17 - Des ombres cachées


Mes leçons de sorcellerie avaient commencé sept jours plus tard. Malve avait mandaté pour cela deux sorcières universelles venant des terres de l'Est, nommées Edda et Gunvor. Après une matinée nous ayant permis de faire connaissance et de discuter des bases de la sorcellerie, nous nous penchions à présent sur l'aspect pratique.

Nüh Braë, récitai-je en me concentrant sur la lanterne que je pointais du doigt.

— Pas comme ça, suggéra Gunvor.

Elle leva ses doigts sertis de bagues et façonna dans l'air, tout en prononçant le sort, une petite boule d'énergie qu'elle envoya dans la lanterne.

— Essaie de visualiser l'anima. Tu l'as bien aperçu, n'est-ce pas ?

— Oui mais...

— Tu réfléchis trop, intervint Edda en posant son menton délicat sur mon épaule. Cesse donc de te poser des questions et vis ta magie !

Edda et Gunvor étaient deux quadragénaires qui respiraient la joie de vivre avec leurs voix stridentes et leur teint de printemps. Elles étaient toutes les deux pourvues de beautés aussi divergentes que leurs caractères : tandis que Gunvor possédait des cheveux très bouclés et roux carotte sur un visage de forme carrée, ceux d'Edda, lisses et roux clairs, presque blonds, venaient encadrer un minois en cœur et chutaient jusqu'à ses reins.

— Tu dois croire en ton pouvoir, reprit Edda de son ton rieur, car aucun sort, ni rituel ne fonctionnera si tu doutes de toi-même.

— On ne peut pas se passer des paroles ? hésitai-je, rougissante. Pour être franche, je me sens un peu comme un charlatan...

— Allons, il n'y a pas de charlatanisme qui tienne ! me contra Gunvor sans éprouver la moindre vexation. Si c'est la même histoire que pour tes chaudrons et tes balais volants, entends bien, ma fille, que les paroles ont toute leur utilité.

— Nous sommes tous des enfants de la Mère et de la Source, et nous possédons tous de l'anima en nous, m'expliqua gentiment Edda. Mais ce qui nous différencie des autres, nous qui possédons le douë, est notre capacité à le modeler selon nos désirs. Les paroles servent à mieux maitriser et mobiliser l'anima. C'est toute la force de la langue ancestrale : c'est une langue magique.

— Et tu n'as pas à te sentir ridicule. La langue ancestrale est très enviée des autres peuples. Tu devrais être fière de pouvoir l'employer comme il se doit.

Je fronçai les sourcils, troublée que de telles discussions puissent désormais faire partie de mon quotidien.

— À présent, concentre-toi, cette lanterne n'attend plus que toi pour se consumer, reprit Edda avec un sourire encourageant.

Avant de prononcer le sort, je m'efforçai de percevoir dans l'air la présence de l'anima, comme me l'avait conseillé Gunvor. Hélas, sans beaucoup de succès...

— Pourquoi est-ce que je ne ressens l'anima que dans la terre ? me désolai-je en plongeant mes doigts dans l'herbe.

La connexion s'établit presque instantanément. Elle n'était pas aussi forte que dans la forêt, mais la perception de la vie dans le sol restait toujours une expérience magnifique. Pour la énième fois depuis que j'avais découvert mon pouvoir, je me laissai fondre dans le flux terrestre.

— Eh ! m'interpella Edda. Reviens parmi nous !

Je m'exécutai en poussant un soupir.

— Tu es une sorcière ancestrale, tu es donc en harmonie avec l'un des quatre éléments mais cela ne veut pas dire que tu es incapable de sentir les autres et de déclencher à partir d'eux quelques réactions. Si, nous, sorcières universelles, en sommes capables, c'est aussi ton cas.

Edda, en murmurant diverses formules, fit tantôt grandir une fleur, tantôt dévia l'eau de la fontaine, cracha une flammèche et généra une brève bourrasque.

— Tu as les mêmes pouvoirs que nous, en décuplé pour les sorts qui te lient à la Terre.

— Comme tu le constates, notre magie n'est pas très puissante, on ne peut pas dire qu'elle soit un atout de guerre, s'exprima Gunvor qui jouait avec un de ses bracelets. Mais elle suffit à nous rendre service, à nous comme aux autres, et parfois, à nous défendre.

— Peut-on guérir des gens avec la magie ? leur demandai-je alors, car c'était la première fois que je songeais à cette éventualité.

— Officiellement, c'est possible. Nous te l'avons dit en début de leçon : ce que nous appelons la magie n'est qu'une capacité à déformer l'anima, à le remanier afin d'obtenir les effets que l'on souhaite. Ainsi, puisque l'anima est l'essence de notre monde, il interagit avec tous les êtres vivants. Alors oui, nous pouvons soigner, voire guérir par le biais des rituels. Mais officieusement, ce recours est pratiquement banni de nos pratiques.

— Pourquoi ?

— Parce que jouer avec la vie a un coût, répondit Edda d'une voix aimable. La magie dans toutes ses formes n'est jamais gratuite. Tu ne l'as pas encore expérimenté mais chaque sort, en fonction de son importance, te tire une certaine quantité d'énergie.

— En vérité, si, je l'ai déjà expérimenté, dis-je dans un murmure. La première fois que je suis arrivée à Cérule, dans ma panique j'ai généré un tremblement de terre. Puis j'ai comme été vidée de mes forces. Et je me suis sentie épuisée sur Sintu après l'attaque des Faucons... Et pas seulement à cause de ma blessure...

Je chassai au plus loin de mes souvenirs les hurlements de terreur de mes poursuivants avant qu'ils soient engloutis. Les deux sorcières me regardèrent avec des airs pénétrés.

— Évidemment, pour des premières fois et surtout si tu as mobilisé ton anima sans la langue ancestrale, observa Gunvor. De toute façon, nous ne possédons pas le grimoire des Sang-Premiers. Tartoth a dû le cacher quelque part, c'est pourquoi tu devras te débrouiller avec tes propres sorts.

Tartoth avait-elle anticipé tout cela ? Son intention avait-elle été de me protéger en m'exilant dans le monde humain ou avait-elle, de cette manière, écarté la possibilité de réunir le Cristal de Fal ? Je souhaitais au moins qu'en dépit de ses actes, ma mère eût été une créature aimante...

— Avez-vous connu Tartoth ? demandai-je en relevant la tête.

— Qui de notre génération n'a pas connu la sorcière ancestrale ? murmura Edda, ses yeux bruns perdus dans les bosquets fleuris. Avant la Grande Rupture, Tartoth était une célèbre musicienne. Ses performances à la flûte, notamment, étaient excellentes. Elle est apparue un jour à Cérule, elle a séduit son public et s'est forgé un nom en un rien de temps. Petit à petit, elle a fini par obtenir le droit de se représenter à l'Ordre. Personne ne savait qui elle était vraiment à l'époque. Sa verve et son talent l'ont conduite à devenir la musicienne attitrée de la Bansidhe.

— Et ?

— Nous l'avons détestée au premier regard, enchaîna Gunvor qui s'éventait gracieusement. C'était une arrogante qui savait manier les mots comme elle maniait les instruments. Mais elle a toujours su se faire respecter – ça, on peut le lui accorder. J'ai parfois l'impression que Tartoth tirait les ficelles du jeu depuis très longtemps.

— Cela lui a coûté la vie, leur rappelai-je.

— Et vingt-cinq ans plus tard, le désastre qu'elle a causé n'est toujours pas rétabli. Vingt-cinq ans ! Où que son âme soit tombée, elle doit bien se rire de nous !

Je pris soin de dissimuler l'envie qui grandissait en moi, celle de la connaître, de discuter avec cette femme si influente et de découvrir les raisons qui l'avaient poussée à agir ainsi. J'eus envie de me souvenir de cet être qui m'avait mise au monde. D'une mère.

Je n'avais pas encore puisé la force de pardonner le mensonge de mes parents adoptifs.

Edda me pressa l'épaule en esquissant un sourire chaleureux.

— Réessaie donc, dit-elle en pointant la lanterne.

Comme les deux sorcières avaient cessé la leçon en fin d'après-midi, je décidai de rendre visite à Inhannaë. Cette dernière examinait d'un air sombre le registre des patients ; à son expression, j'en déduisis qu'il y avait eu un décès.

— Qui était-ce ? m'enquis-je.

— Le paladin rapatrié il y a trois jours de l'explosion à la frontière de l'ouest. Il a fini par succomber de ses blessures.

Inhannaë lâcha un soupir épuisé avant de passer une main sur son front. Je vins m'asseoir près d'elle.

— Chez moi non plus, nous ne parvenons pas à sauver tout le monde. Ce serait trop facile si nous pouvions tromper la mort.

— Je sais.

Elle hocha la tête avec lenteur et s'abîma dans le silence, puis elle me proposa d'arroser les plants de Nima'arbres en sa compagnie.

— Tu as donc rencontré Edda et Gunvor ? s'enquit-elle.

— Oui, je ne savais pas que tu les connaissais.

— Très peu, à vrai dire. Elles ont longtemps fait partie des Passeurs de Cérule à l'époque. Elles assuraient elles-mêmes les déplacements de la Bansidhe. J'ai un peu voyagé avec elles avant leur mutation pour l'Est.

— Elles m'ont dit que la magie n'était plus utilisée pour la guérison, lançai-je d'un ton pensif tout en inspectant les bourgeons lumineux. Il y a vraiment un danger à le faire ?

Comme Inhannaë tardait à répondre, je lui lançai un regard au-dessus d'un plant de Nima'arbre. Elle paraissait hésitante.

— Te souviens-tu d'Ysère ? lança-t-elle d'une voix très calme. C'est la jeune femme qui a donné son anima au paladin lorsque tu as pratiqué ta chirurgie sur lui. N'importe qui dans le Sidh peut faire cadeau de son anima. Tu peux le faire ; je peux le faire, même sans posséder le Don. Mais cela a un prix. Quand on cède son anima, on cède un fragment de sa propre vie, une durée de sa vie. Certaines personnes comme Ysère choisissent de se sacrifier à cet art ; ces gens vivent une existence complètement désintéressée et finissent par mourir très jeunes en cédant à quelqu'un leur dernier souffle.

« Tu dois bien comprendre que le transfert est un acte sacré. Nous remercions ceux qui font don de soi mais nous ne portons aucun jugement sur ceux qui s'y refusent. Combien de paladins ont vu leurs camarades mourir sur le champ de bataille sans tenter de les aider par l'anima ? D'autant plus qu'il arrive que le transfert n'aboutisse à rien... Moi-même je n'ai jamais donné le mien et je ne le ferais que pour mes proches.

Elle marqua un silence.

— La guérison par la magie fonctionne sur un principe similaire, acheva-t-elle. Cela signifie qu'il faut donner de soi, et donc donner de sa vie. Je te déconseille fortement de t'y intéresser.

Elle insista sur ces paroles, le regard pénétrant. À ce moment, un lutin bruyant fit son entrée dans la pièce.

— Ah, ma partenaire ! s'écria joyeusement Vixe, une main dans la poche. J'étais sûre de te trouver là. On mange ensemble ou je tombe mal ?

— Non, dis-je après avoir consulté Inhannaë du regard. Nous avions terminé. Allons-y, je meurs de faim.

Au moment où nous passions le seuil, nous eûmes la surprise de tomber sur notre capitaine, encore vêtu de sa cuirasse d'exercice. Ses yeux nous considérèrent tour à tour, indéchiffrables. Il nous adressa un bref salut avant de rejoindre le bassin de l'infirmerie, où Inhannaë l'accueillit de bon cœur. Je ne parvins pas à me défaire du malaise qui me gagna.

— Dis donc, c'est de la jalousie que je vois là ? demanda Vixe une fois dans le vestibule.

— N'importe quoi, Vixe.

— À d'autres ! Tu baves devant ses beaux yeux, ça se voit comme la corne d'un unicorne !

— Ah, vraiment ? commentai-je avec un reniflement irrité. Tu devrais faire attention à ne pas dire de bêtise parce que regarde ce que j'ai appris à faire, dis-je avant de réciter un sort de feu.

Une petite flamme jaillit au bout de mon doigt. Ma diversion eut l'effet escompté.

— Oh, génial ! s'extasia-t-il. Espérons que tu sois bientôt prête à allumer les brasiers d'Himalaye !

Malgré les ordres explicites de Malve de préserver le secret autour de mon identité, j'avais pris la liberté de mettre Vixe dans la confidence. Il était mon ami, et il en avait trop vu pour être pris pour un imbécile.

— Et ta partie de pelote ? m'enquis-je en regardant la balle qu'il sortait de sa poche, un modèle semblable à une balle de tennis couverte de chiffres et de symboles sur une peau animale. Qui est l'heureux gagnant ?

— Moi, bien sûr ! se réjouit-il. Ça s'est fini en cinq contre un. Je suis imbattable à ce jeu. Pas pour rien que dans mon village on m'appelait « le lanceur infaillible » !

Pour me faire une démonstration, il jeta sa balle à bout de bras sur le mur droit devant nous. Il visa de travers et l'angle du pilastre en déjoua la trajectoire. La balle rebondit contre le mur, ricocha contre un pilier et... dégringola les escaliers des sous-sols dont les portes étaient entrouvertes.

— Euh...

— Triple idiot ! sifflai-je. « Le lanceur infaillible », tu parles !

Nous nous rapprochâmes du seuil de l'escalier pour tenter d'apercevoir la balle. Les premières marches en pierre plongeaient dans une ignoble obscurité. Vixe, rougissant, se gratta la nuque.

— Bon... comment dire... on n'est pas censés aller par là mais en fait c'est Hildegarde qui me l'a prêtée. J'ai peur de ce qu'elle me réserve si je ne la lui rends pas ce soir comme c'était prévu. Ça te dérange si on fait un petit détour ?

Et ce disant, il commença à descendre. Avant de le suivre, un sentiment d'appréhension me prit au dépourvu. Je m'arrêtai avec un vide au cœur et me penchai vers le centre du colimaçon. Le premier brasero brillait en bas comme une étincelle dans la nuit.

— Quoi, ne me dis pas que tu as peur du noir, me railla Vixe.

— Non, balbutiai-je, mais... la dernière fois que je suis venue là... On va dire que ce n'est pas un bon souvenir.

— Oh, nom d'un crocotta, je suis trop bête ! percuta-t-il en se passant une main sur le visage, et il baissa d'un ton en percevant l'écho réverbéré de ses paroles. C'est vrai que tu es passée par la case prison... Pardon, laisse tomber, attends-moi dehors, je reviens !

— Non, c'est bon. J'arrive.

— Tu es sûre ?

— Oui, poursuivis-je en gonflant mes poumons d'air. Promets-moi juste que tu donneras ta vie pour la mienne s'il arrive quelque chose.

— Certainement pas ! rit-il. Allez, retrouvons vite la balle de blondinette, qu'on puisse enfin manger !

Nous descendîmes cette fois en silence, mais le vacarme de nos chaussures nous trahissait aussi aisément que si nous avions entretenu une discussion haut et fort. Une moiteur glacée infiltrait mes paumes et mes jambes faiblissaient à mesure que nous cheminions dans l'antique colimaçon. Au pied des marches, aucun substrat du jour ne pénétrait. L'unique lumière émanait de torches flambant par un obscur mécanisme.

— Ha ! La voilà ! s'exclama Vixe.

La balle, indemne, avait roulé jusqu'au flanc du couloir du premier palier. Le lutin l'épousseta, la fit sauter dans sa main et se retourna promptement vers moi.

— Ma pauvre, tu as l'air au bout de ta vie. Moi qui pensais que tu hurlerais et que tu repartirais en courant à la première occasion...

— Tu es un diable ! commentai-je d'un ton sarcastique, mais je sentis ma bouche former un mince sourire malgré moi.

Soudain, une onde de choc me traversa tout entière et faillit me faire tomber à la renverse.

— Wow, qu'est-ce qui se passe ? m'interrogea mon ami.

Une chair-de-poule me couvrit les bras et une sensation désagréable s'insinua dans mes pores.

— Je ne sais pas, murmurai-je en sondant le tunnel. Une impression bizarre. Ce n'est pas la première fois...

Je m'en souvenais maintenant. Lorsque Armandiel m'avait menée à mon audience avec la Bansidhe, la même chose était survenue ici même. Ça ne pouvait être une coïncidence.

Intriguée, je m'éloignai du pied du colimaçon et progressai à petits pas dans le corridor faiblement éclairé, Vixe sur mes talons. L'air était vicié et humide, et la fraîcheur s'intensifiait. Me repérant grâce à la source de l'onde de choc, je m'engouffrai à gauche d'un carrefour prolongé de galeries voûtées, de portes ténébreuses et de couloirs assombris. Certains chemins décrivaient des courbes, d'autres des angles improbables menant à des destinations inconnues.

— Oulah ! Je suggère qu'on ne s'aventure pas trop loin, grimaça Vixe.

— C'est profond ?

— De ce que j'ai entendu, le réseau souterrain aurait la même superficie que la ville au-dessus. La construction de la capitale date d'il y a très longtemps, ajouta-t-il, pressentant ma question. Les sous-sols ont été conçus entre autres pour servir de refuge à la population quand des guerres venaient à sévir... ou des dragons à déverser leurs flammes.

Je réprimai un frisson. Je n'osais imaginer à quoi pouvait ressembler une guerre en ce monde.

— Qui sait ce qui se cache là-dessous, lâcha Vixe en retroussant le nez. Cet endroit me fiche le cafard. On ferait mieux de remonter avant que...

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'une nouvelle ondée d'énergie se répercuta jusqu'à l'intérieur de ma poitrine, si puissante qu'elle me plia en deux. C'était plus proche d'une décharge que d'une douleur. Vixe referma la bouche. Son expression était devenue grave.

— Continuons, décidai-je en me redressant, car j'entendais bien aller au bout de ma démarche.

Un instinct me pressait de découvrir la nature de cette présence au mépris des lois.

Quelques minutes plus tard, le sinistre chemin nous menait à un mur de briques effritées. Mon ami secoua la tête.

— C'est bon, c'est un cul-de-sac, ton truc, dit-il, visiblement soulagé, alors que je tâtais la surface poreuse en différents endroits.

— Ce n'est pas un cul-de-sac...

Mes mains s'immobilisèrent. Une des pierres de la façade vieillie grinça sinistrement en s'enfonçant sous mes doigts, et le mur se mit comme à grésiller. Avec un sentiment partagé entre l'angoisse et l'excitation, je tendis le bras vers l'étrange phénomène. Il disparut en me donnant la sensation de traverser de la gelée.

— Non... me prévint Vixe, les yeux écarquillés. Oh, non, tu ne... !

Sans réfléchir, j'y passai tête la première. Un passage... magique ? pensai-je. De l'autre côté, l'obscurité était si opaque qu'elle paraissait presque tangible. De puissants relents de moisissure m'assaillirent les narines. Vixe émergea à ma suite avec un hoquet époustouflé.

— C'est quoi, cet endroit ?

— Tu vois une torche quelque part ? lui demandai-je, peinant à faire naître une flamme entre mes mains. Je ne vais pas tenir longtemps comme ça.

Mon ami marmonna un juron, mais s'exécuta néanmoins. Il avait beau protester, la curiosité le subjuguait tout autant que moi. Après quelques instants à farfouiller dans le noir, il me tendit le manche d'une torche éteinte. Le feu lutta pour enflammer la résine ; une fois fait, je brandis la lumière rougeoyante au-dessus de ma tête. Nous étions dans un nouveau tunnel creusé à même la roche, simple et sans embranchement. À une vingtaine de pas de nous, il y avait une porte maintenue par d'épais verrous métalliques, flanquée de deux statues massives. Ces dernières représentaient deux personnages identiques, des êtres nus et asexués, d'allure olympienne, armés chacun d'une lance.

La force provenait de cet endroit, j'en étais certaine : des sueurs froides me léchaient le front et mon esprit semblait oppressé par un mal abstrait.

J'avais la ferme intention de découvrir ce qu'elle abritait lorsque tout mon corps se raidit.

Car à cet instant même, les deux statues venaient subitement d'ouvrir les yeux.

Vixe émit un son étranglé, cramponné de toutes ses forces à mon bras. Les yeux rouges étaient comme deux pierres ardentes dans les visages d'argile inanimés, sans blanc ni pupilles. Mais une chose pouvait être affirmée avec certitude : ils nous regardaient.

C'est alors qu'un des colosses fit un pas dans notre direction et s'arracha littéralement du mur. De panique, la torche me tomba des mains.

— Oh là là, c'est le moment de décamper ! cria Vixe, ce qui, assurément, était de bon conseil.

Sans perdre une seconde, nous tournâmes les talons et fuîmes comme si nous avions le diable aux trousses. Un grondement sourd et effrayant, semblable à une masse de pierres ébranlées, éclata derrière nous. Nous filâmes sous les profondeurs calcaires à travers le curieux portail qui nous avait menés là, rejoignîmes les souterrains connus ; et nous nous précipitions dans les boyaux étroits vers la sortie de ces lieux maudits quand deux canines luisirent dans le noir devant nous.

— Que faites-vous ici, pauvres créatures ?

Vixe et moi poussâmes un cri de pure terreur. Mais dans la pénombre, les contours de la silhouette indistincte se précisèrent peu à peu.

— Reska ? fis-je, le cœur au bord des lèvres.

— Ravi de voir que tu connais mon nom, depuis le temps. Je réitère ma question : que faites-vous ici ?

Des ombres l'encerclaient de toutes parts. Il se dégageait de lui une aura écrasante, presque intolérable. Je m'efforçai de réprimer mon angoisse à l'idée de nous savoir seuls avec la Main Noire dans ce labyrinthe séculaire, et fis un pas vers lui.

— Et vous ? répliquai-je d'une voix détachée. C'est fou comme nos chemins ont une fâcheuse tendance à se recouper. Vous me suivez encore ?

— Je n'accorde pas à ta petite personne l'importance que tu imagines.

Je dressai à peine un sourcil ; je n'en croyais pas un mot. Vixe, entre nous, retenait tant son souffle qu'il semblait sur le point de tourner de l'œil.

— Non, reprit Reska sur cet odieux ton qui l'accompagnait sans cesse. Je me rendais à une petite fête aux cellules quand je vous ai vus faire les petits fouineurs. On vous a déjà dit que la curiosité est un vilain défaut ?

— On était juste venus récupérer une balle, m'expliquai-je, avec un geste vers la main de Vixe qui tenait l'objet coupable en question, rien de plus.

— Une balle, hein...

Les mains nouées dans le dos, Reska avança vers nous d'un pas traînant et se pencha avec un sourire froid. Son œil grisâtre avait l'air plus mort que jamais.

— Tu es intéressée par ce qu'il y a là-bas ?

— Qu'est-ce qu'il y a là-bas ? embrayai-je, consciente de la tension cuisante qui m'habitait.

Une lueur de défi traversa son regard.

— Eh bien, ce ne sont pas mes affaires, répondit-il le plus tranquillement du monde. Ni les tiennes, d'ailleurs. Et je te déconseillerais de mettre le nez dedans. Comme tout le monde, ma Bansidhe a le droit d'avoir ses secrets.

— Je croyais que percer les secrets à jour était votre spécialité.

— Uniquement quand ces secrets ne risquent pas de compromettre les miens. Remontez maintenant. Ma patience a des limites, et en particulier quand la soif m'assèche la gorge.

Ses canines se dévoilèrent, atrocement longues et tranchantes. Je luttai pour ne pas déglutir et saisis Vixe par le poignet. Nous nous éclipsâmes sans demander notre reste sous le regard affûté du vampire. Aucun de nous ne pipa un mot tout au long de notre ascension. De retour dans le vestibule, mon ami et moi allâmes tout aussi silencieusement dans les jardins nous réfugier sous l'abri du saule centenaire, conscients que les murs avaient peut-être des oreilles. Vixe passa une main sur son visage. L'appétit nous avait désertés.

— Bon sang, je rêve ou un golem nous a poursuivis ? souffla-t-il, les joues blêmes. C'était quoi ce délire ?

— Je n'en sais rien, admis-je soucieusement.

Je marquai un silence pour tenter de percer à jour cette impression qui s'était coulée dans mes veines.

— Ta réaction m'a rappelé celle que tu as eue le jour de chasse, indiqua mon ami en regardant les eaux de la fontaine. Quand on est tombés sur le chien noir.

— Non. C'était différent.

Préoccupée, je posai une main sur le tronc du vieil arbre pour expérimenter toute sa sagesse.

— J'ai parfois l'impression qu'il y a de grands mystères enfouis au sein de ce palais, murmurai-je.

— C'est aussi le sentiment que j'ai.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top