18 - L'escouade
Placée aux postes de tirs, j'armai une nouvelle fois mon arbalète. Les expéditions sur la terre d'Asraell étaient prévues d'ici quelques jours et je ne tenais pas à faire figure encombrante pour l'équipe. Seth avait décidé d'intégrer Hildegarde à la mission ainsi que Kreg, dorénavant rétabli, et un lycanthrope aguerri au physique très impressionnant que j'avais maintes fois vu en action dans l'arène. Les deux autres et derniers paladins choisis avaient été rappelés d'une mission aux confins du territoire ; leurs visages m'étaient pour l'instant inconnus.
La respiration calme, je pressai la détente. Une fois de plus, le carreau se ficha dans une cible en paille avec un flagrant manque de précision. Tandis que je me servais un nouveau projectile dans le carquois, une voix – la voix de mon capitaine – s'éleva dans mon dos :
— Tu ne te tiens pas droite, je pense que c'est dû au fait que tu as pris l'habitude de t'appuyer davantage sur ta cheville valide. Rééquilibre-toi.
Je marquai une brève hésitation avant d'écouter son conseil. Mais le tir fut couronné du même échec.
— Je peux ? demanda-t-il.
— « Peux » quoi ?
Je manquai de sursauter quand ses mains firent pression sur mes hanches. C'était un contact parfaitement chaste et méthodique. Elles ne s'y attardèrent pas et remontèrent le long de ma taille pour se poser sur mes épaules, qu'elles replacèrent à leur tour. Pour finir, Seth aligna mes coudes afin de gommer toute inclinaison. Je n'osai pas lui jeter un regard, la figure rougie par la surprise, et c'est au prix d'un grand effort que je parvins à me concentrer sur la cible.
Grâce au ciel, le tir était correct.
— C'est mieux, jugea mon capitaine. Viens voir, j'ai quelque chose pour toi.
Intriguée, je me tournai vers lui. Seth dégaina alors un sabre dont il tenait le fourreau à la main, et fit miroiter sa lame à la lumière des rayons du jour.
— Il est temps que tu disposes de ton arme personnelle. Je l'ai fait forger à l'image des modèles que tu utilises habituellement, annonça-t-il sous mes yeux incrédules.
Il posa avec dextérité le plat de la lame dans sa main et me tendit l'arme à l'horizontale. Je la contemplai tout du long, bouche bée, avant d'empoigner le pommeau. La prise de qualité gainée de cuir s'adaptait à ma main et le parfait équilibre conférait au sabre une grande maniabilité. J'épiai mon capitaine en retour en me demandant s'il m'avait souvent observée sous les ordres de Kreg.
— Merci beaucoup, lui dis-je, et un sourire furtif dérida ses lèvres. Vraiment.
— Tu es prête à l'essayer ? demanda-t-il.
Comme il ne me quittait pas du regard, je le dévisageai en retour.
— Avec vous ?
— À partir d'aujourd'hui, c'est moi qui te formerai.
Je réprimai difficilement l'embarras que me causait cette nouvelle, mais rangeai mon arbalète avant de le retrouver au milieu du terrain. Il avait noué ses cheveux en chignon dont quelques mèches liliales balayaient sa cuirasse sombre d'entraînement, et traçait nonchalamment des motifs dans le sable avec la pointe d'une lame émoussée. En voyant ce corps sec taillé par des années de combat, je me sentis perdre mon aplomb, autant à l'idée de me mesurer à lui qu'à celle des dangers qui nous attendraient à l'extérieur...
— Qu'est-ce qu'il y a ? m'interrogea-t-il quand j'arrivai.
— J'appréhende un peu les rencontres que nous pourrons faire, admis-je en tordant nerveusement un pied dans le sable. J'ai croisé quelques créatures depuis que je suis là mais ce ne sont pas les pires, n'est-ce pas ?
— Non. Bien qu'une goule soit une des espèces les plus détestables, convint-il avec un imperceptible froncement de bouche.
Le Bras de Fal, songeai-je. Combien de monstres un tel héros avait-il pu terrasser au cours de sa vie ? Je me demandais s'il lui arrivait d'éprouver de la peur, si des cauchemars visitaient ses songes ou s'il affrontait chaque épreuve avec la placidité d'un guerrier qui ne craint ni la douleur, ni la mort. Il pencha la tête et plongea son regard dans le mien.
— Tu étais là lorsque Malve a posé ses conditions, dit-il d'un ton qui se voulait rassurant. Aucun des membres de cette escouade n'a à rougir de son statut. Avec un peu de chance – et c'est ce que j'espère –, tu n'auras jamais à dégainer ton arme. Mais nous ne savons pas où nous allons mettre les pieds et, dans le cas où quelque chose tourne mal, il est vital que tu saches te défendre.
J'acquiesçai et me mis en garde avec conviction. Je compris rapidement ce que signifiait un apprentissage avec le capitaine. En plus de sa technique parfaite, il dansait avec sa lame comme si elle était un prolongement de son corps et anticipait mes assauts avec une rapidité époustouflante. S'il ne perdait aucunement patience malgré ma médiocrité, il ne laissait rien passer, jamais, à tel point que je me sentis découragée quand il mit un terme à notre affrontement.
— Wow, tu en as de la chance de te faire entraîner par Vive-Lame ! s'enthousiasma Vixe en me voyant me traîner vers mes affaires. Bon, c'est sûr qu'il ne te fait pas briller pour le moment...
— Je crois que je préférais Kreg, grimaçai-je en tenant mes bras en feu.
— Quelle ingrate ! me moqua Hildegarde qui prenait une pause en compagnie du lutin. Tu n'as pas idée des progrès que tu vas faire.
Je m'étalai dans le sable auprès d'eux, mon nouveau sabre sur les genoux, et nous observâmes en silence la rage des duels de tous niveaux.
— Dis donc, Vixe, lançai-je, tu ne vas pas te sentir trop seul sans nous ?
— Eh bien, la perspective de ne plus voir la tête enragée de Kreg me comble de bonheur. Et puis, tu sais ce qu'on dit à propos des amis : qu'ils vont et qu'ils viennent...
Je lui envoyai un coup dans l'épaule.
— Mais j'admets que l'arène me paraîtra un peu vide, finit-il par reconnaître avec un sourire altéré. Comptez sur moi pour vous rendre visite tous les soirs où vous reviendrez et pendant vos jours de répit !
La Bansidhe avait décidé en effet de nous faire rentrer chaque fois que possible au Quartier Général tout le temps que dureraient nos expéditions sur le territoire d'Asraell. Elle n'aimait pas nous savoir dehors avec la menace des Faucons, et j'avais encore à profiter de l'apprentissage d'Edda et Gunvor.
— Allez, finie la pause ! annonça Hildegarde en se levant.
— Où tu vas, Hilda ?
— Chez le vieux cochon, récupérer mon armure renforcée. S'il y a des retouches à faire, c'est maintenant.
— Ne crois pas te débarrasser de nous aussi facilement ! On vient avec toi, affirma le lutin, aussi envahissant qu'à son habitude.
La guerrière nous contempla de toute sa hauteur.
— Comme vous voulez, dit-elle, impassible.
— Pas moi, je suis attendue ailleurs, objectai-je après m'être époussetée.
— Alors on se retrouve seuls tous les deux ? commenta Vixe d'un ton aguicheur.
— Ne prends surtout pas cet air avec moi, minus !
Vixe joua de ses sourcils pour le plaisir de la provocation et ils s'éloignèrent en se querellant. Le sourire aux lèvres, je fis un détour pour déposer mon sabre dans ma chambre avant de rejoindre les jardins où les deux sorcières se trouvaient déjà, papotant joyeusement autour d'une corbeille de fruits.
— Tiens, Kaly ! s'exclama Edda, tout sourire. Sers-toi, nous venons de les acheter.
Je piochai un gros fruit bleu inconnu aux senteurs d'anis. Gunvor agitait gracieusement un éventail, soulevant ses boucles par intermittences, tandis qu'Edda, protégée par une grande capeline, s'était teinté les lèvres d'une couleur abricot qui ravivait son teint de fraîcheur.
— Bien, démarra Gunvor. As-tu révisé le langage ancestral ?
— Oui. Encore...
— Je ne te le répéterai jamais assez mais il est indispensable que tu comprennes le sort que tu prononces.
J'opinai de la tête. Dès le premier jour, mes professeures m'avaient fourni un énorme dictionnaire ainsi qu'une multitude de traités autour de la langue ancestrale. Étrangement, ma progression dans ce domaine était spectaculaire ; connaissant à présent la signification des mots les plus courants du grimoire, j'étais capable de traduire approximativement certaines phrases.
— Essaie de faire léviter un objet. Celui de ton choix. Puis lance-le là où il ne pourra blesser personne.
— Nüh Veël, articulai-je en concentrant l'Anima sous une pierre du jardin.
Elle flotta timidement avant de se projeter quelques mètres plus loin. Gunvor me félicita platement, ferma son éventail d'un coup sec... et me le lança au visage. Mon sort de protection vint si tardivement que le papier de la monture s'arrêta juste sous mon nez.
— Bon sang, Gunvor ! m'offusquai-je.
— Désolée, j'ai eu envie de mettre tes réflexes à l'épreuve.
Elle récupéra son éventail, qu'elle déploya devant sa bouche pour dissimuler son sourire. Edda riait si fort qu'elle se tenait les côtes. Comme les sorcières me l'avaient annoncé le premier jour, les sorts universels étaient peu portés sur la magie d'attaque ; la plupart trouvaient leur utilité au quotidien, comme ouvrir et fermer des portes, les claquer dans une bourrasque, mettre la main sur un document parmi une kyrielle d'autres... Au mieux certains, et notamment des formes bénignes d'hypnose, permettaient d'exercer une domination mentale sur les êtres vivants. Les véritables sorts d'attaque et d'envoûtement étaient pratiqués par les Sang-Premiers, consignés dans le grimoire de ma lignée qu'Edda et Gunvor ne possédaient malheureusement pas.
— Alors, as-tu avancé dans la confection des sorts ancestraux ? demanda Edda, qui séchait une larme sur sa joue tavelée de taches de rousseur.
— Pas vraiment. D'un côté parce que les idées me manquent, et aussi parce que la construction de la syntaxe est plus compliquée qu'elle en a l'air.
— Oh, pour les idées par exemple tu peux créer des crevasses dans le sol, faire éclore des fleurs empoisonnées ou des fleurs carnivores, recouvrir un bâtiment de moisissure, de plantes envahissantes...
— Est-ce vraiment toi, Edda ? laissa échapper Gunvor, consternée.
— Le pouvoir de la Terre me fascine, ma chérie, je ne manquerais pas d'inspiration à sa place, lança-t-elle en riant. D'ailleurs, ton familier est un serrelierre, Gun', tu pourrais lui suggérer quelques idées.
— Ton... familier ? répétai-je en suspendant mon crayon.
À l'entente de ma question, les yeux des deux sorcières s'agrandirent. Gunvor arrondit la bouche et attrapa la main d'Edda avec ferveur.
— Comment avons-nous pu oublier de lui en parler ?! s'écrièrent-elles en chœur.
Les deux femmes se tournèrent vers moi comme un seul corps ; des étoiles brillaient dans leur regard. Gunvor lissa soigneusement sa jupe étalée autour d'elle et s'éclaircit la voix comme si elle s'apprêtait à délivrer une grande leçon.
— Nous, les sorciers, avons la chance d'être intimement liés à des êtres vivants, que l'on nomme familiers. Ce sont des créatures qui accompagnent chacun d'entre nous, au moins une partie de notre vie. On dit qu'un familier et son sorcier se rencontrent quand ils ont le plus besoin l'un de l'autre. Certains passent toute leur vie ensemble, et d'autres font seulement une partie du chemin avec nous. Edda, par exemple, continua-t-elle en regardant l'intéressée, a connu le sien très tôt dans l'enfance et l'a perdu après notre échange de vœux... Moi, j'ai rencontré Runeuil à l'âge de vingt-et-un ans.
— C'est un lien qui n'existe que chez les sorciers ? m'étonnai-je. Nous ne sommes pas les seuls à porter le Don...
Cette histoire, me raconta Edda, remontait au temps de l'Ère Créatrice, lorsque la magie avait été découverte. On raconte que les premiers sorciers, après avoir transmis leur savoir au sein de leurs clans, avaient murmuré à l'oreille des animaux afin qu'ils portent cette nouvelle à travers le monde. C'était sur cet acte de générosité que les lignées ancestrales avaient obtenu la bénédiction de la Source et que les Sang-Premiers avaient acquis leur statut. Et les sorciers des clans, qui les avaient aidés à répandre leur message, avaient eu droit à un cadeau à leur tour : un compagnon animal, attribué à chaque vie, qui leur serait fidèle envers et contre tout.
Je leur demandai donc à quoi ressemblait un familier.
— Ça dépend, répondit Edda. En fait, les familiers sont des créatures comme leurs pairs. Ils peuvent être n'importe quel animal parmi la faune. Ce sont des individus qui naissent parmi les leurs mais qui n'y trouvent pas leur place. Ils sont dotés d'une grande intelligence et d'une incroyable sensibilité par rapport aux autres de leur espèce, et surtout, d'une loyauté sans fin envers leur sorcier. Je serais étonnée que tu n'en aies jamais vu, réfléchit-elle. Il n'y a pas beaucoup de sorciers à Cérule, mais tout de même... Une capitale ne saurait s'en dispenser. Les familiers sont encore très utiles pour tout ce qui touche à l'espionnage et à la communication, même au sein de l'Ordre qui cherche à nous remplacer.
Gunvor sourit.
— Runeuil adore travailler dans les vergers, me raconta-t-elle d'un air rêveur. Cela lui apporte des interactions sociales. Et puis, elle traque les nuisibles, ce qui rend service à tout le monde et la nourrit bien plus que nécessaire.
Edda acquiesça, le visage brillant d'émotion.
— Tu rencontreras ton familier un jour, dit-elle. Et peut-être vous sauverez-vous la vie mutuellement.
Je lui souris en retour. Ce que je pris soin de taire, c'est que je ne pensais pas rester assez longtemps pour rencontrer ce familier, s'il existait bel et bien...
Un couple d'oiseaux à la queue blanche s'envola au-dessus de nous. La journée était propice à la flânerie, chaude et insouciante. Nous tendîmes un instant l'oreille pour écouter les notes juvéniles chantées par la flûte d'une enfant à l'attention des soldats du guet.
— J'ai une question, dis-je, avant de faire une pause pour réfléchir à sa tournure. Lorsque j'étais en prison, on m'a demandé plusieurs fois si je connaissais un pratiquant de magie noire. Il paraît que les Faucons trempent dans ce genre d'affaire, mais j'ignore de quoi il est question...
J'entrepris de leur décrire ma rencontre avec le crocotta et le chien noir que nous avions trouvé dans la clairière, tous deux marqués d'un sceau. Mes professeures abandonnèrent leur mine insouciante pour afficher une expression bien plus grave.
— Les créatures que tu as vues ont été marquées par un rituel de possession, oui, confirma Gunvor, les sourcils froncés. Il s'agit d'un dérivé d'un rituel sorcier, normalement utilisé entre un sorcier et son familier. Le chien noir n'était pas décomposé tout simplement car la nature rejette la magie noire. Tu as dû le sentir, il en émane quelque chose de mauvais. En vérité, la magie noire n'exploite pas d'anima de ton corps mais celui d'un autre.
— Ou d'une plus grande source d'énergie.
— Exact, ma douce Edda. Le but est de dépenser le moins d'énergie personnelle possible. C'est la loi du moindre effort pour obtenir le maximum en retour. La magie noire est une magie dangereuse qui conduit à la mégalomanie. Mais Dana est juste, tout comme l'est sa création : à terme, elle corrompt le cœur comme le corps de ses pratiquants.
Je baissai les yeux vers mes mains, soucieuse.
— Ne t'en fais pas, me rassura Edda, ce n'est pas une magie spontanée. Par exemple, lorsque tu utilises tes pouvoirs ancestraux, tu ne tires pas ton anima de la flore alentour mais de toi-même et de l'anima libre environnant. Pourquoi ?
— La flore est vivante, je ne peux pas prendre son énergie.
— Correction : tu pourrais, mais tu ne le veux pas. Tu ne souhaites pas lui faire de mal. Eh bien, il n'y a pas de magie noire sans prise de conscience, conclut-elle. C'est tout ce qu'il y a à savoir.
Je regardai pensivement au-dessus de moi un banc de nuages qui obombrait la muraille.
— Tartoth était-elle adepte de magie noire ? m'enquis-je.
— Nous ne saurions te répondre, avoua Gunvor en échangeant un regard avec sa compagne. Les rumeurs disent que oui mais la sagesse manque à certains, et je pense qu'on l'a beaucoup calomniée simplement parce qu'elle appartenait au groupe ennemi. Je ne la défends pas, loin de là. Tartoth a commis l'impardonnable mais, selon moi, elle était assez puissante à elle seule sans avoir besoin de recourir à la magie noire.
— Et je crois, de toute façon, qu'elle avait l'âme bien trop fière pour cela, ajouta Edda dans un pâle sourire.
~ * * * ~
Nous avions pris le chemin des bois d'Asraell à l'aube. L'escouade était désormais au complet et se constituait au final de huit membres, parmi lesquels comptait le maître espion de la Bansidhe.
— Où est-ce qu'on se dirige ? me demanda Reska, une fois que nous fûmes suffisamment enfoncés.
— Pas ici, en tout cas. Les vibrations les plus proches sont à l'est.
Sans hésiter, je donnai la direction à suivre. Il fallait reconnaître que Malve avait eu raison : à présent que j'acceptais mon pouvoir, tous mes sens convergeaient vers la puissance émanant de la pierre. Son anima résonnait dans chaque parcelle de la forêt.
— Que la Source me damne ! lança Kreg à côté de moi. Dire que j'avais sous ma coupe un bleu qui se révélait être une sorcière ancestrale. À bien y réfléchir, j'aurais peut-être fait une ou deux choses différemment...
— Tu m'aurais mieux traitée sans doute ?
— Ahah ! Le jour où tu voudras me faire payer tes misères, je ne donnerai pas cher de ma peau !
— Tu es un faldar, soulevai-je après avoir contemplé son armure de cuir et de métal et sa claymore sanglée au dos, dont le manche jetait une croix d'ombre sur le sol. Je t'ai vu à l'œuvre, je ne pense pas faire le poids.
Tandis qu'Hildegarde, près de nous, riait sous cape, Kreg recouvrit son sérieux.
— Oh, si tu le ferais. Même avec le pouvoir de la Terre, je te le garantis.
— Eh bien, profite du temps que tu as avant de prendre ta raclée, j'ai une vingtaine d'années de retard, dis-je en haussant les épaules. Qu'est-ce qui te différencie d'un Sang-premier au Don du feu, d'ailleurs ?
— La lignée des faldars est unique, née il y a plusieurs siècles d'un sorcier universel dont la jalousie pour les Sang-Premiers l'a conduit à tuer un dragon de Feu et à absorber son anima, m'apprit Kreg. Mes pouvoirs sont donc plus puissants que ceux des simples sorciers mais bien plus restreints qu'une bénédiction de la Source.
— Une seule lignée ? Il n'y a donc pas beaucoup de faldars ?
— Non. Mais c'est un pouvoir dominant, il ne saurait s'éteindre. Tant qu'on se reproduira, en tout cas.
Je m'abîmai dans la réflexion. Sans doute que cette filiation répondait aux mêmes lois que la génomique.
— Vous savez ce qui est arrivé aux autres Sang-Premiers ? demandai-je alors.
Kreg et Hildegarde échangèrent un regard. Toute trace de joie avait fané dans leurs yeux.
— Les pouvoirs ancestraux étaient vénérés auparavant, répondit la vulkane. Les Sang-Premiers ont été les premiers à découvrir la magie et, pour l'avoir partagée dans le Sidh, la Source leur a fait don de pouvoirs exceptionnels. Mais à mesure que les autres peuples apprenaient à maîtriser l'anima, ils ont fini par craindre leurs bienfaiteurs. Aucun pouvoir ne pouvait rivaliser contre des ascendances ancestrales.
« On ne sait pas trop ce qui est arrivé à certains. Les lignées se sont éteintes progressivement. Ce que je sais en revanche, c'est qu'il y a eu quelques assassinats. De sales histoires. Des enfants sont morts au berceau.
Mon sang se glaça dans mes veines.
— Au berceau ? m'horrifiai-je.
Kreg écarta les mains d'un air navré.
— La particularité du pouvoir ancestral, c'est qu'il se transmet la plupart du temps uniquement au premier-né d'une fratrie. Exceptionnellement au deuxième. Et un troisième, ça ne s'est jamais vu. Alors, élimine l'enfant et la lignée s'éteint, expliqua-t-il sombrement. J'ai toujours pensé que vous constituez un peuple à part, puissant, et pourtant... fragile au fond. Falias ne vous a pas seulement bénis en vous offrant ces pouvoirs.
Un ange passa. J'avais soudain la gorge atrocement sèche et je me rendis compte que les discussions autour de nous avaient cessé.
— En tout cas, c'est une chance que tu aies hérité du Don de la terre, fit remarquer Hildegarde. Si tu possédais le feu ou l'eau, nous ne pourrions pas être ici.
J'acquiesçai en silence, regardant d'un œil vague la Main Noire et le Bras de Fal qui nous précédaient de quelques pas. Cette quête me rendait soucieuse en vérité ; certes, nous avions à présent un moyen de retrouver et de réunir le Cristal, mais combien de mois – ou pire, d'années – cela prendrait-il ? Malve estimait que Tartoth avait dispersé à l'origine, par les vents, un peu plus de deux cents fragments sur ses terres. Dans les plans de la Bansidhe, nous devions d'abord parcourir toute la forêt d'Asraell avant de gagner les autres territoires, plus vastes. Or, le temps était précieux, le temps s'écoulait et fuyait sans répit. Quel âge aurais-je le jour où je serais délivrée de ce marché ?
Nous traversâmes des cours d'eau, une verdure de multiples formes et couleurs tandis que des animaux improbables se reposaient ou continuaient à fureter par endroits, nullement dérangés par notre apparition. Frôlant des plants de temps à autres, certaines pousses s'agrandissaient à mon contact, certaines fleurissaient, retrouvant parfois leur fraîcheur d'antan.
— Rassure-moi, c'est toi qui as fait ça ? demanda Émïoka à l'entente du craquement sec d'une branche.
Ses oreilles de chat se dressèrent sur son crâne. Émïoka était le plus petit paladin qu'il m'avait été donné de voir. Le plus petit mais pas le moins dangereux, m'avait prévenue Vixe en la découvrant. C'était une de ces humanoïdes que l'on nomme cait sidhes en raison de leurs attributs félins. La peau mate, d'environ ma taille, elle avait les cheveux bruns effilés à hauteur d'épaule. Elle portait un attirail de velours et de cuir qui épousait son étroite musculature. Puisque j'acquiesçai avec un sourire poli, la guerrière hocha la tête, épiant les alentours de ses yeux vert-de-gris infaillibles.
La route ne fut guère longue. Je m'arrêtai bientôt devant un immense arbre – un roborel doré parmi tous ceux qui foisonnaient dans la région. Ils ne m'étaient pas inconnus car leur sève épaisse était un ingrédient très apprécié en guérison.
— Il y a un fragment, il doit être coincé là-haut, annonçai-je.
— C'est un roborel comme les autres, constata Hildegarde, bras croisés.
— Bon, une compétition, maître Vanor ? le défia Émïoka en faisant craquer ses doigts. Ou la vie à lézarder au palais aurait-elle fini par rouiller tes nobles articulations ?
Reska toisa d'abord celle-ci de travers. J'aurais juré qu'il allait sévèrement la rabrouer, au lieu de quoi il bondit souplement sur une ramure.
— Toujours aussi grande gueule, ma belle Émïoka. Va pour ! Mais une compétition sans enjeu manque cruellement de charme. Si je gagne, tu devras reconsidérer ma proposition.
Émïoka se lécha une lèvre avec un air provocateur avant de se lancer à sa suite.
— De quelle proposition on parle ? demandai-je à tout hasard.
— Ça fait des années que Reska tente de recruter Émi' dans ses calomnieurs, me répondit Arion, un satyre, aux pupilles rectangulaires et aux cornes de bouc. Selon lui, elle a plus les compétences d'un espion que d'un paladin. Elle ne veut rien entendre.
Pendant que nos deux grimpeurs se concurrençaient comme des gamins, j'en profitai pour communiquer avec le végétal ; il me transmit sa déception à l'idée qu'on lui retire un joyau qui le nourrissait depuis plusieurs années déjà. Instinctivement je tendis mon pouvoir vers lui et l'en enveloppai avec chaleur.
Seth vint me voir tandis que le reste de l'escouade prenait une pause dans la pelouse forestière.
— Est-ce que les arbres te parlent ?
— Pas vraiment, répondis-je sereinement. La parole serait un concept trop restreint pour le décrire. La flore est... disons, un immense réseau connecté et, lorsque je me lie à un seul de ses êtres, il m'est possible de sentir tous les autres.
— Vraiment ? J'ai du mal à l'imaginer.
— Je n'aurais pas pu avant de le vivre par moi-même.
Il posa sa main de guerrier sur le tronc du roborel comme pour jauger la vie qui l'habitait. Ce geste émut sincèrement mon cœur de sorcière.
— Vous savez, dis-je après une pause, je ne pensais pas que Malve vous demanderait de participer à cette mission. J'ai vu la surprise sur votre visage quand elle l'a annoncé. Je suis navrée de vous avoir embarqué dans cette histoire.
— Pourquoi en es-tu navrée ? Tu n'as pas plus demandé que moi à être ici.
— Non. Mais ça fait un moment que je n'ai plus de contrôle sur ma propre vie, laissai-je tomber d'une voix morose.
Seth se détourna de sa contemplation pour me regarder attentivement, et mon cœur eut comme un raté sous le poids de ses ambres raffinées.
— Kaly, j'ai besoin de savoir...
Il contracta sa mâchoire anguleuse, le temps de chercher ses mots.
— Cette ordure qui avait levé la main sur toi en prison, est-ce qu'il... est-ce qu'il ne t'a vraiment rien fait d'autre ? Tu n'es pas obligée de me le dire, ajouta-t-il devant ma mine défaite, mais s'il a abusé de toi d'une quelconque manière, j'agirai en conséquence.
Ce souvenir faisait toujours autant battre mon cœur avec affolement. J'avalai ma salive et détournai le visage.
— Ne vous inquiétez pas. Il a voulu mais je ne l'ai pas laissé faire...
Seth se figea mais très vite, notre attention fut accaparée par la cait sidhe qui retomba lestement devant nous sur ses deux pieds, bientôt rejointe par le maître assassin.
— À escalader des gouttières, ricana-t-elle, tu ne sais même plus grimper sur un pauvre arbre, Reska !
— Peut-être que je t'ai laissée gagner pour le plaisir de voir ma petite chatte à l'œuvre.
— Ah oui ? Peut-être, après tout. En attendant, il semblerait que je n'ai toujours aucune proposition à reconsidérer, dit-elle d'un ton narquois. On passe au suivant ?
— Attendez. Vous devriez venir voir ça...
La voix, troublée, était celle d'Hildegarde. La vulkane nous attendait sous une haie de hautes plantes violettes, dont les corolles courbées la regardaient tristement. Elle avait rangé son marteau mais les courroies de son bouclier étaient toujours passées à son bras.
Derrière le passage, comme un portail vers une autre galaxie, la forêt devenait un peuplement de bambous. Les feuillages vertigineux occultaient la lumière naturelle. Hildegarde nous mena à travers les pieds de chaume jusqu'à un espace désert et sinistre, uniquement survolé par des volatiles aux yeux sanglants. Plusieurs formes charbonneuses criblées de flèches gisaient au sol : un seul regard me permit de comprendre qu'il s'agissait de chiens noirs. Il flottait une odeur encore peu prononcée de putréfaction, laquelle pourtant ne provenait pas des créatures dont la chair était toujours intacte, mais émanait d'un bras déchiqueté tombé près de la gueule de l'une d'entre elles. Un sang noirâtre, goudronneux, entachait la scène. À vue d'œil, l'attaque avait dû se dérouler il y a plusieurs jours.
Je pressentis avant même que l'équipe n'eût retourné les corps ce qui était apposé sur la peau des bêtes. Gunvor me l'avait dit : la magie noire était mauvaise et la nature la rejetait.
— Vous croyez que c'est un des nôtres ? demanda Kreg.
— Peu probable, répondit platement Seth, agenouillé près des créatures. Aucun de nos archers n'est porté disparu.
Cette couleur, remarquai-je de là où j'étais, ressemblait à...
— Des plumes de harpie, dis-je à voix haute.
Les sourcils de mon capitaine se levèrent, interrogateurs. Reska me lorgna étrangement.
— Pour sûr, dit Arion en se penchant pour en ramasser une, ces flèches ne sont pas de celles qu'on livre à l'Ordre.
— Notre sorcière a l'œil, jeta Reska. Ces flèches puent autant le piaf qu'un satyre sent le bouc.
— Tant mieux si c'en est un. Je ne vais pas pleurer sur un de ces salopards en moins, fit Émïoka en crachant sur la main ouverte.
— Ce chien noir était envoyé contre eux, réfléchis-je. Mais je ne comprends pas pourquoi il y a leur sceau dessus...
— Qu'est-ce que c'est que cette déduction ? grogna le lycanthrope, Crool.
Je tournai la tête vers lui.
— Soit ce ne sont pas leurs flèches, soit ce n'est pas leur sceau. Ça ne peut pas être les deux à la fois, il y a du sang partout...
— Avec tout le respect que je te dois, tu viens à peine d'arriver dans ce monde. Entre nous, tu n'es pas la mieux placée pour tirer ce genre de conclusion.
Vexée, je m'apprêtais à hausser la voix mais Seth intervint avant le début d'une querelle :
— Ce n'est pas le moment pour ça. Kaly, me demanda-t-il, tu as une idée d'où aller ensuite ?
Fusillant le loup du regard, je ravalai mon humeur et m'isolai pour ouvrir mes sens.
— Dans cette direction, marmonnai-je.
L'escouade reprit l'expédition comme si rien ne s'était passé. Renfrognée, je marchais dans mon coin quand la voix de mon capitaine me rattrapa :
— Ne le prends pas personnellement dit-il, tout en calant ses pas sur les miens. Crool a des manières un peu brutales mais il a bon fond.
— Peut-être mais je n'aime pas être considérée comme une écervelée.
— As-tu pensé que tout ça puisse être une mise en scène de la part des Piafs pour nous induire en erreur ? argumenta Reska à son côté. Ou pour troubler des esprits malléables comme le tien ?
— Comme j'étais une actrice envoyée sous apparence humaine au risque de me faire jeter en prison et torturer ? ne pus-je retenir une moquerie acerbe.
Reska me toisa d'un œil glacial.
— Surveille cette langue bien pendue. La protection de Malve ne te donne pas tous les droits.
— Fiche-lui la paix, Main Noire, le coupa Seth avec un air sombre. En matière de langue pendue, tu n'as pas ton mot à dire. Et tu sais aussi bien que moi que nous avons lamentablement failli à nos rôles en gardant séquestrée une innocente dans nos cachots.
Les deux hommes se confrontèrent du regard dans une atmosphère électrique et Reska finit par siffler entre ses dents en allant rejoindre les autres. Je savais que j'avais eu tort de lui parler de cette manière. Heureusement que Seth avait toujours à cœur de prendre mon parti.
— J'imagine que les Faucons ont dû vous donner des raisons d'être aussi méfiants, dis-je une fois seule avec lui.
— Reska a raison sur un point : la ruse n'a aucun secret pour eux, expliqua-t-il dans un soupir. Leurs agents envoyés parmi nous mentent comme ils respirent. Ils saisissent la moindre occasion pour piétiner la réputation de l'Ordre. Et la corruption s'étend à divers échelons. Regarde ce qui s'est passé à Sintu. Quelqu'un savait. Et je mettrais ma main à couper que ce quelqu'un vient de l'Ordre...
Sa voix s'était terminée sur une note soucieuse, témoin de son ennui de léguer les problèmes pendant que ses ordres l'en tenaient loin.
— Je comprends, dis-je après une réflexion. C'est juste que je me suis demandé parfois si... s'il n'était pas possible qu'il y ait peut-être un autre ennemi.
Il me fixa sans une parole et nous nous replongeâmes tous les deux dans un silence méditatif.
~ * * * ~
Ainsi alla la traversée des terres d'Asraell. Si au début les journées avaient été productives, les cristaux se faisaient maintenant plus rares et nous marchions plus longtemps pour une moindre collecte. Je m'étais souvent demandé pourquoi nous effectuions tout ce trajet à pied, et non aidés de montures ; il m'avait été répondu que nous prenions trop de risques pour nous faire accompagner d'animaux. Le souvenir de notre expédition de chasse m'était revenu avec cette considération qui accompagnait la mort, et je m'étais sentie frappée d'un grand respect pour ce peuple aux mœurs si évoluées.
Aussi, je m'estimais heureuse d'avoir toujours été une grande marcheuse, une qualité que je devais en grande partie à mes parents et aux randonnées pédestres de mon adolescence.
Installés près d'un étang, nous déjeunions. Au matin, nous avions mis sens dessus dessous un terrier de lapins à cornes qui avaient eu le malheur de fonder leur foyer autour d'un fragment de Cristal. Je révisais tranquillement dans mon carnet dédié à la magie sous le regard de quelques libellules souriantes perchées sur des nénuphars.
— Nous n'avons pas rencontré de grands problèmes jusqu'ici, observa Émïoka en étendant ses jambes dans l'herbe. À part dépouiller un nid de griffons, ce n'est pas la folle aventure que j'imaginais pour mon retour...
— Après l'année qu'on a passée à traquer les braconniers à la solde d'Œil-de-Verre, Émi', je ne dis pas non à un peu de repos, lança Arion.
— Profitez-en tant que c'est encore possible, dit Seth, je ne pense pas que l'accalmie perdurera bien longtemps. Les Faucons ont voulu s'emparer de nos cristaux sur Sintu. Ils en possèdent sûrement déjà quelques-uns.
— La belle galère ! râla Kreg qui, les mains sous la nuque, regardait passer les nuages.
— On réglera le problème le temps venu. Concentrons-nous déjà ce qui est à notre portée. La question toutefois... est de savoir si l'ennemi a eu vent de l'existence de Kaly.
Je levai les yeux de mon carnet de sorcellerie. Assis négligemment au bord d'un rocher, Seth fumait une cigarette d'ataraxie. Il dut sentir le poids de mon regard car il tourna la tête pour me faire face, en réponse à quoi, prise de court, je me hâtai d'en revenir à mon activité.
— Maintenant que j'y pense, il y a peut-être là une chance à saisir, réfléchit Crool en lissant pensivement les poils au dos de sa main. Passer par l'intermédiaire du Cristal de Fal serait un bon moyen de les débusquer. On pourrait mettre au point une stratégie.
— Tu oublies que les Piafs ont souvent une longueur d'avance, le loup, intervint Reska. À mon avis, leurs cristaux sont déjà à l'abri dans je ne sais quelle invention à base d'Igelune.
— Vous n'avez pas une idée d'où pourrait se trouver leur camp ? demandai-je.
Seth secoua négativement la tête. Il souffla sa fumée et regarda les feuilles roulées entre ses doigts.
— Nous savons qu'ils ont établi des repaires au moins sur quatre territoires : Asraell, le Nord, l'Est et l'Ouest. C'est ce que suggère l'historique de leurs actions en tout cas. Mais nous avons arpenté toutes les terres habitables sans les trouver.
— Ce qui veut dire qu'il y a de la magie à l'œuvre, ajouta Kreg, les traits durcis, en esquissant un signe de conjuration. Bonne ou mauvaise.
— Tous les jours je me demande quand prendra fin ce conflit de malheur, murmura Hildegarde. Je ne comprendrai jamais comment une telle folie peut motiver un peuple si longtemps...
Tout le monde acquiesça. De mon côté, je préférais me taire parce que les Faucons Obscurs avaient à mon sens des motifs tout à fait valables de renverser le pouvoir. Malve régnait selon les dires depuis plus d'un siècle à elle seule, et les Bansidhes avaient toujours accédé au statut de souveraines sur le fondement du droit divin. Ce système me paraissait complètement désuet.
— Quel genre de dirigeante est la dame Malve ? leur demandai-je alors.
Toute l'attention convergea vers moi et, face au silence pesant qui en suivit, je justifiai mon interrogation :
— Je ne la connais pas, contrairement à vous. Et... elle a voulu se débarrasser de moi la première fois que nous nous sommes rencontrées...
J'eus comme l'impression que l'insensible Reska allait commenter cette décision mais mon propre capitaine le défia d'un regard cinglant de le faire. À la place, Hildegarde me répondit :
— La Bansidhe a vécu dans une ère de trahison. Sa générosité a conduit plusieurs fois à faire entrer dans nos murs des étrangers qui ont mis en danger les habitants de Cérule, comme ailleurs. Durcir les règles est devenu nécessaire pour protéger son peuple. Car c'est ce qu'elle fait : elle protège. Elle écoute les souffrances et les revendications, et elle fait de son mieux pour y répondre.
« Malgré les séquelles de la Grande Rupture, la plupart des civils ont des conditions de vie satisfaisantes. Bánh Malve a mis l'Ordre à leur service pour que tous puissent bénéficier d'aide quand ils en ont besoin.
— Le cœur de notre dame est noble, enchérit Émïoka avec un sourire rêveur. Elle signerait pour la paix si elle en avait le pouvoir.
Je hochai la tête, me promettant d'y réfléchir.
Il fut bientôt temps de nous remettre en route. Je marchai seule, les yeux tournés vers mes pensées, emportée par la source d'énergie dont chaque pas nous rapprochait. Je me rendais bien compte que mes pouvoirs prenaient de l'ampleur : la magie fourmillait sans cesse dans mes mains, me pressant de me fondre dans le vaste champ d'Anima environnant.
Nous laissâmes les bois derrière nous. La sente se divisa en un chemin qui sinuait dans une vallée encaissée entre des collines rases. Quelques ruminants sauvages broutaient l'herbe verte. Dans l'horizon se découpaient les contours d'une ville de taille moyenne.
Le soleil était si haut que je dus bientôt retrousser mes manches. Nous gravîmes un coteau et entrâmes sur une plaine semée de noyers, au centre de laquelle s'épanouissait un splendide massif de fleurs.
— Quel est le problème ? demanda Crool, me voyant arrêtée, poings serrés, devant la colonie de jacinthes.
— Le cristal est dessous. Les racines sont trop entremêlées, expliquai-je, atterrée par ce constat. Elles se sont amalgamées autour de lui. On ne pourra pas le déloger sans...
Je déglutis. Sans les tuer. Car c'est bien de cela dont il s'agissait.
— Je vais le faire, se proposa alors Kreg.
Le faldar s'agenouilla, posa ses mains sur ses cuisses et me fixa dans l'attente de mon feu vert. Je le remerciai d'un regard, posai mes paumes à plat pour expliquer à ces êtres innocents le nécessaire de cet acte, après quoi ils acceptèrent de nous donner leur vie. Enroulant mon pouvoir autour de la grappe soudée, c'est à contrecœur que j'adressai un signe à Kreg. Mais lorsqu'il les empoigna pour les arracher à la terre, une vive douleur me saisit et je portai une main à ma gorge en haletant.
— Qu'est-ce que t'as foutu, gros bêta ! aboya aussitôt Émïoka.
— Mais rien ! Rien ! Je...
— Ne t'inquiète pas, intervins-je en levant une main, reprenant mon souffle, ce n'est pas la première fois que ça m'arrive.
Hildegarde me considéra avec beaucoup d'étonnement.
— Tu veux dire que... tu sens la souffrance du végétal ?
— Oui, près du chien noir, tu te rappelles ? C'est pour ça que je me suis arrêtée. Et sur Sintu, j'ai eu mal quand Kreg a... brûlé un arbre. Ça va, je sais que tu n'as pas fait exprès, dis-je à l'attention du faldar qui en était resté coi, mais maintenant qu'on en parle, je préférerais que tu évites. Je n'aime pas ça.
— Je suppose qu'aucun pouvoir n'est donné sans contrepartie, observa Hildegarde.
Je ne le voyais pas ainsi, plutôt comme une continuité naturelle du lien qui m'unissait à la Terre. Silencieux, les sourcils froncés, Seth observa tour à tour le petit tas de fleurs mortes et de racines arrachées, et le cristal terreux qui palpitait dans la main de Kreg. Une intense réflexion s'était inscrite dans son regard.
Le cristal fut confié à Reska qui proposa de couper par les collines jusqu'à la route où, avec un peu de chance, nous pourrions trouver une charrette pour nous ramener à Cérule. Le ciel était encore clair mais se couvrait petit à petit. Devant nous, les espaces verts vallonnés se clairsemaient au profit de gravillons et de blocs rocheux.
Au moment de descendre la butte, des nuages ombrèrent la vallée. Sans que je sache pourquoi, un frisson me traversa des pieds à la tête. Il n'y avait pourtant rien, sinon les traces d'un éboulement récent qui débordait sur la route en contrebas.
Lentement, les oreilles d'Émïoka se dressèrent. Elle sourit et gagna l'autre versant de la colline.
— Nous sommes proches de Tolose, n'est-ce pas ? demanda-t-elle d'un ton léger.
— Oui, dit Seth, sans se départir de son calme.
— Vous avez consulté le panneau des contrats récemment ?
Un mauvais pressentiment m'envahissait. Je reculai instinctivement derrière Seth qui ne bougeait toujours pas. Les mains dans les poches, Reska avait un sourire énigmatique aux lèvres.
Émïoka se jeta sur le côté à l'instant où des mâchoires monstrueuses claquaient dans le vide où elle s'était tenue. Une partie du sol s'effondra, révélant ce que la colline nous avait caché.
Cela avait l'apparence conjointe d'un iguane et d'un serpent. La tête carapaçonnée était pourvue de deux yeux de part et d'autre à pupilles fendues, coiffée d'une crête d'épines. Le corps, dépourvu de membres, faisait dix fois la taille d'un homme.
Un seul nom me vint pour cette bête : c'était un basilic.
Le monstre émit un sifflement rageur à l'idée d'avoir manqué sa proie. Sa langue fourchue continua d'onduler pendant que ses yeux malachites se livraient à une inspection de chacun d'entre nous. C'est alors que, contre toute attente, Émïoka hurla :
— Parce qu'on a touché le gros lot, les gars !
Le regard du reptile vrilla sur elle. Le basilic se détendit comme un ressort. Les crocs s'abattirent violemment sur le sol mais Émïoka n'était plus là. Je contemplais avec un émerveillement entremêlé d'effroi ce spectacle burlesque. La cait sidhe dansait d'un pied sur l'autre entre les assauts de la créature qui avait le pouvoir de la gober tout entière. Un grand sourire égayait son visage ; elle avait l'air de s'amuser comme une folle. Et toujours le basilic se jetait sur elle, tournicotait autour de ce diable félin ; jusqu'à ce qu'enfin Émïoka ne sourît plus.
Entre deux acrobaties, elle tira ses deux dagues longues.
À l'instant où les crocs frappaient de nouveau, elle bondit dans les airs. Son saut la fit atterrir quelque part sur le dos et elle se mit à courir le long de la colonne vertébrale. Le temps que le monstre comprenne, elle était sur sa tête. Une de ses dagues scintilla dans son poing levé. Elle la planta entre deux écailles pour s'en servir comme piolet et abattit la deuxième dans une des pupilles verticales.
Il y eut une giclée épouvantable. Le basilic s'ébroua furieusement, se tortilla en tous sens et la colline trembla.
Mes mains devenaient moites. Seth et Reska ne faisaient toujours pas mine de bouger.
À quelques pas de nous, Arion encocha une flèche et ramena l'empennage jusqu'à sa joue.
— Kreg, appela-t-il, un petit coup de pouce, mon vieux ?
— Avec plaisir, dit ce dernier dans un claquement de doigts.
La pointe de la flèche s'embrasa comme une torche. Émïoka fit un salto dans les airs et se réceptionna accroupie dans l'herbe. Le basilic dressa son corps et darda sa langue bifide. Ses yeux vomissaient une telle fureur que je fis un pas en arrière. Quelque chose d'inquiétant se produisit. Son corps de serpent se contracta du bas vers le haut, vertèbre après vertèbre. Quand il ouvrit la gueule et qu'un nuage verdâtre luisit dans le fond de sa gorge, je retins mon souffle.
La flèche d'Arion fendit l'air. La pointe enflammée traversa l'espace, fila entre les crochets et s'engouffra dans la gueule du basilic. Une formidable déflagration s'ensuivit et se propagea de proche en proche comme les détonations d'un feu d'artifice dans le corps qui se contorsionna, avant de s'abattre.
Émïoka contempla, souriante, le corps dont les derniers soubresauts s'éteignaient.
Le calme revint. Seth cligna des yeux et parut me découvrir tapie derrière lui. Il haussa une épaule, l'air de me signifier « Je te l'avais bien dit », puis il me quitta pour aller féliciter l'efficience de ses soldats.
— Tu devras y réfléchir à deux fois avant de t'enfuir, dit Reska à mon oreille.
Je ne fus pas surprise de le trouver près de moi.
— J'avais de nombreuses occasions de le faire avant d'avoir une escouade sur le dos, rétorquai-je en arquant un sourcil.
J'espérais qu'il ne me croyait pas à ce point dépourvue de jugement ! Mais ses mots, bien malgré moi, me causèrent un indicible malaise car ils soulevaient une vérité, à savoir que ce groupe représentait un danger mortel...
Comme en réponse, la hache de Crool tomba comme un couperet sur la mâchoire du basilic pour en extirper les crochets.
Je détournai les yeux et fis face à Reska. Le vampire me fixait avec l'immobilité d'un mort. La cicatrice qui traversait son œil gris me causa un frisson dans la pleine lumière du soleil.
— Pourquoi vous ne me faites pas confiance ? J'ai pris le philtre de vérité, je vous ai ramené le Cristal. Que vous faut-il de plus ?
Pendant un très bref moment, son visage trahit la surprise, puis ses yeux se durcirent et ses lèvres se retroussèrent sur un rictus sarcastique.
— Tu es si jeune, petite sorcière, dit-il en se penchant sur mon visage, et si innocente... Ça en serait presque touchant.
Lorsque nous parvînmes à Cérule au coucher du soleil, l'atmosphère semblait tendue. Des rumeurs couraient par les jardins et le ciel empourpré jetait ses feux sur une mer de visages agités. Armandiel vint à notre rencontre dans l'allée principale bordée d'arches aux fleurs soupirantes.
— Un attentat de nos chers amis les Piafs ? devina Reska.
— À vrai dire, oui, il y a eu une propagande à l'Ordre du Nord. Mais ce n'est pas tout. En vérité, des messages plutôt... curieux ont été laissés, révéla l'archimage d'un ton âpre, et son regard darda aussitôt vers moi.
D'un ordre, Seth congédia le reste de l'escouade.
— Des messages, continua Armandiel, tels que, je cite : « Proche sera la chute » ou encore « Gloire au sang de notre sang ».
— Pensez-vous que... ? commençai-je, balbutiante.
— Que cela ait un rapport avec toi ? Oui. Il s'agit de leur première intervention depuis que nous avons découvert ton identité et il n'y a jamais eu de telles déclarations à notre encontre.
— Mais... !
— C'est bien ce qu'on craignait, grommela Seth en défaisant l'attache du baudrier à sa poitrine. Il a fallu peu de temps aux Faucons pour nous percer à jour. Et s'ils nous défient à ciel ouvert, c'est qu'ils ne comptent pas en rester là.
Cette menace implicite alluma une lueur d'angoisse dans mes yeux mais mon capitaine coupa court à cet échange.
— Nous allons remettre les cristaux à la Bansidhe. Va te reposer, Kaly.
Je croisai une dernière fois son regard ocre avant qu'il se retourne complètement.
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