20 - Les pages de l'histoire
Il fallut attendre notre prochain jour de répit pour présenter ma requête à la Bansidhe. Longeant les murs lambrissés du corridor, je franchis les portes de la chambre du Cristal sous l'œil attentif de gardes armés. À l'intérieur se trouvaient la dame Malve en concertation avec Armandiel et Reska.
- Comme il est plaisant que tu nous fasses l'honneur de ta visite, commenta le maître calomnieur d'un air ennuyé.
- Que veux-tu, Kaly ? m'interrogea Malve depuis son fauteuil, imperturbable.
- Pardonnez mon intrusion, Bánh Malve, dis-je humblement, mais on m'a transmis que j'avais besoin d'une autorisation des instances supérieures afin d'accéder aux archives.
Ma requête sembla les prendre tous trois de court. La Bansidhe releva le menton d'un air investigateur. Un diadème serti d'une pierre sur son front lui conférait comme un troisième œil.
- Pour quelle raison souhaites-tu te rendre aux archives ?
- Je suis à la recherche de livres ou de mémoires qui me permettraient d'en savoir plus sur ma lignée, et donc sur mon pouvoir, mentis-je en la regardant dans le blanc des yeux. Les compétences de mes professeures sont limitées dans ce domaine. Et les informations sur les Sang-Premiers trop rares à la bibliothèque.
- Je dois bien en convenir, confirma Armandiel, me venant en aide sans le savoir.
Si lui me croyait honnête, Malve, pour sa part, n'avait pas l'air bernée par mon jeu. Elle croisa ses doigts sur la table et darda sur moi ses prunelles bleutées.
- Ma dame, insistai-je avec mon sourire le plus désarmant, je ne cherche qu'à progresser. Je suis convaincue que, plus j'en saurai sur mes pouvoirs, meilleure je serai pour traquer le Cristal. N'êtes-vous pas du même avis ?
L'argument fit mouche et elle fut forcée de le prendre en compte. J'attendis sagement. Reska me regardait avec intérêt, se doutant de mes simulations. Que je le veuille ou non, il commençait à me connaître. Car elle ne put mettre en avant un motif de refus, la Bansidhe finit par m'accorder une autorisation, non sans sourciller.
À peine fus-je sortie que je me trouvais déjà dans la bibliothèque à brandir mon parchemin sous le front de Persivell.
- Bonjour, Kaly ! dit-il confusément.
Une expression de surprise traversa d'abord le visage du jeune homme lorsqu'il reconnut sur le document la signature de la Bansidhe. Puis il me mena dans un couloir presque invisible enseveli sous deux énormes colonnes de livres. Celui-ci se terminait par une imposante porte cintrée semblable à celles des églises gothiques, que Persivell ouvrit après avoir épluché son trousseau d'innombrables clés.
La salle des archives était une rotonde au plafond bas, constellé d'icônes de mosaïque ; les étagères d'ébène couraient sur l'entièreté du mur circulaire, tandis qu'une haute et unique fenêtre, donnant vue sur le centre-ville, projetait sur le parquet une nappe brillante de lumière. Curieusement, il ne régnait pas cette odeur douceâtre de pages usées par le temps, mais un parfum aux notes vives chargé de passé et d'histoire.
Le secrétaire m'expliqua longuement la classification des ouvrages avant de quitter la pièce. Par curiosité et par peur d'être prise la main dans le sac, je m'intéressai d'abord aux archives magiques. Elles recensaient les créatures possédant le Don en plus d'expliquer le fonctionnement de la magie avec une exhaustivité qu'Edda et Gunvor m'avaient à peine laissée entrevoir.
Je tombai à nouveau sur la légende qui forgeait les origines des lignées ancestrales : pour avoir offert au monde la connaissance de la magie, les premiers sorciers avaient été baptisés dans les eaux de Falias. À chacun avait été accordée une bénédiction : le don du Premier Feu, le don du Vaste Océan, celui des Quatre Terres et, pour finir, les Sept Vents. Je l'ignorais jusqu'à présent mais le terme de mage avait émergé pour désigner les descendants lointains des sorciers, des sang-mêlés, fruits d'unions impures, dont le métissage avait conduit à une nouvelle forme de magie alchimiste.
Changeant de domaine, je fis pivoter l'échelle en bois et grimpai jusqu'à la huitième rangée de livres pour y piocher des manuels historiques. Il me fallut un long moment avant de mettre le doigt sur ce qui m'intéressait. Je survolai des histoires de vieilles querelles entre comtés et royaumes, d'anciennes guerres et de catastrophes commises par des créatures, entre autres les dragons, qui avaient valu la construction du bâtiment où nous logions aujourd'hui, avec son vaste réseau souterrain. Les derniers assauts de ces géants reptiliens remontaient cependant à plusieurs décennies car ils s'étaient ensuite réfugiés à l'Est, au plus loin des conflits dans lesquels ils ne voulaient plus s'impliquer.
Un bref instant, j'interrogeai le fond de ma mémoire. Seth n'en avait-il pas mentionné l'existence sur l'île de Sintu ? Or, si les dragons étaient des créatures très appréciées dans bon nombre d'histoires fantaisistes de mon monde, je ne souhaitais pas réellement voir le mythe prendre forme. Encore moins s'ils appartenaient au camp adverse.
Ainsi, les heures se succédèrent dans la salle des archives. Je me renseignai sur les Bansidhes antérieures à Malve, parmi lesquelles Ellen, Renata, Kaalamine. Malgré l'implication de chacune d'entre elles dans le maintien de la paix, l'Histoire voulait que l'Ordre eût été créé par Malve elle-même en substitution à l'ancien régime qui manquait d'ambassades et de pôles défensifs. C'étaient quelques semaines plus tard que les Faucons Obscurs avaient lancé leurs premières offensives. Les manuels avaient dressé un historique de toutes leurs apparitions : la première attaque avait été marquée, comme on me l'avait appris, il y avait quarante ans de cela par l'assassinat groupé des membres du Conclave, des dignitaires venus des quatre coins du Sidh qui avaient aidé à construire le projet. Une dizaine de noms se succédaient ainsi dans les ouvrages, hommage aux victimes : Ulf Prima, Cauhalt Dhorol, Hyily Fenleth, Bregelgo Sans-Souffle...
Les quatre Ordres cardinaux avaient été édifiés à cette époque, peu après les attaques de cette nouvelle organisation montante pour établir des contrôles sur l'ensemble du Sidh. La guerre avait éclaté cinq ans plus tard, laissant l'Ordre victorieux. Pendant une décennie entière, et plus encore, les Faucons avaient cessé de causer des remous jusqu'à ce que la dernière sorcière des Sept Vents, Tartoth, eût infiltré Cérule et trahi la dirigeante. Rebaptisée par l'Histoire « la sorcière traîtresse », elle avait été retrouvée et exécutée quatre ans après le drame.
J'éprouvai un pincement au cœur en lisant ces dernières lignes. Peut-être avais-je souhaité, au fond, que sa mort eût été un subterfuge et que Tartoth errât toujours quelque part en ce monde. Une partie de moi désirait rencontrer cette mère biologique, d'autant plus que les manuels confirmaient ma naissance après ce désastre. Jusqu'à ce moment, je m'étais toujours figurée que Tartoth m'avait envoyée sur Terre dès m'avoir mise en monde pour poursuivre ses projets parmi les Faucons. Pourtant, la Grande Rupture datait d'il y a vingt-cinq ans, soit deux ans avant ma naissance, et elle était morte bien plus tard. Était-il possible que j'eusse vécu un peu avec elle ?
Je reposai le livre sur la table et me massai les tempes, épuisée par ma journée de lecture. Pour quelle raison avoir orienté sur l'Histoire ? songeais-je. Il n'y avait rien ici de salutaire pour la réputation des Faucons. Vixe et moi avions dû nous tromper.
Je m'approchai de la grande fenêtre. Un soleil couchant déversait ses dernières lueurs sur la place du marché, sonnant le glas de la fermeture et d'un repos mérité. En bas s'agitaient les commerçants fiers de leurs affaires du jour, remballant leurs étalages avec l'impatience qu'on a d'ouvrir la porte d'un foyer chaleureux, d'une taverne pour le soir, ou simplement celle d'un antre de solitude. L'union se désagrégeait alors jusqu'au lendemain où le marché redeviendrait un seul corps vivant.
C'est ainsi qu'accoudée au rebord telle une reine indifférente, je regardai Cérule être lentement, inéluctablement, engloutie par la nuit.
~ * * * ~
Nous achevions ce jour-là nos recherches dans le territoire d'Asraell. Pendant qu'Émïoka et Arion dérobaient la dernière pierre à une colonie de petites fées mordeuses, Seth envoyait des cibles dans l'air pour me faire travailler mon lancer de dagues.
- Tu en as raté six sur dix, annonça-t-il, une fois à court de projectiles.
- C'est une vision pessimiste, je préfère dire que j'en ai eu quatre sur dix, répliquai-je en toute innocence.
- On recommence.
Il donna le départ de notre quatrième série. C'était sans compter les deux paladins qui arrivèrent au pas de course depuis le fond des bois.
- On s'est fait repérer ! s'excusa Émïoka auprès d'un Arion penaud.
Un nuage de petites créatures bruyantes bourdonnait dans leur sillage. Le visage de Seth témoigna un suprême ennui mais il se mit en devoir de récupérer les dagues éparpillées ici et là. Je lui vins en aide.
- Ces fées sont vraiment dangereuses ? demandai-je, agenouillée près de lui.
- Non, elles sont surtout agaçantes et elles ont la fâcheuse manie de mordre en groupe.
- Bon.
Sous son regard surpris, je me levai et m'en allai à la rencontre des deux paladins qui ne tardèrent pas à me dépasser.
- Difënn, murmurai-je.
L'anima se dressa dans l'air et, aussitôt, la nuée de fées se cogna contre mon champ de protection. Elles ne furent toutefois pas découragées par mon sort, continuant de bourdonner et de nous lorgner en sortant les dents. D'un geste impatient, je cherchai dans le sol des graines de fleurs friandes d'insectes, que je fis ensuite éclore de l'autre côté de la barrière. Les fées se dissipèrent comme sous l'effet d'un coup de vent.
- C'est une manière intéressante de procéder.
Assis sur son sac, Seth m'observait avec un petit sourire. Une cigarette d'ataraxie était plantée entre ses lèvres.
Tandis que je m'amusais avec les fleurs carnivores cherchant à happer mon doigt - activité qui répugnait profondément Hildegarde -, quelque chose attira mon attention. Mon esprit se fondit dans l'essence forestière et je ne tardai pas à interpeller le groupe.
- Il y en un autre, déclarai-je. Un cristal, près de la montagne.
- Une créature qui l'aurait avalé ? s'étonna Reska en approchant. On y était pas plus tard qu'il y a trois jours...
Je secouai la tête sans pouvoir répondre à sa question.
- Le pied de la montagne doit être à un peu plus d'une lieue d'ici, nous avons le temps d'aller voir, proposa Seth.
Ainsi notre sortie fut prolongée et nous partîmes en direction de la source d'énergie. J'avais eu le temps de cogiter à propos du message des Faucons mais je n'avais pas risqué une nouvelle visite aux archives, par peur d'attirer des soupçons. Aussi, mon intuition me poussait à croire qu'un élément primordial m'avait échappé. Lequel, en revanche...
- Reska, quel âge avez-vous ? demandai-je au vampire en pressant le pas pour le rattraper.
- Pourquoi je répondrais à cette question ?
Je me retins de grincer des dents.
- Je voulais savoir si vous étiez présent à l'émergence du mouvement fauconiste.
- Ça a un rapport avec ton excursion dans la salle des archives ? s'obstina-t-il à éluder mes questions.
Cette fois, je décidai de jouer la carte de la patience, assez longtemps pour qu'il acceptât de me répondre :
- Je n'étais qu'un chérubin non transformé à cette époque.
- Oh ! Je vous croyais plus... vieux, laissai-je échapper malgré moi.
À en juger par son attitude, je lui donnais au moins cent ans ! Il m'adressa un sourire rigide.
- Et toi, sorcière, tu deviens de plus en plus insolente.
- Reska est bien des choses mais pas encore assez vieux, ni sage, intervint Seth sur un ton moqueur.
Reska, la bouche rieuse, lui envoya un geste obscène qui me stupéfia de sa part. En voyant mon capitaine rouler des yeux, j'en déduisis que les deux étaient décidément bons amis.
- J'ai toujours été étonnée de vous voir debout en pleine journée, avouai-je, profitant d'un instant d'allégresse. Dans mon monde, on dit que les vampires craignent la lumière du soleil.
Contre toute attente, une sorte de feulement qui ressemblait à un rire passa la barrière de ses lèvres.
- Quoi d'autre ? demanda-t-il, intéressé.
- Qu'ils ne peuvent pas entrer dans les demeures à moins d'y avoir été invités. Qu'ils craignent un condiment, l'ail. Et que pour les tuer, il faut couper leur tête et enfoncer un pieu en bois dans leur cœur.
- Ça se finit là-dessus ou bien on doit les enfourner et les manger aussi pour obtenir l'éternité ?
Seth sourit et Kreg s'esclaffa ouvertement.
- Enfin, lâcha-t-il, fixant sur moi son étrange regard vert et gris, rien d'étonnant venant du monde où on a brûlé les sorcières jadis.
Cette remarque cinglante me décomposa. Décidément, je n'étais pas tout à fait certaine que Reska m'appréciait, ni Émïoka d'ailleurs. Depuis notre rencontre avec les sentinelles de Braâr, la cait sidhe m'observait toujours du coin de l'œil, comme à l'affût d'un signe de duplicité de ma part. Fâchée de ce rejet, je me murai dans le silence.
Quand nous fûmes à l'approche du cristal, Émïoka nous convainquit d'avancer en terrain plus couvert. Nous contournâmes donc le chemin pour grimper le versant d'une colline verdoyante, en haut de laquelle nous parvint un brouhaha effervescent.
- Vous entendez ce bruit ? demanda Hildegarde, l'air soucieux.
- C'est le marché noir d'Asraell, fit remarquer Reska d'un ton impassible.
- Où ça ? interrogeai-je car nous étions seuls dans un écrin de verdure. Je ne vois rien !
- Regarde mieux, dit Émïoka.
Mes yeux s'étrécirent en suivant la direction que pointait son index, vers la combe rase du contrebas... où il n'y avait rien. J'allais le lui faire remarquer quand l'air chatoya et, en battant des cils, m'apparurent les contours de quelque chose d'énorme. Une ville... non... un immense pêle-mêle d'étals et de chapiteaux grouillant de mouvement. Je les distinguais comme à travers du brouillard.
- Comment est-ce possible ? soufflai-je d'une voix ébahie.
- Ils ont avec eux un très bon illusionniste, répondit Arion. Une barrière recouvre le marché. Mais les illusions perdent de leur pouvoir quand on se doute de ce qu'elles cachent.
- L'Ordre ne va pas intervenir si c'est illégal ?
Kreg me jeta un regard ironique.
- Ingénue que tu es ! Vu les créatures qui y traînent, on se ferait dépecer avant d'arrêter qui que ce soit.
- C'est un marché itinérant, m'expliqua Seth en croisant les bras. Il ne s'attarde jamais plus de quelques jours. Même si on a l'idée de le pister, il est difficile de déplacer dans les temps une troupe armée jusqu'à lui. Et puis, nous avons d'autres priorités... Tu es certaine que le cristal est là ?
J'acquiesçai mais la vue de cet endroit me fit définitivement perdre mon entrain du jour.
- Il va falloir qu'on se sépare, proposa Reska après réflexion. Vive-Lame, qu'est-ce que t'en dis, on descend avec elle ?
Le vampire se tourna pour me regarder.
- Ne crois pas que ça nous fait plaisir de t'avoir dans nos pattes mais on ne retrouvera jamais le cristal dans tout ce cirque sans ton aide.
- Ça ne me fait pas plus plaisir qu'à vous, répliquai-je avec humeur.
- Dans ce cas, vous devriez vous couvrir, recommanda Émïoka en détaillant les deux hommes. Quelqu'un pourrait vous reconnaître.
Toute l'équipe se rangea de son avis. Aussi, mon capitaine emprunta la lourde pèlerine de Crool avant d'arrêter ses yeux sur moi.
- Cela vaut aussi pour toi, Kaly.
- Personne ne connaît mon visage, protestai-je.
Un tic contracta sa bouche mais il se contenta de me répondre avec flegme :
- Ce n'est pas la question.
Je voulus lui demander quelle était la question mais Émïoka me tendait déjà sa cape. Je l'enfilai ; le tissu noir me tombait sur les cuisses et Seth m'examina d'un air insatisfait, marmonnant quelque chose que je ne compris pas. Quant au visage de Reska déjà enfoui sous une écharpe, on ne percevait plus que deux yeux d'outre-tombe. Je leur demandai tout de même si nous déguiser ne risquait pas d'attirer davantage l'attention sur nous.
- Non, répondit mon capitaine, tu constateras que les gens sont nombreux à se cacher. Hormis ceux qui fréquentent ces endroits pour le plaisir, aller au marché noir n'est pas une fierté.
Il envoya ensuite trois de nos compagnons se poster sur les côtés du vallon, et ordonna aux deux autres de rester sur place pour garder un visuel en cas d'ennui. Enfin, nous descendîmes la sente herbeuse qui menait au marché. À mesure que nous avancions, le bruit s'amplifiait et les formes se précisaient derrière le voile invisible. Seth se tourna brièvement vers moi ; ses yeux flavescents semblaient luire dans l'ombre de son capuchon.
- Évite de regarder les marchands dans les yeux, ne touche à rien et ne cherche pas les ennuis. Et pour l'amour de Dana, essaie de ne pas attirer l'attention.
- Je n'ai pas l'habitude d'attirer l'attention sur moi.
- Sage fille, ricana Reska, dont l'œil dérangeant vira dans ma direction. Maintenant écoute-moi bien : si jamais quelque chose tourne mal, je veux que tu te sauves. Tu ne te préoccupes pas de nous, tu ne te retournes pas, tu décampes d'ici, un point c'est tout. C'est compris ?
La boule au ventre, je hochai la tête.
Le marché était fortifié par une barricade hérissée de pieux. Deux ogres armés de massues gardaient l'entrée côté ouest. Près d'eux, une créature hideuse au museau de fourmilier détaillait les allées et venues. À notre arrivée, elle redressa la tête et ses narines palpitèrent. D'un air méfiant, elle louvoya entre les deux mastodontes en se tenant les mains et s'approcha de nous. Je me tendis quand elle s'arrêta près de Seth. Elle l'observa sous toutes les coutures et se mit à le renifler ; son long museau frémit au niveau du torse, là où je devinais, caché sous sa pélerine, le badge qu'il gardait hors de Cérule pour signifier son appartenance à l'Ordre. Mon dos se couvrit d'une sueur froide. Nous étions démasqués...
Soudain, les yeux enfoncés de l'étrange créature se tournèrent vers les miens et une lueur d'intérêt s'alluma en eux. Elle abandonna Seth pour se planter devant moi. Sa trompe s'approcha de mon visage et elle me renifla comme l'aurait fait un chien, son souffle fétide balayant mes joues à chacune de ses expirations. Je m'obligeai à rester calme, en espérant qu'elle ne pouvait pas flairer ma peur. Reska et Seth conservaient un sang-froid impassible.
À la fin de son examen, la créature se frotta les mains et, tout en me désignant, sa voix aux sonorités grinçantes demanda :
- Marchandise ?
Reska émit un son qui ressemblait à un grondement d'impatience. Son œil assassin dut foudroyer la créature car elle eut un mouvement de recul et nous fit signe de circuler.
- Pourquoi elle a dit ça ? demandai-je d'une voix plus tremblante que je l'aurais voulu ; et Seth soupira.
- Tu vas vite comprendre pourquoi.
Une fois la barrière magique passée, les dernières traces d'illusion se dissipèrent et la réalité m'apparut dans toute sa crudité.
Le marché noir était un endroit sordide, fréquenté par une population disparate et bizarre : des créatures patibulaires misaient des armes sur des tables de jeu, des cris de détresse se mêlaient à des hurlements de rires et à des beuglements animaux. Je fronçai le nez en sentant l'odeur âcre de sueur, de sang et de substances interdites qui imprégnait l'espace. Certains coins étaient grisés par des vapeurs d'herbes hallucinatoires.
Les vendeurs étaient difficilement reconnaissables tant ils empiétaient les uns sur les autres. Certains possédaient des tentes, d'autres faisaient leur commerce sur des tapis à même le sol mais la plupart avaient des présentoirs qui tenaient en une planche en bois sur des tréteaux.
Les éventaires proposaient des talismans étranges, des potions et philtres en tous genres et, pour certains, des cadavres ou des membres d'animaux.
Nous avancions à pas rapides sous mes directives, évitant le plus soigneusement possible les étals disposés en anarchie. Les femmes étaient peu nombreuses dans ce dédale de fourberie et de crasse, et je ne tardai pas à remarquer l'attention que l'on me portait. Des regards libidineux s'arrêtaient sur mes rondeurs que la cape d'Émïoka couvrait tout juste. J'aurais voulu tirer dessus mais je me contentai de croiser les bras et de me réfugier dans le giron de Seth.
Non loin de là, une foule de curieux s'était rassemblée autour d'un marchand qui vantait la rareté d'une étrange sphère métallique. Il la manipula et l'objet émit un vrombissement sourd avant de se désolidariser en deux fragments diffusant une lumière clignotante. Puis la sphère projeta un faisceau lumineux droit devant elle. Un spectateur touché par le rayon disparut dans un cri. Quand il réapparut en vomissant tripes et boyaux, les voix éclatèrent en enchères.
Soudain je repérai entre deux chapiteaux un magasin où une silhouette drapée dans une cape bleue marchandait avec un tanuki.
- C'est celui-ci ! dis-je en pressant l'allure.
Une clameur s'éleva tout à coup derrière nous. Deux elfes se disputaient une horrible amulette où un œil papillotant était enchâssé. L'un des prétendants prononça quelque chose qui rendit son concurrent fou de fureur. La seconde suivante, il fut assassiné, sa gorge tranchée d'une oreille à l'autre. Je plaquai une main sur ma bouche sans pouvoir retenir une exclamation d'horreur.
La bagarre se répandit comme une trainée de poudre. Il y eut des braillements et des invectives et beaucoup en vinrent aux poings et aux armes.
Un bras jaillit tout à coup pour me saisir. Seth intercepta le coupable par le col, un affreux gobelin grimaçant qu'il envoya valdinguer dans la masse. À l'instant où il se tournait vers moi, sourcils froncés, un homme aux yeux rouges brandit une hache derrière lui. Je ne vis même pas Reska dégainer et sa lame taillada la chair comme une tornade de vent et d'acier.
L'effusion de violence attira d'autres truands.
Ainsi fûmes-nous pris dans la mêlée. Je dus probablement à la chance et à ma discrète stature d'en sortir indemne. Incorporée à la cohue hurlante, je fus poussée, emportée, rattrapée, saisissant des tuniques et des membres au hasard par peur d'être piétinée. Reska et Seth n'étaient plus dans mon champ de vision, et la foule était si dense, si cauchemardesque que des vertiges me saisirent.
Je finis par échouer quelque part hors de l'agitation. Je recouvrai mon souffle et manquai de m'étrangler en regardant autour de moi. L'incident m'avait amenée près d'un stand, derrière lequel plusieurs jeunes nymphes et éphèbes à moitié nus exhibaient tous sourires leurs atouts à un public d'immondes mâles qui baladaient leurs mains sur absolument l'intégralité de leur anatomie. Un satyre saillait sans vergogne une jeune femme par terre, sans que je sache si les cris de cette dernière étaient dus à la peur ou au plaisir.
Des regards étaient braqués vers moi. Je me rendis compte avec angoisse que ma capuche avait glissé. Avant même que je songe à fuir, quelqu'un me saisit par la queue de cheval et me frotta contre son ventre. Je me débattis et cherchai à me libérer mais d'autres mains accrochèrent mes vêtements et je fus prise de panique à l'idée de finir comme cette fille à terre...
J'entendis soudain une protestation et le sifflement d'une lame. Les prises sur moi se relâchèrent et une nouvelle main, plus douce mais non moins vigoureuse, m'attrapa le poignet. Confuse, je ne vis qu'une ample cape bleue tandis qu'on m'entraînait loin d'ici.
L'inconnu nous dirigea vers une issue différente de celle que j'avais empruntée avec Seth et Reska et nous fûmes dehors avant que j'eusse pu comprendre son intention. Nous nous arrêtâmes sous le couvert des arbres en bordure d'un chemin.
Mon sauveur rejeta sa capuche. C'était une femme ; elle avait la peau et les cheveux bleus, et ses épaules robustes étaient celles d'une combattante.
- Putain, jura-t-elle, ça finit toujours comme ça !
- Merci pour le coup de main, dis-je, encore sonnée.
- Idiote ! fulmina-t-elle en se tournant vers moi. Que faisiez-vous toute seule au marché noir ?
- Je ne l'étais pas. Deux hommes m'accompagnaient, répondis-je en jetant un regard anxieux en arrière, mais ils ont été pris dans la bagarre...
Elle plissa les yeux. Même si elle avait les traits doux, son expression était sévère.
- Ils voulaient vous vendre ?
- Quoi ? Non ! Non, pas du tout.
Ma réponse n'eut pas l'air de la convaincre mais elle haussa les épaules.
- Peu importe. Les tueries peuvent éclater n'importe quand, dit-elle, et les femmes sont convoitées dans ce milieu de pervers, surtout quand elles sont aussi jolies que vous. Assurez-vous de savoir vous défendre avant de pénétrer un endroit comme celui-là.
La honte me fit monter le rouge aux joues mais je ne me laissai pas démonter.
- Je vous retourne la question. Que faisiez-vous dans un lieu pareil ?
Une lueur d'étonnement troubla son visage et elle eut un triste sourire.
- Croyez-le ou non, j'ai plus l'habitude que vous de fréquenter la plèbe. Et pour vous répondre : je faisais mes courses.
- Drôle d'endroit pour faire ses courses...
Je m'adossai à un tronc d'arbre, scrutant l'entrée du marché dont j'espérais à tout instant voir surgir Reska et Seth. Cette infiltration était un échec cuisant et je n'avais aucune envie de retenter ma chance. C'est alors que je pris conscience que l'énergie du cristal ne battait plus au cœur du dédale mais... devant moi.
Je lorgnai sur la besace de la femme. Une silhouette drapée dans une cape bleue.
Elle vit le changement qui s'opéra dans mon regard et la défiance s'installa sur ses traits. Avec un mouvement de recul, elle serra son sac contre sa hanche, entrouvrit les lèvres...
Quand une dague se planta au milieu de son front.
Tout alla si vite que je n'eus pas le temps de réaliser ce qui se passait. Ses yeux se révulsèrent et le corps partit à la renverse, privé de son étincelle de vie.
L'horreur me gagna.
À la seconde où je recouvrais l'usage de ma voix et de mes jambes, je fus plaquée contre l'arbre, une lame sous ma gorge.
- Eh bien, eh bien ! Qu'avons-nous là ?
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