16 - Révéler au grand jour
Les prédictions d'Inhannaë se révélèrent justes et je fus rapidement apte à poser le pied à terre. Ma blessure guérissait à vitesse stupéfiante et je profitais de ma convalescence pour enrichir mes connaissances dans le domaine de la guérison et de l'alchimie. C'était un quotidien tranquille, bien loin de la constante rudesse qui définissait l'entraînement militaire. Pour être honnête, j'aurais pu prendre goût à cette vie... si un monde ne m'attendait pas ailleurs.
Malgré mon grand plaisir à étudier et à réaliser mes propres expériences, mes pensées ne cessaient de revenir sur les événements produits à Sintu. Si l'arbre et la forêt avaient pris vie pour moi, alors qui étais-je ? Ces questions avaient un caractère obsédant.
D'un autre côté, je m'en voulais d'avoir aidé à ramener les cristaux entre les mains de la Bansidhe. Ce faisant, j'avais prouvé à Malve mon utilité pour l'Ordre, et j'avais, sans le vouloir, de moi-même enterré mes chances de quitter cet endroit au plus vite. Et pourtant... je n'avais pas su résister à la tentation de rejoindre la pierre, à chaque fois, comme si elle m'appelait.
Comme si j'étais la seule à pouvoir mettre la main sur elle.
J'étais toujours abîmée dans mes pensées quand les portes du Refuge s'ouvrirent pour laisser entrer le capitaine des paladins.
— Salut, Inha, salua-t-il la guérisseuse.
Sa voix chaude me raidit d'emblée sur ma chaise et un frisson agréable remonta le long de ma colonne vertébrale.
— Toi, tu as quelque chose à me dire, devina Inhannaë sur une intonation complice.
— Je dois annuler notre dîner de ce soir. Nous avons réunion avec le commandant de Braâr.
— Encore ? Seth, je vais finir par croire que tu cherches tous les prétextes pour m'éviter.
À moitié cachée par le rideau de l'alcôve, je tournai discrètement la tête pour les observer. Inhannaë, habillée dans des satins d'or et de vert d'eau, resplendissait d'une grâce à faire pâlir les divinités. Son visage exprimait en ce moment une joie sincère, et même un soupçon d'espièglerie. Ce n'était pas la première fois que Seth se déplaçait jusqu'ici pour la voir ; leurs conversations à voix feutrées témoignaient d'une intimité certaine. Mais à l'évocation d'un dîner, une pointe de déception m'étreignit le cœur. Il s'appuya à son bureau en lui adressant un sourire.
— Je saurai me rattraper.
Et ce fut peut-être car il se tenait près d'une femme hors du cadre habituel – une femme d'exception ! – que je réalisai combien il avait d'allure dans son pourpoint noir qui moulait ses larges épaules. Il me lança soudain un regard et leva une main en guise de salut, ce à quoi je répondis, très embarrassée, par un signe du menton. Ainsi démasquée dans mon flagrant espionnage, je m'en retournai à mes affaires.
Toutefois, un ingrédient de ma liste manquait à l'appel. Je me levai dans la précipitation et étirai un bras vers les hautes étagères pour atteindre la première rangée de fioles, mais ma blessure m'empêchait de me dresser sur la pointe des pieds.
Seth bougea la tête depuis le bureau.
— Tu as besoin de quelque chose ?
— Eh bien, bafouillai-je, le nez au sol, honteuse, à la recherche d'un marchepied, d'huile de raze mais c'est bon, je vais...
J'ignorais que le capitaine des paladins avait connaissance de l'ordre de rangement des étagères du Refuge, toujours est-il qu'il posa la bonne fiole sur mon plan de travail. J'eus seulement le temps de balbutier un remerciement qu'il disparut derrière le battant des portes. Si Inhannaë remarqua mes joues rosies, en tout cas elle ne fit aucun commentaire.
— Vous avez l'air de bien vous connaître, lançai-je en toute nonchalance, inspectant le contenu de mon flacon.
— En effet.
Aucune froideur ne se dégageait d'elle, pour autant elle ne semblait pas ouverte à la discussion. Je travaillai donc en silence jusqu'à ce que l'horloge vînt sonner la fin du matin.
— J'ai à faire en ville, annonçai-je, ma besace déjà en travers de l'épaule.
Inhannaë dressa un sourcil.
— Je te rappelle que ta jambe n'est pas complètement remise. Tu n'es pas censée déambuler dans tout Cérule après une blessure pareille, commenta-t-elle d'un ton plus amusé que moralisateur. Fais attention, je te prie.
Je la gratifiai d'un sourire angélique et elle m'autorisa à m'échapper d'un petit geste de la main. Depuis le hall, je fis un rapide crochet par l'arène où Vixe était engagé dans un combat armé contre un apprenti paladin.
— Vixe, applique-toi mieux que ça, au nom de Dana ! hurlait Kreg.
Le faldar, toujours enveloppé dans son attelle, me regarda approcher d'eux.
— Qu'est-ce que tu fais là, toi ?
— Il faut croire que j'avais envie de prendre des nouvelles de mon entraîneur préféré.
— Tu es surtout venue prendre du plaisir à voir ton petit copain galérer !
— En partie, oui, ricanai-je, et Kreg secoua la tête avec un sourire identique au mien.
— Ne t'inquiète pas pour moi, ce n'est plus que l'affaire de quelques jours, dit-il plus sérieusement. Et toi alors, tu en as eu marre de traîner au milieu des plantes toute la sainte journée ?
— Sache que ces plantes peuvent se révéler aussi redoutables que n'importe quelle arme sur ce terrain.
— Si c'est ta nouvelle excuse pour retarder ton retour ici, aucune chance que ça prenne avec moi.
— Ce n'est pas une excuse, non. Mais j'aurais dû me douter que tu serais un peu trop rustre pour comprendre.
— Rustre ?!
Je me dérobai à temps de son bras tendu pour me faire cracher des excuses, et le rire joyeux de Vixe résonna dans mon dos tandis que je m'enfuyais dans le sable par à-coups de boitillements.
Sans oublier de rafler au passage une ceinture de dagues que je glissai dans ma besace entrouverte.
Les jours précédents, je m'étais renseignée auprès de Vixe sur un lieu où consulter un index des différents peuples du Sidh. « Pour ma culture personnelle », avais-je innocemment ajouté. J'avais donc erré selon ses conseils entre les rayons de l'immense bibliothèque du centre-ville jusqu'à dénicher une pile de manuels passibles de répondre à mes interrogations.
Après deux après-midis à éplucher nombre de livres, je n'avais toujours rien découvert en rapport avec mon pouvoir. Parmi les humanoïdes, les dryades, comme l'avait dit Seth, vivaient dans les bois sans posséder le Don ; les hamadryades, elles, n'étaient reliées qu'à leur arbre ; les fées de forêt interagissaient avec le végétal des forêts uniquement ; les sorciers avaient quelques capacités sylvestres...
Je ne comprenais pas. Qu'étais-je ? Qui étaient mes parents ? Je me remémorais leurs visages, leurs rires, leurs croyances...
M'avaient-ils caché des secrets en connaissance de cause ?
Serrant les poings, je pressai l'allure sous les arches fleuries des jardins. Le soleil culminant au zénith baignait de lumière le gazon verdoyant. L'immense amandier séculaire dressait ses rameaux épanouis dans l'ombre des remparts côté sud. Depuis mon retour de l'île, chaque fois que j'effleurais son tronc pâle, une décharge de vie me parcourait le bras. Ce pouvoir de communication était bel et bien en moi.
Il me fallait des réponses ; et ces réponses, je les trouverais aujourd'hui.
Je passai sans difficulté le contrôle à l'entrée de Cérule et, après un dernier regard lancé derrière mon épaule, dévalai la colline en direction de la forêt. C'était une démarche imprudente au vu de ce qui rôdait dehors mais je n'avais pas l'intention de trop m'éloigner.
J'enfilai mon baudrier de dagues et vérifiai son bon ajustement avant de pénétrer d'un pied résolu l'ourlet forestier. Les branches grinçaient déjà sous la caresse du vent. Des oiseaux diurnes ululaient en hauteur comme les chefs d'orchestre d'une symphonie sylvestre. Je boitillais tout en contemplant les peuplements d'arbres immenses, pourtant d'un âge encore tendre, sans prêter attention aux ombres qui glissaient entre les feuillages. Quelque chose en moi avait changé depuis les incidents sur Sintu ; la peur de cet inconnu m'avait désertée.
Je finis par me mettre à genoux dans une petite clairière ensoleillée par l'astre du midi et fixai mes yeux sur la terre compacte, pensive. Sur l'île, les arbres avaient bougé, j'en étais certaine. Les arbres m'avaient sauvé la vie. Pour communiquer de la même façon avec le végétal, peut-être devais-je chercher l'Anima du Cristal de Fal à nouveau ?
Ainsi, doucement, j'effleurai l'herbe du dos de la main ; elle me piquetait et me chatouillait en même temps. Son toucher parvint à apaiser le rythme erratique auquel battait mon cœur, et fit s'envoler l'impatience frénétique qui n'avait cessé de brasser mon esprit les jours précédents. En quête de la chaleur du Cristal, je fermai les yeux. Mon ouïe se révéla sensible aux bruits provenant des feuillages ; la vie foisonnait tout autour, entre les branches, sous chaque parcelle de la terre. La respiration calme, je plongeai plus loin mes doigts dans le humus et me concentrai sur chaque élément venu à la rencontre de ma peau. Au fur et à mesure, il me fut possible de déceler des détails de plus en plus infimes, allant de la simple caresse des herbes jusqu'aux vibrations des milliers de pattes sous la terre.
L'instant d'après fut une décharge de sensations.
C'était étrange mais j'avais l'impression de sentir la forêt tout entière. J'entendais la sève couler dans les arbres, les pulsations dans le sol. Le son, l'odeur, le toucher abstrait de la vie avaient empli mes sens. Je n'étais plus rien et j'étais tout à la fois : arbre, bourgeon, liane et champignon. Fleur parmi toutes et feuille balancée. Mon Anima avait fusionné avec le reste et je goûtais plusieurs existences en un battement de cils.
Rien ne m'avait jamais semblé plus beau.
Je sentais. Je sentais tout.
Mes mains s'enfoncèrent plus profondément dans la mousse, et mon esprit se fit envelopper dans sa douce humidité. Je trouvai mentalement une racine de plante racornie sous la surface ; elle avait l'air si seule là-dessous que je ne pus m'empêcher de chuchoter :
— Viens.
Je l'aidai à se frayer un chemin jusqu'à ce que son bourgeon neuf fût exposé à la lumière du jour. Je m'amusai et m'émerveillai de la découverte de ce nouveau monde lorsqu'une présence m'obligea à ouvrir les yeux. Le retour dans l'enveloppe exiguë de mon corps fut brutal et accablant, comme si mon esprit venait d'être arraché à son essence même.
Un groupe de dryades me contemplait timidement depuis les buissons. Je fis un pas vers elles pour les inciter à me rejoindre. Grandes et brunes, vêtues de leur simple nudité pourtant chaste, leur longue chevelure de verdure flottait derrière elles. Des fleurs et des lianes étaient autour de leurs visages ; au sol, leurs chevilles souples ornées de nervures de sève se confondaient en arabesques de racines et de lierre. Quand elles arrivèrent à ma hauteur, l'une d'elles me tendit la main et sonda toute mon âme de ses orbites creuses. Elle me fit ressentir par ce contact son quotidien, son rôle dans la forêt, ses bonheurs et ses malheurs, l'amour pour ses protégés ainsi que pour ses consœurs. Je la regardai sans comprendre, inondée d'une émotion qui dépassait tout ce que j'avais déjà éprouvé.
Avant de disparaître dans les branchages, les dryades s'inclinèrent dans une révérence et, en même temps, je crus voir dans un éclair la présence d'une centaine d'autres créatures.
Bientôt, je fus laissée seule au milieu du chant paisible de la forêt.
— En voilà une bien jolie surprise ! Je n'ai jamais vu ça de ma vie de vampire.
Je bondis en arrière et me retournai avec un couteau à la main pour découvrir Reska adossé nonchalamment à un arbre. L'air tout à fait détaché, il curait l'ongle de son pouce avec la pointe de sa dague.
— Vous me suivez ! l'accusai-je d'un ton sifflant.
— Bien sûr, se contenta-t-il de répondre, toujours consciencieusement appliqué à sa tâche. Je ne t'ai pas caché que tu m'intriguais. Ne sous-estime pas la parole d'un calomnieur.
Il rangea d'un geste prompt le poignard à son fourreau et m'accorda enfin son regard vairon, où luisait un intérêt perturbant.
— Après les grandes choses que j'ai ouï dire à votre retour de l'île, l'intrigue était à son comble. Et voilà que tu t'es mise à faire tes tours dans les jardins et que tu te lances dans une petite expédition en secret. Je me demandais jusqu'à quand tu le cacherais mais tu n'as pas l'air de comprendre.
Je lui rendis son regard, hésitante.
— De comprendre ? répétai-je.
— L'importance de ce que tu es.
Ma bouche s'entrouvrit sous l'effet de la surprise. Que savait-il que je ne savais pas ? Et qu'allait-il faire de cette information maintenant qu'il l'avait ? Voulait-il... me vider de mon sang ? Était-ce la raison pour laquelle il m'avait suivie si loin, et isolée ? Reska répondait à la Bansidhe, toutefois je devinais qu'il n'était pas le type à observer les règles.
— Et que suis-je ? murmurai-je alors.
Mon cœur se mit à battre à une vitesse folle ; je jurai qu'il l'entendait car ses lèvres s'incurvèrent en un sourire narquois. Mais aujourd'hui, il avait l'intention de me ramener bien vivante au palais.
— Viens, rentrons à l'Ordre, dit-il, les prunelles brillantes. Maintenant que je t'ai trouvée, je ne te lâcherai plus.
Assise seule devant le Cristal de Fal, j'attendais autour de la table de réunion le retour du maître des calomnieurs. Deux gardes en cuirasse de métal tenaient d'un air impassible les portes de la chambre sacrée.
Reska avait refusé de m'adresser la parole sur le chemin du retour. Il m'avait amenée ici à cause de ce dont il avait été témoin dans les bois, mais qu'avait-il découvert exactement ? Lorsque je m'immergeais dans ces souvenirs, je me trouvais dans un état de parfaite sérénité, quoique le cœur déchiré par le vide d'une conscience unique dans ce corps. Un instant, j'avais vu plus loin que ma propre existence ; un instant je n'avais plus été Kaly mais chaque particule de vie, chaque battement de cœur, chaque coulée de sève. Même si j'ignorais l'origine de ces aptitudes extravagantes, ce pouvoir n'était pas dangereux. Du moins, pas envers moi.
Il y eut du bruit dans le couloir, puis les grandes portes s'ouvrirent dans un chuintement, laissant entrer la dame Malve dont la garde royale se déploya dans la pièce, suivie de Seth, d'Armandiel. Et de Reska. Alors que la Bansidhe prenait place sur son siège rembourré, ses yeux de cobalt me foudroyèrent.
— Qu'y a-t-il donc de si pressant, maître Vanor ?
Le concerné me regarda en souriant.
— Vous aviez raison, ma dame, annonça-t-il avec fierté. J'ai vu tout ce qu'il y avait à voir. Elle peut se mettre en harmonie avec la terre. C'est elle.
La chambre du Cristal fut tout à coup enveloppée dans un silence religieux. Je sentis mon cœur pomper mon sang de plus en plus vite à mesure que tous les occupants se tournaient vers moi. Malve m'observait en dodelinant de la tête, de ses prunelles d'un azur apathique – oh, ce bleu savant ! Exquise nuance du voile aérien, mais qui ne fut jamais avenante !
— Vraiment ? dit-elle avec intérêt. En es-tu sûr ?
— Il n'y a aucun doute à avoir. Les créatures sylvaines l'ont reconnue.
L'attente devenait insoutenable.
— Est-ce que quelqu'un peut me dire ce qui se passe ? demandai-je d'un ton cassant. « C'est elle » quoi ?
Armandiel s'éclaircit doucement la voix. Des rayons de lumière folâtraient dans ses boucles blondes ; ses yeux vert d'anis trouvèrent les miens.
— Rappelle-nous comment tu es arrivée dans ce monde, Kaly, éluda-t-il avec patience.
Je fronçai les sourcils et manquai de lui répondre avec brusquerie que ce n'était pas le sujet du jour ; cependant, ma raison reprit le dessus.
— Vous le savez, par le portail d'un sapin, dis-je sans prendre la peine de lui cacher mon irritation. Je marchais dans la forêt, j'ai vu l'écureuil le... traverser, puis ça a été mon tour. L'histoire n'a pas changé, aux dernières nouvelles.
— Oui, mais tu nous as dit plus d'une fois que ça n'avait pas été volontaire.
— Et sur ma vie, c'est la vérité ! Quelque chose m'a poussée ded...
Je me figeai, laissant mes paroles en suspens dans l'atmosphère éthérée. En vérité, sa question était au cœur même du mystère qui entourait cette histoire : j'avais été poussée vers l'arbre alors que j'avais cherché à m'en éloigner. Et la chose qui m'avait poussée, qui avait grimpé sur mes jambes et mon sac, s'apparentait à...
Une racine.
Le sang se retira de mon visage alors qu'une à une, les visions se supplantaient aux autres et déverrouillaient comme un engrenage toutes les portes de l'ignorance. Face à moi, la Bansidhe étudiait avec ravissement le dessin changeant de mes traits.
Était-il possible que ce pouvoir eût toujours été là ? Mon cœur détenait pourtant la réponse : mon attrait pour la nature n'avait jamais été une passion anodine. Ce pouvoir était en moi depuis le début ; il m'avait emmenée dans ce monde et m'avait sauvé la vie devant le crocotta, avec cette branche tombée du ciel, ainsi qu'à Sintu, quand les Faucons étaient sur le point de me tuer.
— Tout est lié, murmurai-je enfin.
Malve adressa un regard entendu à Armandiel, lequel hocha la tête.
— Ce n'est pas le pouvoir que nous attendions à vrai dire, avança la dirigeante d'une voix haute et claire. Tu ne peux pas inverser le sort mais cela était prévisible.
Le silence qui tomba était si dense que je m'entendis presque battre des cils. Autour de notre table, l'atmosphère s'était alourdie. Je n'aimais pas ce que Malve sous-entendait ; plus encore, je le craignais. Par conséquent, une certaine prudence enveloppa ma voix quand je voulus me manifester.
— Je ne suis pas certaine de vous suivre...
Hélas, ma question signa, pour toujours, la fin de mon existence humaine. Après s'être mise debout, la Bansidhe me regarda d'un air solennel. Elle annonça :
— Kaly, tu possèdes en toi le pouvoir des Quatre Terres. Tu es une Sang-Premier, une sorcière ancestrale. La dernière, de ce que nous savons.
Sa voix fit écho contre les murs.
— Je suis une sorcière, répétai-je avec lenteur.
D'une seconde à l'autre, un rire incontrôlable monta du fond de ma gorge.
— Je suis une sorcière ? éclatai-je en arquant un sourcil. Moi ? Une sorcière ! Sang-Premier, en plus ! Allons bon, c'est la meilleure ! Vous ne saviez plus quoi inventer pour vous payer ma tête, c'est ça ? Une sorcière ! Pourquoi pas un vampire tant qu'on y est ?
— C'est très sérieux, répondit fermement Reska.
Il avait cessé de sourire ; une teinte coléreuse s'était emparée de son œil. Je lui lançai en retour un regard noir où toute trace d'amusement avait disparu. Ce fut alors que j'aperçus les traits durcis de chacun des présents dans la pièce qui n'attendaient de moi qu'une réaction appropriée, et la gravité de la situation me sauta au visage. Mes épaules se voûtèrent et mon esprit devint brumeux.
Les conversations commencèrent à s'élever tout autour :
— Juste ciel, elle... idée désastreuse...
— Oups... on dirait que... grillé la cervelle...
— Tu es un bel enfoiré, Main Noire...
Les voix fusaient en tous sens, agressant violemment mes tympans.
— Arrêtez, ça n'a pas de sens ! m'écriai-je après m'être vivement redressée. Vous m'avez dit que la dernière Sang-Premier était Tartoth et Tartoth est morte, alors comment pourrais-je en être une ?
— Tu n'as toujours pas compris ? se manifesta Malve en pressant un doigt sur ses lèvres.
Je jurai que son visage exprimait de l'exaspération. Ce fut Armandiel qui consentit à me répondre :
— Tartoth n'a pas été capturée le jour, ni l'année de la Grande Rupture. C'était une femme avec... beaucoup de ressources, dirons-nous. Elle a dû vouloir protéger son enfant et l'envoyer dans l'autre monde quand elle a fini par comprendre qu'elle ne pourrait pas échapper toute sa vie à l'Ordre. Mais tu es bel et bien sa fille. Il n'existe plus d'autre lignée ancestrale depuis le siècle dernier.
Sa fille ? Tartoth, cette figure fantomatique, qui avait tant marqué les esprits, serait donc ma véritable mère ?
— Non... vous vous trompez, m'obstinai-je à réfuter d'une voix blanche.
— Seul un Sang-Premier peut se mettre en harmonie avec la forêt, poursuivit l'archimage. Et la ville qui a tremblé au moment de la propagande des Faucons, ce même moment où les gardes te poursuivaient, rappelle-toi. C'était le Don, le douë, comme sur Sintu. Le douë des Quatre Terres. Le douë de la Source.
Je secouai la tête avec l'envie furieuse de me boucher les oreilles, incapable de comprendre, refusant de le faire. Tout le monde sembla remarquer mon malaise, sauf la Bansidhe elle-même dont le regard se galvanisait d'une flamme d'excitation. Arpentant la pièce d'un pas exalté, elle touchait du bout des doigts le cristal à son torque. J'observai la scène avec décontenance ; je ne l'avais jamais vue si vivante.
— En vérité, je m'en suis doutée à l'instant où Dana a surgi de la pierre et ces fois où tu as rassemblé les parts perdues du Cristal de Fal. Mais je n'osais pas espérer un Sang-Premier en chair et en os. Nous pensions la lignée ancestrale perdue ou corrompue par nos ennemis.
« Avec toi à nos côtés, reprit-elle sur un ton d'ambition, nous pouvons changer le cours des choses ! Même si tu n'as pas le Don des Sept Vents, tu as la possibilité de rattraper les erreurs de Tartoth.
Elle s'avança d'un pas ; je me ratatinai dans ma chaise. Son expression me rendait inquiète. J'aurais voulu qu'elle se taise.
— C'est la force du destin qui était à l'œuvre, Kaly, depuis le début. Dana t'a désignée pour réparer les actes du passé. Tu es celle qui pourra résoudre définitivement ce conflit en réunissant la pierre de Fal.
Je regardai les membres du conseil tour à tour sans vraiment les voir, attendant que l'un d'entre eux dénonce un canular de mauvais goût. Mais ils n'en firent rien. Le désespoir m'envahit en même temps que ma vie partait en éclats, et je me sentis suffoquer.
Sans un mot, je me dirigeai comme un automate hors de la salle, hors de Cérule et partis me réfugier sur la plage. Je m'écrasai sur une butte de sable, loin des navires que déchargeaient des matelots dont les mouvements orchestrés, quoique frénétiques, me rappelaient péniblement le travail organisé des fourmilières. Encore un détail de ma terre affectionnée qui me frappait de plein fouet...
Le bruit des vagues parvenait à peine à apaiser ma souffrance. Une plaie béante s'était ouverte dans mon cœur affaibli et je n'avais plus la force de réfléchir davantage. Je me sentais plus seule que jamais. Au loin, l'horizon était sinistre, de lourds nuages acier s'étaient rassemblés tout autour d'un atoll englouti – le Récif Oublié –, lentement, inexorablement, comme un destin impitoyable qui s'abat. J'aurais aimé couler dans le vaste océan pour ensuite me dissoudre en écume et ne plus avoir à supporter le poids d'une quelconque douleur. Mais les vagues déferlaient sur le sable et l'écume montait à mes pieds sans toutefois jamais m'emporter avec elle.
Au bout d'un long moment, des pas s'écrasèrent sur la dune. Je devinai que c'était mon capitaine à sa démarche avant même qu'il n'eût pris la parole. J'ignorais comment il m'avait retrouvée ; sans doute qu'un espion de Reska m'avait encore suivie...
— Les lieux sont moins sûrs une fois la nuit tombée, dit-il.
— Oui, murmurai-je d'une voix éteinte. Oui, je vais rentrer...
Contre toute attente, il prit place à côté de moi dans le sable. Ses avant-bras nerveux s'appuyèrent sur ses genoux.
— Ce que tu as appris ne change rien à ton identité, affirma-t-il d'un ton calme.
Je secouai la tête, le front barré par un accablement plus grand que les mots.
— Comment être la même en apprenant que je ne suis même pas originaire de mon monde ? Que je n'étais pas censée vivre là-bas ? Que je suis la descendante de la sorcière tristement célèbre pour avoir trahi l'Ordre et qui se fait aujourd'hui maudire par tout le Sidh ? Et dont je dois réparer les erreurs vingt ans plus tard...
Ma voix n'était guère plus qu'un souffle. Je posai mon menton sur mes bras croisés, les yeux toujours au loin, sans oser lever le visage pour l'affronter.
— J'ai vu le regard de la dame Malve. Et celui des autres. J'ai vu leur intérêt grandissant pour ce pouvoir qu'ils convoitent, qu'ils ont attendu et espéré pendant deux décennies. Je déteste ce regard. Il me donne l'impression de n'être qu'un pion.
Un pion perdu, désormais dépoussiéré, qui ne savait même pas à quel jeu il jouait. Les épaules affaissées, je refluai les larmes qui menaçaient de jaillir.
— Ce n'est pas ainsi que je te vois.
Je me tournai à moitié vers lui. Un moment, ses paroles parurent l'avoir troublé autant que moi.
— Que tu sois humaine ou sorcière ou n'importe quelle sidhe n'a pas d'importance, se ressaisit-il. Tu es, comme tout le monde, ce que ton vécu a fait de toi. Personne ne t'enlèvera ça.
— Mais mon lien avec Tartoth me portera forcément préjudice. Je serai pointée du doigt quand les gens sauront.
— Ceux qui le penseront ne valent rien, déclara-t-il simplement.
Je laissai filer un soupir inaudible.
— Mes parents me racontaient une histoire quand j'étais petite, me mis-je à lui rapporter sans réfléchir. Ils me disaient qu'une bonne fée m'avaient amenée jusqu'à eux. J'avais toujours cru que c'était un stupide conte pour enfant mais...
— Ce n'était pas un conte.
Avec le recul, je réalisai qu'aucun d'eux n'avait jamais parlé des circonstances de ma naissance, ni de la période de grossesse de ma mère. Il n'existait pas de photographie de moi avant un âge où je savais marcher, aucune anecdote embarrassante de couche-culotte à raconter, aucun vieil accessoire de bébé moisissant dans la cave. Comment avais-je pu fermer les yeux sur autant de détails ?
— Probablement pas, dis-je.
Je triturai quelques instants mes doigts en silence avant de me mettre à ronger compulsivement mes ongles. Une autre idée parasitait mon esprit. Une idée monstrueuse, à côté de laquelle les révélations sur mon identité étaient presque insignifiantes.
— Je crois que... commençai-je d'une voix vacillante. Si les tremblements de terre étaient de mon fait, alors... ces deux Faucons qui m'ont poursuivie après Kreg, sur Sintu, je crois bien que... que je les ai... tués, conclus-je, les lèvres tremblantes.
Je sentis les yeux dorés de Seth sonder mon profil.
— Tu n'as fait que te défendre. C'étaient eux ou toi, Kaly.
Mon regard se fixa sur l'étendue des flots sombres. Je n'avais pas même pas vu leurs visages. Et pourtant, je les avais tués, j'avais fait cesser leur existence. J'avais privé des vies de leur avenir, mis des familles en deuil. Je m'étais cachée derrière la volonté de la forêt mais c'était moi derrière. Ma faute.
« Fille de Tartoth. »
Cette fois, je ne parvins pas à me retenir et j'éclatai en sanglots. Cette histoire bien trop incroyable m'avait corrodée jusqu'à la limite du soutenable et, avec elle, avaient surgi des responsabilités nouvelles et des réponses dont j'aurais souhaité ne jamais entendre parler. Je ne comprenais plus dans quel sens allait ma vie. Et je me sentais si perdue loin des deux seules personnes qui auraient pu m'apporter un réconfort. Mon père et ma mère, qui semblaient eux aussi avoir leur lot de secrets...
Un autre que Seth aurait sans doute trouvé un prétexte pour s'éclipser. Lui resta. Il n'eut aucune parole à mon égard, encore moins de geste – à quoi bon, puisque je l'aurais repoussé ? Il se contenta d'attendre jusqu'à ce que mes pleurs s'apaisent.
— Tiens, dit-il, alors que je m'essuyais les joues du dos de la main.
Il me tendit un petit carré de tissu plié en quatre, aux fines broderies. Les yeux humides, je le pris et l'examinai sur mes genoux.
— Vous vous promenez tous les jours avec un mouchoir dans votre poche ? demandai-je.
C'était la première question qui m'était venue. Ses lèvres se pincèrent et il frotta machinalement les jointures abîmées de ses poings.
— À vrai dire, répondit-il avec embarras, je me figurais que tu en aurais besoin.
— Oh... Eh bien, merci, dis-je en reniflant, touchée par son attention. Désolée pour ce spectacle, je ne sais pas ce qui m'a pris...
— Inutile de t'excuser. Jusqu'à ce jour, tu as su affronter bon nombre d'épreuves avec plus de courage que la plupart des gens.
Ses lèvres s'étirèrent en un sourire indulgent qui fit naître un étrange chatouillis dans le creux de mon ventre. Le mouchoir avait son odeur de cuir et de musc ; elle se mêlait aux effluves marins des embruns crachés par les vagues. Je devais probablement être affreuse, et cette intimité étrange qui outrepassait les limites de la hiérarchie m'ébranlait, mais le regard bienveillant qu'il posa sur moi estompa mon malaise. Tête baissée, je plongeai mes doigts dans le sable ; il était doux et tiède dans ma paume.
— J'ai toujours souhaité avoir une vie un peu originale mais ce n'est pas ce que je voulais, dis-je pensivement.
— Aurais-tu été satisfaite par autre chose ?
— Je ne sais pas.
Ainsi hors du temps, hors du présent et de notre destinée, nous restâmes encore un peu sur la plage, appréciant en silence le spectacle de la nature acharnée et dévastatrice qui avait au loin encerclé le Récif Oublié.
~ * * * ~
Le lendemain, je pris une grande inspiration avant de fouler le seuil de la chambre du Cristal. Persivell y rédigeait consciencieusement une missive sous la dictée de Malve mais cette dernière le congédia à mon arrivée.
— Je suis désolée, me dit-elle quand nous fûmes seules. Maître Vanor aurait dû nous mettre au courant de ta... condition avant de convoquer ce conseil. Cela a dû représenter beaucoup d'informations pour toi.
Je songeai avec ironie que les dignitaires de l'Ordre ne passaient pas souvent par quatre chemins pour annoncer les nouvelles.
— Si tu me fais l'honneur de ta présence, j'en déduis que ta méditation a pris fin ?
— Oui, la nuit porte conseil, à ce qu'on dit par chez moi. Je suis prête à endosser ce fardeau.
— Ce n'est pas un fardeau, c'est un cadeau, rectifia-t-elle d'une voix grave, face à quoi je me contentai de hausser les épaules. Sache, Kaly, que tu n'es pas seule. Tu ne le seras pas.
— Merci.
— Bien, reprit-elle en me faisant signe de prendre place. Le fait est que le Cristal de Fal a déjà commencé sa reconstruction depuis ton arrivée chez nous. J'ose croire que la nature s'en est chargée d'elle-même, mais nous manquons de temps. Dana se meurt et les Faucons Obscurs nous menacent. Il est de ton devoir de retrouver les fragments perdus.
— Je ne sais pas si j'en suis capable, répondis-je en toute honnêteté.
— La Terre te guidera, elle l'a déjà fait. Elle sent l'énergie de la Source dans le Cristal comme elle sent les millions d'êtres sur ses terres. Je t'ai dit que tu ne serais pas seule et, pour organiser la suite, il me faut rappeler le comité, si tu es d'accord.
Avant d'acquiescer, je l'arrêtai d'un geste.
— Attendez... Si Tartoth est ma... ma mère, savez-vous qui pourrait être mon père ?
— Je l'ignore, Kaly. La plupart du temps, les sorciers s'unissent avec des individus eux aussi dotés de magie par souci de préservation. Mais cette règle n'est en aucun cas universelle. En ce qui me concerne, je n'ai jamais entendu parler du compagnon de Tartoth.
L'impossibilité de rencontrer mes géniteurs me figeait dans un grand sentiment d'abandon. Ce temps de recueil m'avait permis de songer à eux. En plongeant dans mes souvenirs, il me semblait presque pouvoir visualiser leurs silhouettes se détacher d'une vive lumière blanche. Comment croire qu'aujourd'hui et pour toujours ils demeureraient de simples inconnus ?
Un soudain malaise me gagna en réalisant que devant moi se tenait l'assassin de ma mère. Je ne connaissais pas Tartoth, j'ignorais quel genre de personne elle était en dépit de sa trahison, mais une chose était et demeure sûre encore aujourd'hui : nul n'a le droit d'arracher un enfant à sa figure maternelle.
La Bansidhe l'avait tuée. La Bansidhe m'avait faite orpheline.
Malve convoqua le conseil dans la matinée.
— Les Faucons ne doivent pas savoir que nous détenons la sorcière ancestrale, annonça-t-elle. Nous ne tiendrons qu'un minimum de personnes dans le secret, aussi longtemps qu'il nous sera possible de le faire. Tous les autres devront croire qu'elle n'est qu'une sorcière universelle.
Le fait d'entendre Malve parler de moi en mentionnant ces origines me mit très mal à l'aise. « Sorcière ». J'avais l'impression que Kaly n'était plus qu'un personnage en trop.
— À présent que nous avons un moyen de rassembler le Cristal de Fal, tout n'est plus qu'une question de temps. Kaly aura besoin d'une escorte solide pour les expéditions hors de la ville. Seth, tu es la tête de nos troupes d'élite, mais ta lame est aussi le joyau des paladins. Avant d'être capitaine, tu es un guerrier dont la renommée n'est plus à refaire. C'est de ce guerrier dont l'Ordre a le plus besoin aujourd'hui. Aucun de tes soldats ne pourra égaler la confiance que je te porte, or cette mission est devenue la plus importante pour l'avenir du Sidh. C'est pourquoi je te le demande : accepteras-tu de l'accompagner dans son périple où qu'elle aille et de la protéger à tout prix, au péril de ta vie ?
Cette requête le prit de court. Seth joignit soucieusement ses sourcils en me regardant, et mon pouls s'accéléra. Je me rappelais son soutien inattendu sur la plage et tout le bien que sa présence m'avait fait, même si nous ne nous connaissions pas vraiment et s'il avait un temps été mon geôlier.
— Si tel est votre souhait, Bánh Malve, dit-il avec déférence, je l'accepte.
— Bien. Forme ta meilleure équipe. Reska, dit-elle en se tournant vers lui, tu es mon maître espion et un assassin hors pair. Hors de cette ville, ton visage est moins célèbre que ton nom. J'aimerais que tu mettes tes dagues à son service.
— Et si un contrat vient à m'indisposer, madame ?
— Toi et moi savons que ton second s'acquittera très bien de tes tâches. Quelle est ta réponse ?
Le vampire semblait plutôt incommodé mais il tourna son regard vers Seth avec une ébauche de sourire.
— Ma foi, cela fait quelques temps que mon existence n'a plus la moindre saveur entre les murs de ce palais... Les rats filent la queue entre les jambes et les hors-la-loi se pissent dessus en me voyant. Et un mage avisé disait que « celui qui s'ennuie n'aspire pas à la grandeur ».
— Prêteras-tu serment ? insista Malve, imperturbable.
Reska m'accorda un long regard.
— Je prêterai serment.
La Bansidhe hocha la tête et reporta son attention sur moi.
— En attendant que tu te rétablisses, continua-t-elle, je vais dépêcher un émissaire pour solliciter l'aide de sorcières universelles de confiance. Elles t'enseigneront les rudiments de la magie.
Quand elle obtint mon approbation, Malve se tourna vers le socle sur lequel reposait le Cristal de Fal, et un sourire la transfigura. Je n'avais jamais vu Malve si joyeuse ; en vérité, je ne l'avais jamais vue sourire.
— Vingt-cinq ans ! s'exclama-t-elle. Réalisez-vous ? Durant vingt-cinq ans, nous avons tâtonné dans l'ombre, impuissants au désastre et à la souffrance de la Mère ! Et maintenant, sa lumière guide de nouveau notre chemin.
— Que se passera-t-il lorsque le Cristal sera rassemblé ? intervins-je, car cette question me brûlait les lèvres depuis bien longtemps.
— Il sera à nouveau détenteur du pouvoir véritable et restaurera l'Équilibre de toute chose.
Elle se retourna, m'observa quelques instants, puis sonna la clôture de la réunion. Je soutins son regard d'une tonalité de bleu vif jusqu'à suivre les autres dehors.
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