prit une profonde inspiration au creux de mon oreille et ricana à nouveau d'un rire guttural en enfonçant une rigidité dégoûtante contre mes reins. Je clos les paupières comme si je pouvais échapper à ce cauchemar. La tête lourde, j'essayai de me concentrer, remontant à contresens le courant d'anima.

— Je ne prends que ce que j'ai trouvé ! De toute façon, ça ne change rien pour vous. Un peu plus et la Piaf vous la volait ! N'est-ce pas, ma petite fleur, que tu étais prête à la suivre ?

— Non, trouvai-je la force d'articuler.

— Alors tu es aussi stupide que tous ces hérétiques.

— Hein ?

— Stupide sorcière, stupide Ordre, grommela-t-il.

Seth dut lire toute la panique dans mon regard.

— Tu n'as aucun intérêt à la tuer si tout le monde la veut vivante, avança-t-il.

Sa voix comme toutes les fibres de son corps paraissaient tendues à l'extrême.

— Par Falias ! ricana le vampire dans mon dos. Tu n'as rien compris à ce que je m'acharne à t'expliquer... Je me moque de ce que veut le monde. Mais tu sais quoi, Bras de Fal ? Faisons une expérience ! Voyons ce qui va se passer...

Les yeux de Seth s'agrandirent. La pression contre ma gorge s'accentua et mon cœur bondit dans ma poitrine.

— .... Quand votre sang béni sera morte !

Son arme commençait à m'entailler quand la magie répondit à mon appel. Une branche s'enroula autour du poignet de mon agresseur. Aussitôt, il y eut un sifflement aigu et une dague transperça l'épaule du vampire qui me relâcha en criant sa souffrance. Je ne parvins pas à me rattraper et m'écrasai sur le sol, les yeux perdus dans un ciel chargé de nuages, dont la vision fut peu après obstruée par le visage de Seth penché sur le mien avec alarme. J'avais mal et je savais que le côté de ma gorge était tranché...

Mon capitaine appuya sur la plaie à mon cou pendant que mes jambes étaient mises en hauteur. Le froid et la fatigue ankylosaient mes muscles et je me sentais partir. J'avais envie de parler mais ma bouche pâteuse ne parvenait plus à former un son.

Reska aussi était là, il avait mon sang sur les mains, le visage méconnaissable, déformé par l'appel d'un désir primitif et violent. J'aperçus dans un état second ses crocs luire sous l'ardeur du soleil. Comme s'il s'apprêtait à me dévorer. Seth cria quelque chose. Son épée bougea dans le coin de mon œil et j'entendis le bruit de l'acier qui pénètre la chair. Mais c'était sans importance. Je dérivais comme une barque sur un fleuve pour un voyage sans retour...

Dans l'obscurité qui m'accueillait, je sentis une paire de mains encadrer mon visage, et l'instant d'après, des lèvres chaudes se posèrent contre les miennes. Des lèvres. Des lèvres et une odeur qui me submergea. De cuir et de musc.

Et tandis qu'un puissant courant d'énergie s'engouffrait en moi, je me laissai bercer par des caresses dans mes cheveux.


~ * * * ~


Je rouvris les yeux sur la couronne de verdure que formaient les sommets des arbres. La lumière qui traversait les branches avait décliné. En roulant sur le côté, j'aperçus Kreg et Hildegarde, assis face à face dans l'herbe, qui discutaient à voix basse. Comme la vulkane fut la première à me voir, elle s'agenouilla à mes côtés et me sourit tendrement. Avec ses cheveux blonds et son air serein, elle avait l'air d'un ange. Un ange de chaos envoyé terrasser les démons vomis par les enfers. Mais la douleur cuisante qui se raviva à mon cou me rappela à ma mésaventure.

— Hildegarde ? demandai-je vivement. J'étais avec Reska et... !

— Du calme, ils vont bien. Main Noire est au ruisseau et Vive-Lame est là, il se repose.

D'un signe de tête, elle désigna le tronc d'arbre auquel notre capitaine était adossé, bras croisés, somnolant. Je ressentis un certain trouble de le voir dans une situation aussi vulnérable. La guerrière l'observa aussi.

— Seth qui se repose, répétai-je sans y croire.

— C'est parce qu'il t'a donné de son anima, m'apprit Kreg avec une sorte de révérence dans la voix. La lame t'avait en partie entaillé la gorge et tu avais déjà perdu pas mal de sang. Il a permis de gagner le temps qu'il fallait pour qu'on parvienne à arrêter l'hémorragie. C'est normal si ça brûle, au fait, dit-il en jetant un regard sur mon cou, on a fait une cautérisation chimique. Heureusement que ce n'était pas très profond.

De son explication, un seul point en vérité avait retenu mon attention :

— Il m'a... donné son anima ? soufflai-je.

Hildegarde posa sur moi un regard empreint de gravité.

— Nous avons prêté serment, Kaly.

Mes yeux retournèrent sur le visage endormi de mon capitaine, serein comme s'il pérégrinait dans un sommeil sans rêve, puis je les baissai sur mes doigts triturés.

— Je suis désolée, fis-je d'un ton piteux et rageur. J'ai été minable. À quoi bon m'entraîner tous les jours si je ne sers à rien le moment venu...

— Hé, on n'est pas devenus paladins d'élite en claquant des doigts, me rassura Kreg. Ce qui est arrivé n'est pas ta faute. Tu t'en es bien sortie.

Je hochai mollement la tête sans être convaincue. Un sentiment d'échec et de honte m'embrunissait.

— Et qu'est... ? commençai-je d'une voix étranglée. Qu'est-il devenu ? Le vampire ?

À ces mots, je sentis mon estomac se contracter. Hildegarde planta ses yeux argentés dans les miens avec une expression soucieuse.

— Nous avons veillé à ce qu'il ne puisse plus faire de mal à qui que ce soit.

— Mange un peu, tu as besoin de reprendre des forces, dit Kreg en me tendant un sac de fruits séchés. Crool est retourné à la ville pour chercher des Passeurs. Émïoka et Arion lui ont emboîté le pas. Et nous, on est les heureux élus pour nous faire ramener !

Ils veillèrent patiemment sur moi les minutes suivantes, où je grignotai et bus à petites gorgées. Leur présence m'apaisa ; elle était devenue comme naturelle, rassurante.

— Où est-ce que je peux trouver Reska ? demandai-je à la fin.

Une grimace tordit le visage d'Hildegarde.

— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de...

— Je me souviens qu'il est parti en vrille, coupai-je aussitôt. Je veux le voir.

Les deux paladins soufflèrent pesamment, puis m'indiquèrent, non sans réticence, la direction du ru qui courait sur notre droite. Je les remerciai et me levai pour avancer entre les arbres paisibles, luttant contre les vertiges et la douleur à mon cou, jusqu'à apercevoir le vampire.

Reska Vanor était assis dos à moi, contemplant le ruban d'eau claire. De sa main s'échappait la fumée d'une des cigarettes d'ataraxie que j'avais si souvent vue entre les doigts de Seth. Sa tunique noire était trouée au niveau du rein droit et une tache sombre s'étendait au pourtour.

Le craquement des brindilles sous mes chaussures retentit dans le silence et je m'arrêtai derrière lui. Un long moment s'écoula avant qu'il ne prenne la parole :

— Tu es bien inconsciente pour encore oser approcher de moi. Si Seth ne m'avait pas planté, tu serais morte au moment où je te parle. Et moi, je me serais retrouvé avec ton assassinat sur les bras, termina-t-il d'une voix rauque. Ce n'est pas tout à fait le contrat qu'on m'avait donné.

— Je lis du remords en vous.

C'était la principale raison de ma présence ici. Ce comportement ne ressemblait pas à Reska et j'avais ressenti le malaise de son absence dès mon réveil. Qui plus est, ce qui avait failli survenir était trop grave pour ne pas en discuter.

Comme il ne répondit pas, je m'installai près de lui tout en gardant mes distances. Ses lèvres étaient pincées et la cicatrice qui mangeait son œil gauche plus visible que d'ordinaire. Au souvenir de son expression bestiale penchée sur mon visage, je fus prise d'un frisson mais je n'avais pas peur pour autant.

— J'avoue être surprise, reconnus-je avec mesure. Je me suis déjà éraflée devant vous et vous n'avez pas réagi de cette manière.

— Voir un frère s'abreuver, Kaly... C'est comme regarder deux êtres s'accoupler, dit-il en tournant à peine la tête vers moi. Cela tente, excite les sens.

Ses pupilles se dilatèrent et sa lèvre eut un sursaut qu'il peina à maîtriser. Une nouvelle salve de chair-de-poule me parcourut. En même temps, je notai que c'était la première fois qu'il m'appelait par mon prénom.

— Dans ce cas, oui, ça m'a déstabilisé, continua-t-il, aspirant une bouffée de sa cigarette. J'ai oublié qui j'étais et pourquoi j'étais là.

Son visage se contracta. Il braqua son regard sur le pansement à mon cou et serra les dents.

— Dire que Vive-Lame et moi, capitaine et maître assassin, nous t'avons regardée te vider de ton sang sans lever le petit doigt, maugréa-t-il. Si tu n'avais pas créé cette ouverture...

Reska secoua la tête, l'air éreinté, et observa un silence.

— Je suis désolé, dit-il.

Sa sincérité m'alla droit au cœur, autant qu'elle me surprit, venant de lui qui ne s'était jamais excusé de rien. Je haussai les épaules en étirant mes jambes.

— Pour une fois, lançai-je avec nonchalance, je vous pardonne votre comportement de goujat.

Le maître des calomnieurs m'épia du coin de l'œil. Le sourire qu'il m'accorda alors, bien que narquois, fut le premier à être teinté de douceur.

— Par les tétons de la matrone, tu es vraiment insolente..., murmura-t-il.

Je fis mine de lever les yeux au ciel.

— Vous allez lui en vouloir ? demandai-je, hésitante. À Seth ?

— Allons bon, c'est seulement la deuxième fois que son épée me traverse.

Chose étonnante, la note d'amusement dans sa voix l'emportait sur l'amertume.

— J'y pense maintenant mais ce n'est pas du marché noir que vient le cube des calomnieurs ? dis-je pour alléger l'atmosphère. J'ai vu quelque chose de drôlement similaire tout à l'heure.

— Si, répondit-il en regardant filer le ruisseau. Ce petit bijou nous vient de mon second. Il l'a acquis bien avant d'entrer dans l'Ordre. Personne n'en connaît vraiment la provenance.

— Qu'avez-vous fait... de mes camarades qui l'avaient emprunté ?

Je n'avais toujours pas revu les trois fautifs qui m'avaient fait vivre ma mésaventure. Reska souffla sa fumée et eut soudain une expression de jubilation.

— Ils récurent les cuisines après avoir goûté au martinet et à de petites frayeurs, rien de plus.

Je doutais de sa parole. Reska était craint de tous. Les rumeurs qui couraient sur lui devaient avoir un fond de vérité.

Il me lança un coup d'œil oblique.

— Qu'as-tu vu dans le cube ?

— Je ne le dirai que si vous répondez à la même question.

— Qui te dit que j'y vois quoi que ce soit ?

— Tout le monde craint quelque chose. Vous pourriez avoir peur de votre propre ombre, pour ce que j'en sais.

Il secoua la tête en étouffant un rire mais renonça à son interrogatoire. Je lui adressai un bref sourire et me levai.

Peu avant que je rejoigne les autres, la silhouette imposante de Seth se dressa sur mon chemin et mon pouls se mit à battre plus vite. Il tenait dans sa main droite le fourreau de son épée comme s'il n'avait pas pris le temps d'en attacher la sangle. Ses traits fatigués se détendirent ostensiblement quand il posa les yeux sur moi.

— Tout s'est bien passé avec Reska ? me demanda-t-il.

— Oui. Je crois qu'on a fait la paix.

Une ombre de sourire s'esquissa sur son visage. Un court silence tomba entre nous et je baissai les yeux.

— Seth, dis-je d'une voix tremblante, tu m'as évité le pire. Je ne sais pas comment te remercier...

— Te voir remise me suffit.

Cette réponse toute humble fit bondir mon cœur.

— Les Passeurs sont arrivés, dit-il en pointant à l'arrière la direction dont il venait. On ferait mieux de les rejoindre. Tu as besoin d'être vue par Inhannaë.

Il était sur le point de me tourner le dos mais, avant qu'il ne fasse un pas, ma main se referma sur son bras.

— Attends !

Il haussa les sourcils, l'air surpris. J'hésitai, tournant et retournant les mots dans ma tête.

— Merci. Je... Vraiment, je le pense. Je suis au courant de ce qu'un transfert d'anima représente. J'ai une dette envers toi.

— Tu n'as aucune dette, répondit-il avec son calme d'usure. J'ai seulement rempli mon devoir.

— Mais aucun devoir ne devrait t'obliger à me céder une partie de ce que tu es ! protestai-je en serrant les poings.

Il m'observa un instant en silence.

— Kaly, je suis un soldat. Mon destin se joue sans cesse sur le champ de bataille. Il ne fait aucun doute que ce fragment de vie t'aura plus servi qu'à moi.

— Comment tu peux dire des choses pareilles...

— Je sais regarder la réalité en face.

Je laissai tomber mes bras le long de mes flancs, une pointe de tristesse fichée dans le cœur.

— Cette histoire de serment, dis-je, les lèvres pincées, je n'en veux pas. Je refuse qu'on se sacrifie pour moi. Je ne dis pas que je veux mourir mais... vos vies n'ont pas moins de valeur que la mienne.

Lentement, Seth s'approcha et chassa une feuille qui était tombée dans mes cheveux.

— C'est précisément pour cette raison que tu as tort.

Sa voix grave était à la fois douce et triste. Son regard d'ambre rencontra le mien et je sentis un maelström d'émotions investir ma poitrine. J'eus presque envie de lever la main pour toucher son visage, arracher le masque qui m'empêchait de voir ses blessures, mais je me contentai de lui faire face en silence.

Dans la lumière rouge du couchant, nous retournâmes vers l'équipe et vers les Passeurs de Cérule.

Ce fut notre dernière expédition sur le territoire d'Asraell.


~ * * * ~


— Et là, paf ! s'écria Vixe en accompagnant ses paroles d'un ample geste. J'ai fait une attaque latérale et c'est comme ça que j'ai mis Basile au tapis.

— Tu n'es qu'un menteur, Vixe, ça ne s'est pas passé comme ça, rétorqua Hildegarde, assise au bord de la fontaine, qui le considérait avec dérision. J'ai vu Kreg l'appeler ; le combat était fini lorsque tu l'as attaqué. Tu te faisais clairement piétiner depuis le début.

Le pantalon roulé sur les chevilles, je trempai mes pieds dans le bassin d'eau fraîche et me contentai d'observer leur altercation. La flagrante différence de taille entre les deux me faisait toujours venir un sourire.

— Non, Basile n'est pas du genre à interrompre un combat avant qu'il y ait eu un vainqueur, protesta le lutin qui continuait à s'agiter sous les yeux excédés de la grande guerrière. Je suis certain de l'avoir remporté.

Tandis qu'il continuait à vanter la qualité de ses attaques, je pris le temps de scruter le visage d'Hildegarde, dont les traits passaient d'une émotion à une autre. Lorsque Vixe eut terminé sa tirade, elle l'observait avec une expression indéchiffrable.

— Quoi ? fit-il, sur ses gardes.

— Tu es tellement... tellement... petit.

Nous fûmes tous les deux estomaqués par sa remarque. Vixe leva la tête, les yeux écarquillés ; le visage d'Hildegarde était quant à lui demeuré invariable. Un moment, le temps se suspendit au-dessus de nos têtes.

Puis j'éclatai de rire.

— Pourquoi tu te marres, toi ? s'indigna Vixe en me frappant sur le crâne.

Secouée de spasmes, j'étais bien incapable de lui répondre. Des larmes ne tardèrent pas à venir rouler sur mes joues. J'ignorais quelle mouche m'avait piquée ; probablement que je n'avais pas ri comme cela depuis trop longtemps. Mon hilarité devait être contagieuse car ils se joignirent bientôt à moi. Hildegarde finit par essuyer un coin brillant de son œil.

— Bon, les minus, se ressaisit-elle. Suffit la pause, j'ai une affaire au marché.

— D'acc', à plus tard ! la salua Vixe d'un signe de la main.

La guerrière fronça les sourcils, puis s'éloigna de quelques pas avant de se retourner avec un air hésitant.

— Tu... tu ne me suis pas ?

— Eh bien, non, pourquoi ?

— Pour rien, reprit-elle, les joues à peine rosies. À la revoyure.

Elle glissa un signe de tête dans ma direction, suivi d'un dernier regard pour Vixe qui l'observa longtemps s'éloigner.

— Tiens, tiens, remarquai-je en secouant mes orteils, il y a anguille sous roche.

— Ne me lance pas sur le sujet ou on va parler de ce qu'il y a entre Vive-Lame et toi.

— Il n'y a rien entre Seth et moi.

Vixe vint s'asseoir sur les pierres chaudes, les sourcils haussés.

— Vraiment ? Un transfert d'anima, Kaly ? Si c'est une question de devoir comme tu le dis, franchement quelqu'un d'autre aurait pu s'y coller à sa place. Pourquoi lui ? Il est le capitaine de Cérule !

Parce qu'il n'estime pas assez sa vie, pensai-je, ce que je me retins de dire à voix haute.

— Je ne veux plus en parler, déclarai-je.

Comprenant le sujet clos, Vixe s'allongea sur le rebord de la fontaine et je l'imitai. Machinalement, mes doigts tâtèrent l'endroit où j'avais été mordue et entamée ; ils ne rencontrèrent que de la peau lisse. Les soins d'Inhannaë relevaient du miracle.

Une semaine avait passé depuis l'incident du marché noir. Dès le lendemain, je m'étais réveillée de bonne heure pour frapper dans un sac et j'avais continué de le faire, jour après jour. Il fallait que je sois plus forte. L'acte de Seth m'avait donné à réfléchir. Je refusais que quiconque paie le prix de mon inexpérience de sa vie.

L'entraînement, toutefois, ne suffisait pas à vider mon esprit car les dernières paroles du vampire revenaient me hanter comme un refrain insidieux. J'étais consciente que la Bansidhe se servait de moi et rien ne certifiait que les Faucons Obscurs n'avaient pas le désir d'en faire autant. J'étais consciente de n'être qu'un pion, mais un pion œuvrant dans quel but ? La piste des archives menait à un mur. Avais-je manqué une information ?

Je poussai un soupir et fixai le ciel au-dessus de ma tête. L'image de la femme morte se reforma devant mes yeux ; c'est pourquoi je fus reconnaissante lorsque Vixe finit par rompre le silence :

— Du neuf du côté des archives ?

— Pas vraiment et je crois que je vais en rester là, répondis-je en tournant la tête vers lui. C'était idiot, et non seulement dangereux, d'essayer d'interpréter un message Faucon. Et je pars bientôt pour l'Ouest, j'aurai d'autres chats à fouetter.

Il entrelaça ses mains derrière sa nuque.

— Ouais, je comprends. Du coup, c'est quoi le bouquin que tu lis en ce moment ?

— Un livre d'histoire que j'ai emprunté à la bibliothèque. Il parle seulement des luttes menées contre les créatures au fil des années. J'en suis au chapitre qui raconte une attaque de dragons. C'est fou que des gens aient survécu à ça. Ce devait être monstrueux...

Vixe hocha la tête d'un air pensif. Mais après un silence, il se redressa prestement, les yeux écarquillés.

— Mais Kaly, c'est ça ! s'écria-t-il.

— Quoi ?

— Les dragons ! Enfin non mais... L'incendie !

Comme frappé d'une épiphanie, il se leva et se mit à faire les cent pas, ébouriffant frénétiquement ses cheveux sombres.

— On raconte que lors de la Nuit du Parjure les Faucons ont non seulement supprimé le Conclave mais que des dragons ont causé un immense incendie, expliqua-t-il. Et que la grande bibliothèque a brûlé à ce moment-là.

— « Dans les pages de l'histoire la vérité s'est consumée », répétai-je.

Mon ami avait ouvert de grands yeux pétillant de lucidité. Les battements de mon cœur résonnèrent jusque dans mes tempes lorsque je compris où il voulait en venir. Figée face à lui, je gardai les lèvres entrouvertes avant d'oser formuler ma question.

— Vixe, insinuent-ils que les archives aient été réécrites ?

Sa réponse acheva de me couper le souffle :

— Oui.

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