2 - Entrée en scène
De l'eau.
De l'eau s'infiltrait sous mes ongles, dans mes narines et dans ma bouche toujours ouverte sur un cri silencieux. L'eau me submergeait de tous les côtés, m'emprisonnant sous un mur liquide de silence. Je luttais pour gagner la surface lumineuse qui m'appelait à portée de main mais un poids m'entrainait vers les profondeurs ; et mes bras et mes jambes s'agitaient inutilement, ne rencontrant rien d'autre que l'eau.
La main tendue, je sombrais comme une ancre jetée à la mer. Le nimbe de lumière venu du ciel caressait le flot serpentant de mes cheveux alors que des nuées de bulles s'échappaient encore de mes lèvres, filant vers l'extérieur inaccessible.
C'est alors que je me souvins.
Mon sac.
D'un seul coup, mes pensées tourbillonnèrent. Je trouvai les lanières à tâtons et me débattis furieusement pour dégager mes épaules sans y parvenir. Je savais que j'aurais dû m'exhorter au calme mais la panique m'aveuglait. De l'eau. De l'eau partout. Ma gorge et mes poumons me brûlaient ; mon corps exigeait l'air qu'il n'avait pas ; et mon sac fidèle imbriqué dans mon dos m'emportait avec lui.
Les joues gonflées, je m'escrimai une fois de plus avec mon fardeau. Et puis enfin le poids qui me retenait céda, et je me propulsai vers la lumière.
J'émergeai à la surface en aspirant une grande goulée d'air. Mes poumons émirent une protestation et je dus tousser avant d'inspirer avidement de nouveau. Vivante. À bout de souffle, je passai une main sur mon visage ruisselant. Mes yeux voyaient encore flou mais ils discernèrent les contours d'une berge, vers laquelle je nageai aussitôt.
Je n'avais pas cessé de tousser lorsque je me traînai dans le mélange de galets et de limon et je finis par m'affaler sur le dos avec difficulté. Mes vêtements tout imprégnés d'eau se dégorgèrent sous mon poids. Les bras en croix, je fermai les yeux, inerte et haletante. Le soleil chauffait mes joues tandis que ma poitrine offerte au ciel se soulevait et s'abaissait encore par saccades.
La tête embrumée, il me fallut bien quelques secondes pour identifier le bruit de fond. Le chuintement de l'eau qui s'écoule. Comme le courant d'une rivière.
Une rivière... ?
Soudain je me redressai sur mes coudes. Ma mâchoire manqua de tomber lorsque je découvris le large ruban d'eau limpide qui serpentait entre deux berges.
— Qu'est-ce que... chuchotai-je.
Un instant plus tôt, j'étais enfoncée dans la montagne, tournant autour d'un étrange sapin, et maintenant... J'étais absolument certaine qu'il n'y avait pas la moindre rivière aux alentours ! Mes mains dans le limon se mirent à trembler. À quel moment avais-je pu perdre à ce point la notion du temps ?
Une illumination me frappa tout à coup. Je me mis à fouiller frénétiquement dans mes poches et poussai un juron en essayant de démarrer mon téléphone. En vain, bien sûr. Il aurait fallu un miracle pour qu'il survécût à cette immersion. Et encore une moitié de salaire de perdue, songeai-je âprement.
Je regardais tristement mon reflet sur l'écran noir quand un mouvement au coin de mon œil attira mon attention. Debout sur la grève, un petit animal touffu s'affairait à sa toilette. Un écureuil roux. Trempé, lui aussi.
Mes yeux s'agrandirent alors que je le reconnaissais. Évidemment, tous les écureuils se ressemblent mais la coïncidence était improbable. Se sachant observé, l'animal s'arrêta, me regarda en faisant frémir son museau et fila dans les buissons.
Et seulement alors je remarquai le changement. Je réalisai que les bruissements des fourrés avaient pris des sonorités différentes. Inconnues. Que la nature était plus bruyante, la lumière plus épurée. Quelque chose, dans l'air, était différent. L'atmosphère paraissait chargée d'une.... énergie curieuse.
Je me remis lentement sur pieds. La sensation d'être debout me paraissait inhabituelle, comme si la gravité avait changé.
Un seul regard en arrière et mes craintes prirent forme. Les arbres qui se tenaient à l'orée des bois... je n'en reconnaissais aucun. Outre leur grandeur irréelle, ils étaient exubérants : leurs troncs tortueux incrustés de diamants s'entrelaçaient dans de joyeuses embrassades ; des fleurs jaunes plus grandes que des arbustes paressaient dans leur ombre. La forêt abritait une flore complètement disproportionnée, et si dense, si colorée que mes pensées se bousculèrent davantage !
Ça n'avait pas de sens. La bouche sèche, je tournai et retournai la tête inutilement pour essayer de comprendre, de me rappeler par où j'étais arrivée. Qu'avait-il pu se produire entre le moment où j'avais été projetée vers le sapin et celui où je m'étais réveillée dans l'eau ? Dans quel pays me trouvais-je ? Et pourquoi la nature avait-elle l'air si vivante ?
Du calme, songeai-je en mon for intérieur, et je fermai les yeux avant de prendre une inspiration. Paniquer n'a jamais aidé personne.
Il n'y avait pas d'autre pays ; j'étais toujours dans la même forêt, soit un lieu fréquenté malgré la période creuse. Par conséquent, je finirais bien par rencontrer un autre randonneur à un moment ou un autre. Dans le pire des cas, beaucoup de gens étaient prévenus de mon excursion – c'était une chance que je me sois localisée sur les réseaux sociaux avant le drame.
Pour autant, j'avais prévu trois jours de réclusion et j'ignorais depuis combien de temps j'avais ainsi perdu le fil de la réalité. Moins d'une journée, vraisemblablement. Ce qui me permit d'aboutir à une conclusion évidente : si je devais attendre les secours, il me fallait mon sac.
Je fixai gravement la surface de la rivière. L'idée d'une nouvelle baignade me révulsait après avoir failli me noyer, mais j'y avais un peu de nourriture emballée pour tenir quelques jours et, surtout, ma couverture de survie. L'enjeu était immense.
Mes chevilles étaient donc à moitié immergées dans l'eau fraîche lorsqu'un frisson souleva mon échine. Quelqu'un m'observait. Mon cœur se mit à battre plus vite et je pivotai lentement sur moi-même.
Une silhouette d'allure humaine était tapie dans l'ombrage de l'arbre le plus proche. Je crus d'abord que c'était un voyeur – ou pire, un pervers – et mes doigts frôlèrent la poche de mon pantalon pour éprouver la forme rassurante de mon couteau-suisse. Mais avec le recul, oh ! un pervers aurait très bien convenu.
Dans le ciel un banc de nuages se dissipa et l'ombre prit forme. Je hoquetai à sa vue.
C'était une créature horrible qui ne ressemblait à rien que je connaissais. Son corps long et frêle était glabre et grisâtre. Ses mains démesurées pour sa taille se prolongeaient par des griffes gigantesques. Elle n'avait qu'un œil qui lui mangeait toute la face, deux trous à la place des oreilles et une langue reptilienne qui ondulait hors de sa bouche sans un bruit.
Un indicible sentiment d'effroi me tordit les viscères. Des sueurs froides coulèrent sur mon front encore emperlé de l'eau de la rivière et je reculai prudemment sur la grève sans oser lui tourner le dos. Je n'étais pas croyante à cette époque mais je me surpris pour la première fois à invoquer la miséricorde de n'importe quel dieu. Mon pauvre couteau-suisse ne me serait d'aucune aide.
Quoi qu'était cette abomination, elle sortit à la lumière du jour. Son œil démesuré n'avait pas cessé de me fixer et elle s'accroupit sur ses longues jambes. Mes genoux flageolèrent, car mon instinct le plus primitif reconnaissait dans cette posture le schéma d'un prédateur avant qu'il ne fonde sur sa proie.
Qu'on ne me reprenne pas à dire que la panique n'a jamais aidé personne.
Je détalai à l'instant où son corps jaillissait vers l'avant d'une seule détente. Elle n'était déjà plus sur la grève lorsque j'atteignis l'orée des bois et je m'élançai dans le grand inconnu. À l'école, j'avais toujours obtenu de bonnes notes aux épreuves de rapidité ; ce n'était rien comparé à ce jour où l'adrénaline me donnait des ailes. Je fonçais à en perdre haleine à travers les buissons, les arbres surréels et les bosquets fleuris, toujours plus vite et à la fois pas assez, entendant dans ma cavalcade les bruits agiles et les ricanements du monstre à l'arrière.
J'avisai alors une brèche dans le fatras gigantesque de racines d'un arbre ancestral et m'y précipitai tête la première avant de plonger dans les fourrés les plus proches. Et lorsque je jaillis d'un hallier de ronces, mon cœur remonta dans ma gorge.
Il était devant moi.
De si près, il était plus horrible encore. Des veinules noires couvraient sa peau translucide jusqu'à ses côtes saillantes, aussi immobiles que la poitrine d'un mort, et son œil sans paupière, ni cils restait grand ouvert comme un être assoiffé à lui seul.
Il écarta les lèvres dans un sourire cauchemardesque qui révéla ses rangées de crocs affûtés comme des milliers de rasoirs. Mes poumons se contractèrent et je n'eus pas le temps de hurler qu'il m'allongea un coup qui me lacéra la poitrine. Je titubai sur mes jambes en appuyant une main sur mon cœur, au bord des larmes. Tout était allé si vite ; je n'avais même pas eu le temps de comprendre ce qui m'arrivait et voilà que je regardais ma mort en face. Elle avait un seul œil et des griffes d'argent. Et elle m'emporterait avec beaucoup, beaucoup de souffrances.
Le monstre fit mouvoir sa langue d'un air jubilatoire et il poussa un feulement strident avant de déployer ses griffes.
Par chance, il ne m'atteignit jamais.
Immobile à un pas de moi, son énorme œil s'était écarquillé. Il grogna et baissa sa tête hideuse pour découvrir dans son torse... la pointe enfoncée d'un projectile.
Avec un formidable cri de guerre, une femme surgit tout à coup des fourrés et, brandissant son marteau comme s'il se fut agi du fléau de Thor, l'abattit sur la créature, dont la tête se retourna avec un craquement retentissant. La lutte était finie : sa nuque était brisée.
Je vis le corps se racornir dans les feuilles jusqu'à disparaître, et je m'effondrai sur le sol comme une pierre.
— Eh bien, demoiselle, c'est ton jour de chance ! s'exclama une voix masculine.
Des jambes épaisses couvertes par un tissu en toile marron s'arrêtèrent devant moi. Les yeux ronds, je levai la tête. Un homme aux épais cheveux rouges et aux sourcils fournis me regardait avec un sourire courtois. Il avait un visage aux traits sympathiques, bien que rudes, et j'aurais pu jurer que dans ses yeux brûlaient des flammes.
— On peut dire que tu t'en sors rudement bien, continua-t-il en désignant le devant déchiré de ma polaire. Ce cauquemar aurait pu t'arracher le cœur d'un seul coup de griffes s'il était affamé. Comme quoi, on fait mieux de ne pas jouer avec la nourriture.
D'un air étourdi, je louchai sur la main qu'il me tendait. Mon cœur cavalait encore dans ma poitrine et l'herbe sous mes doigts me procurait une étrange sensation d'irréalité. Toujours est-il que je me vis accepter l'aide de l'individu et, d'une poigne robuste, il me remit debout.
Incapable de prononcer un mot, je me mis à scruter mes sauveurs. La femme était très grande ; elle avait un visage anguleux encadré par une courte chevelure blond platine. Ses yeux en amande luisaient comme des flaques d'argent. Les deux individus étaient parés de cuirasses imposantes en cuir et en écailles, ainsi que de canons d'avant-bras lacés semblant venir d'une autre époque. Beaucoup de questionnements se pressaient dans mon esprit, notamment sur la raison de cette attaque et de ces accoutrements, cela dit je n'eus pas le temps d'y réfléchir qu'ils commencèrent à me questionner :
— Viens-tu de la capitale ? demanda la femme.
— Qu... quoi ? articulai-je d'une voix pâteuse.
— As-tu ton badge de citoyenne ?
— Je n'ai pas de badge, non... soufflai-je en fronçant les sourcils. Ou voulez-vous ma carte d'identité, peut-être ?
Cependant je portai une main par réflexe à mon épaule avant de me heurter à une autre réalité :
— Mon sac ! Je l'ai laissé là-bas !
Mon affolement ne les émut d'aucune manière ; ils échangèrent un regard.
— Alors, d'où viens-tu ? insista-t-elle. De quel village, quelle contrée ?
— Je... J'étais en randonnée dans les montagnes du Centre. Et puis je ne sais pas comment l'expliquer... Je crois que j'ai eu une absence et j'ai ouvert les yeux dans la rivière. Où est-ce qu'on est ?
— Nous sommes aux abords de Cérule, à Asraell.
— Hein ?
Ma voix se perdit dans des inflexions suraiguës et un flot de panique m'envahit. Ces appellations avaient une sonorité inconnue.
— Tu ne connais pas Cérule ? s'ébahit l'homme tout à coup.
— Je devrais ?
Un instant, les deux individus me considèrent de la tête aux pieds d'un drôle d'air. Puis l'homme se gratta la nuque et haussa les épaules.
— Ma foi, peu nous importe. Nous allons devoir rentrer maintenant. Tâche de surveiller tes arrières et d'éviter les cauquemars à l'avenir. Hildegarde, allons-y.
Je rouvris la bouche pour les retenir. Si singuliers qu'ils fussent, ces gens venaient tout de même de me sauver la vie et je n'avais pas le luxe d'espérer d'autres secours.
— La ville est-elle proche ? m'enquis-je précipitamment.
— Assurément, répondit la guerrière.
— Pouvez-vous... pouvez-vous m'y conduire, s'il vous plaît ?
Ma requête alluma une étincelle farouche dans les yeux de l'homme aux cheveux rouges. Il y eut un silence alors que la méfiance se répandait sur son visage.
— Qu'est-ce qu'on fait ? souffla-t-il à l'oreille de sa partenaire sans même se soucier de ma présence. On la ramène à l'Ordre ? Et si elle était des leurs ?
J'eus bien du mal à refermer la bouche tant ma surprise était grande. De ma vie, personne ne m'avait jamais associée à une menace quelconque.
— Écoutez, cette chose m'a fait fuir et j'ai abandonné mon sac au fond de la rivière, expliquai-je en toute honnêteté. J'ai simplement besoin d'un repère pour rentrer chez moi.
— Kreg, cette pauvre fille a l'air complètement perdue, intervint la dénommée Hildegarde après m'avoir examinée objectivement de la tête aux pieds. Et la nuit tombera d'ici peu. De quoi aurions-nous l'air en abandonnant ici une civile toute seule et trempée jusqu'aux os ?
— Je sais pas, ronchonna son partenaire, les yeux vissés dans les feuilles. Ce ne serait pas prudent.
— Peut-être, mais elle demande l'asile et elle est désarmée. Ça me suffit. Pas toi ?
Hildegarde attendit, les deux sourcils levés. L'homme, Kreg, serra les lèvres, semblant peser le pour et le contre.
— Très bien ! Très bien, prenons-la avec nous, puisque tu y tiens, céda-t-il, puis il s'arrêta près d'elle en lui serrant l'épaule. Mais c'est toi qui te chargeras du rapport, hein. Allez, en route !
Remarquant mon hésitation, Hildegarde m'adressa un sourire léger et m'invita à les suivre d'un signe de tête. Je me mis donc en marche derrière eux en me frictionnant les bras. Mes vêtements de randonnée humides étaient désormais crottés de boue, d'épines et de brins d'herbe, et mes chaussures parfaitement détrempées.
— Euh... merci beaucoup, me risquai-je à dire. Je vous jure que je ne vous apporterai pas de problème. Je m'appelle Kaly, au fait.
Rien dans leur démarche stoïque n'indiquait qu'ils m'avaient entendue. Gardant mes distances, je fixai chacune à leur tour les armes qu'ils charriaient sur eux : un bouclier massif et un marteau pour la femme, une arbalète pour l'homme ainsi qu'une épée ballottée en travers de sa poitrine. Ont-ils seulement obtenu le permis de porter cet attirail ? songeai-je. Suis-je tombée au milieu d'un jeu de rôle grandeur nature ? Mais un je-ne-sais-quoi dans leur apparence les distinguait d'êtres humains tout à fait normaux...
Ce fut la douleur qui me rappela au présent. Je palpai le devant de ma polaire déchiquetée et ma main revint humide d'un peu de sang et d'eau. J'ouvris aussitôt la fermeture éclair pour faire le bilan des dégâts et un rapide coup d'œil sous le col de mon tee-shirt suffit à me rassurer. Il n'y avait que trois plaies d'allure superficielle, assez longues en revanche pour recouvrir ma poitrine. Mieux vaudrait s'en occuper une fois en ville. Un frisson incontrôlable me saisit au souvenir de la créature et je m'interdis d'y penser pour le moment. Car si j'y pensais, cela donnerait corps à cette réalité et si c'était réel, alors...
Hildegarde et Kreg marchaient côte à côte en silence, nullement perturbés par cette embûche de taille sur leur route. Nous avions entre temps atteint un sentier creusé d'ornières. Je vins près d'eux et m'éclaircis la voix.
— Allons-nous à... comment était-ce déjà... « Cérule » ? tentai-je de me renseigner.
— Oui, répondit Hildegarde. Nous sommes paladins.
— Paladins ? Comme... des chevaliers ?
De nouveau, Kreg me retourna un regard incrédule.
— C'est bien la première fois que j'entends cette question, fit-il remarquer pensivement.
— Pour faire simple, nous sommes au service de l'Ordre, expliqua Hildegarde à sa place, laconique.
Quel genre d'ordre, je me le demandais également mais ne posai guère plus de question.
Le sentier nous achemina bientôt hors des bois. La lisière touffue s'ouvrait immédiatement sur des collines rases et verdoyantes, derrière lesquelles, à l'horizon, scintillait la bande bleue de la mer – la mer ! Mais pourquoi et comment ?
Et alors, je la vis. La tour à la flèche d'argent qui s'élançait vers le ciel, magnifique et magistrale, au faîte du plus haut relief. Un mur immaculé la ceinturait de toutes parts comme un enclos divin, derrière lequel des toits blancs et des dômes d'opale réfléchissaient la lumière du jour. Le sentier s'étirait en un long chemin de terre qui progressait entre les collines jusqu'à s'épuiser aux bouches de l'édifice.
— Cérule, la Cité d'Éclat, m'expliqua Kreg en se tournant de profil.
Je hochai la tête et nous commençâmes l'ascension sous les feux d'un soleil vespéral.
À mesure que nous avancions, je distinguais les contours imposants de la muraille, les sentinelles en vestes bleu et gris derrière les parapets, les tours de guet montées de coupoles, et les deux portes massives qui gardaient l'entrée comme la vallée de l'Olympe.
Lorsque nous parvînmes tout à fait au pied de l'enceinte, je retins mon souffle : les vantaux immenses et prestigieux étaient coulés dans un métal semblable à de l'argent, chacun niellé d'écritures surmontées d'une croix cercelée où chatoyait le soleil. Quatre gardes en faction étaient postés là, des casques à plaques d'acier enfoncés sur leur tête. Pour une raison qui m'échappait, la vue de Kreg et d'Hildegarde les transfigura et ils inclinèrent la tête avec déférence.
— Me oz falud, paladins !
— Me oz falud, répéta Kreg calmement, qui se tourna pour me désigner du menton. Cette femme est une civile que nous avons trouvée dans les bois. Elle demande temporairement l'asile. Que quelqu'un lui fasse passer les contrôles et lui apporte l'aide dont elle a besoin.
— Tout de suite, chef !
Et le groupe se mit en branle. Alors qu'autour se lançaient des ordres et que des sentinelles se détachaient diligemment de leurs postes, une main me toucha l'épaule. Je me tournai et vis Hildegarde.
— N'aie crainte, ils vont s'occuper de toi, dit-elle d'un ton amène. J'espère que tu retrouveras ton chemin. Que Dana te préserve, aujourd'hui et pour l'avenir.
— Au revoir... ! lançai-je étourdiment, mais elle et Kreg s'étaient déjà détournés et les portes avalèrent leurs hautes silhouettes.
Debout dans l'ombre de la muraille, mon impression de sûreté s'évanouit comme la brume à l'aurore et je croisai les bras sur ma poitrine pour me donner une contenance. Sans sac, argent, ni téléphone, je me sentais démunie, d'autant que les sentinelles à l'entrée conservaient sur moi un œil attentif. Mon malaise allait grandissant cependant que j'observais le décor autour de moi, la maçonnerie fine du mur, les épées passées aux hanches et cet étrange uniforme bleu et gris. Au moins n'allais-je pas passer la nuit dehors...
Les deux gardes qui m'avaient été dépêchés se révélèrent d'allure plus quelconque et cela me rassura. Le plus jeune d'entre eux – un blond coiffé d'un étrange casque à cornes de bélier et aux yeux plus bleus qu'un ciel d'hiver – se fendit d'un sourire.
— 'Jour, m'dame. On dirait que la journée a été rude, hein ? fit-il d'un air gaillard en examinant ma tenue.
— Bien rude, en effet, confirmai-je avec un rire nerveux, et il alla se placer à ma droite en marmonnant quelque chose à propos des procédures, tandis que son partenaire, plus taciturne, encadrait ma gauche.
C'est ainsi que, flanquée de mon escorte, je fis mon entrée dans Cérule.
À l'intérieur, une immense pelouse couvrait le terrain à perte de vue. Quelques charmantes maisons en toits de chaume étaient plantées au loin dans l'herbe, accessibles ci et là par des chemins de galets. Au milieu d'elles s'ouvrait une voie toute lisse et pavée de dalles étincelantes, qu'encadraient tout le long du chemin des processions d'arches fleuries. Nous nous engageâmes sur l'allée centrale d'un pas soutenu jusqu'à ce que bientôt l'herbe cédât la place à un terrain bétonné et que la ville prît forme.
Une capitale, je l'aurais moi-même deviné en la voyant. C'était une architecture pittoresque mêlant nature et urbanisme. Des carrés de verdure s'épanouissaient partout au milieu de la ville ; le lierre courait le long des façades couleur pastel et sur des treilles établies pour ombrager des bancs de marbre. Des cascades d'eau limpide ruisselaient le long des bâtiments sans jamais mouiller le sol.
Au milieu de mon escorte, je longeais, sans parvenir à fermer la bouche, l'artère centrale bordée d'habitations et de boutiques à étages, plus bruyante à mesure que nous gagnions les quartiers plus animés. Sur notre droite, un bâtiment semblable à une ruche crachait des individus en uniformes blancs ; d'un autre à gauche, construit en forme de lotus, nous parvenaient des gémissements de plaisir. C'est à peine si je me rendais compte que je suivais mes deux gardes, tiraillée entre l'émerveillement et la peur. Encore une fois, tout était... trop. Trop vert, trop lisse, trop éclatant.
Et les gens ! vêtus si étrangement ; de capes et d'amples soieries, de robes largement fendues et de cuissardes, de tuniques légères à longs pans. Tant de couleurs et tant de formes à tous les angles de rue ! Une immense personne encapuchonnée sous un manteau rouge passa à côté de nous, et je n'eus pas le temps d'apercevoir son visage que deux buffles deux fois plus hauts que la normale déboulèrent sur la chaussée en tirant un chariot rempli de lingots de métal rose.
Les venelles se multipliaient et avec elles, le monde. Des sabots piétinaient le sol, l'air vibrait des voix, des rires et des claquements de portes des échoppes. Entre deux maisons, je crus voir une corne darder sur une petite tête rousse et le trajet continua ainsi, m'assaillant de visions trop époustouflantes pour que je sache où regarder plus d'une seconde.
Nous débouchâmes à la fin sur une vaste place circulaire surplombée d'un bâtiment blanc colossal et derrière lui, plus haut – bien plus haut ! – par la tour au sommet d'argent. Assurément, je n'aurais eu d'yeux que pour elle s'il n'y avait pas eu le marché.
Effervescent, il occupait tout l'espace. Dans les minuscules allées bordées d'échoppes colorées affluait une foule d'acheteurs. Derrière leurs étals, les marchands joignaient leur voix au vacarme des criées : par là des bijoux ciselés d'or et d'argent, par ici des parchemins roulés scellés par des liens de cuir ; des éventaires voisins présentaient des flèches aux empennages extraordinaires, des fioles remplies de liquides sous une pancarte « Les Breuvages de Tsarra », et des pâtisseries encore fumantes qui alléchaient deux enfants empêtrés dans la jupe de leur mère. Des odeurs de nourriture, de sueur et d'artisanat embaumaient l'air jusqu'à nous.
Mais l'exotisme de ces marchandises n'était pas le plus stupéfiant.
Non, le plus stupéfiant tenait dans l'aberration d'un groupe de blaireaux haut perchés sur des tabourets et qui, coiffés de chapeaux de bambou, clamaient à qui voulait l'entendre l'arrivage de nouvelles amulettes.
L'image était si absurde qu'en temps normal, j'aurais éclaté de rire. Cependant, ce jour n'avait rien de normal et je me retrouvai à reculer en portant une main à ma poitrine, pantelante. Il me semblait que ma raison se démantelait.
— Il y a un problème ?
Le garde aimable aux cheveux blonds s'était arrêté derrière moi. « Un problème ? » aurais-je voulu hurler. Et puis sous un auvent, une créature à la tête reptilienne affublée d'une parure digne d'un roi se mit à vanter la qualité de ses soieries.
Ce fut la goutte de trop.
Lorsqu'une main se posa sur mon coude, je voltai avec un cri et mon regard tomba sur le garde blond, sur son casque percé de deux ouvertures pour les cornes. Les cornes n'étaient pas d'apparat ; les cornes étaient sur lui. C'était un homme à cornes de bélier.
Pourquoi fis-je ce que je fis ensuite ? Tout ce que je sais, c'est que la peur nous déshumanise. Mes mains bougèrent toutes seules et je lui allongeai une violente bourrade qui l'envoya s'étaler sur la devanture d'un marchand d'épices. La foule se fendit devant nous avec un cri unanime de consternation. Étendu dans les poudres colorées, le garde ouvrit la bouche d'un air confondu, ses grands yeux bleus écarquillés fixés sur moi, et je surpris de côté le mouvement de son compagnon qui s'emparait de l'arme à sa ceinture.
Alors je fis la seule chose qui me paraissait sensée.
Je courus.
Je me ruai à travers la place bondée sans me soucier de bousculer quelques personnes au passage et m'engouffrai dans une ruelle au hasard.
— Arrêtez-la ! tonna le deuxième garde qui s'était lancé à ma poursuite, mais je filais comme un lièvre entre les murs de pierre.
Trois femmes à la tête féline me regardèrent passer nonchalamment depuis le porche d'une petite boutique qui répandait des parfums entêtants ; j'entendis leurs rires et leurs voix fluettes quand elles lancèrent des paris. Le fracas de bottes rebondissait derrière moi contre les parois des façades, plus proche que je l'avais escompté, trop proche. Mes jambes me propulsèrent davantage sur le chemin en calade alors que je ravalais un sanglot de terreur. C'était un cauchemar, un horrible cauchemar dont je ne voyais plus le bout !
La ruelle finit par s'incurver dans un tournant au bout duquel j'aperçus une échappatoire et je pressai l'allure sans oser regarder en arrière. Si j'étais assez rapide, peut-être serais-je capable de le semer dans les carrefours innombrables de la ville. Oui, peut-être atteindrais-je les portes avant qu'il ne me repère, peut-être...
Mais je me décomposai rapidement.
Dans la bouche de lumière tant espérée, une silhouette en uniforme me faisait barrage. Je m'immobilisai en m'apprêtant à rebrousser chemin mais un regard par-dessus mon épaule m'éclaira sur la situation : à quelques mètres à peine, mon poursuivant se précipitait sur moi, talonné par le blondinet semé de poudres d'épices qui s'était ressaisi et qui le suivait en haletant. Mon pouls cessa de battre. J'étais cernée. À contrejour, la sentinelle qui me faisait face vint à ma rencontre, l'arme au poing.
— C'est fini, cria-t-il. Au nom de la Bansidhe, rends-toi !
— Laissez-moi partir, gémis-je, au supplice, je n'ai rien fait ! Je veux partir !
— Tu n'iras nulle part avant que nous ayons eu une petite discussion.
La lame de son épée scintilla dans la pénombre de la ruelle et la détresse obscurcit ma vision. J'allais mourir là au bout du compte, pitoyablement mourir de la main d'inconnus, après avoir survécu à la noyade et à un monstre. Il n'était plus qu'à trois pas lorsque le sol frémit sous nos pieds. L'enseigne en bois d'une boutique frétilla près de nous. Nous nous regardâmes dans les yeux – moi terrifiée, lui interdit –, puis une secousse surgie des profondeurs de la terre déséquilibra mon agresseur. En ni une, ni deux, je saisis l'opportunité et le poussai contre le mur avant de détaler dans l'artère centrale. Des protestations éclatèrent des gardes restés dans la ruelle qui me pourchassèrent avec un temps de retard. Mon souffle était court et je me sentais prise de vertiges, comme si j'avais accompli un effort colossal.
Alors que je remontais la large chaussée inondée par la lumière crépusculaire, le cauchemar ne me laissa aucun répit. Un son de cor lugubre retentit soudain dans toute la ville derrière moi. Il y eut des cris de panique depuis le marché et des mouvements de foule. Frappée de stupeur, j'écartai les yeux sans n'y rien comprendre et découvris alors avec horreur la porte de la muraille au loin qu'on refermait.
— Non, chuchotai-je.
— Qu'on arrête cette femme ! aboya l'un de mes poursuivants en plein air.
La sueur coulait sur tout mon visage, le sang pulsait dans mes oreilles et ma tête était lourde ; il me semblait que l'adrénaline m'avait quittée. Cherchant malgré tout une autre issue avec frénésie, je vis trop tard ce qui fondit sur moi. L'énorme silhouette au manteau rouge de tout à l'heure me saisit par les épaules et son capuchon tomba dans un même mouvement.
Un lycanthrope. Ce fut le premier mot qui me vint. Qu'aurait-il pu être d'autre avec son faciès de loup et son torse couvert de poils ?
Mon métier m'avait accoutumée à bien des choses épouvantables mais tout cela... Tout cela était trop pour moi.
Le monde tournoya, des fleurs d'encre s'épanouirent sous mes yeux et l'instant d'après, je perdis connaissance.
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