13 - L'île de Sintu


            Accoudée aux rebords du bateau, je regardais la côte d'Asraell disparaître à l'horizon. Loin des rochers qui ne formaient plus qu'une ligne informe et sinueuse, il ne restait que l'océan à perte de vue. L'étendue de flots sombres animait mon incertitude. Je n'avais jamais aimé les voyages maritimes, les navires branlants et ce malaise au-dessus des profondeurs inconnues. Dans ce monde, qui savait quelles créatures pouvaient nager dans ces eaux...

Je me tournai discrètement en direction de notre capitaine qui discutait près de la barre avec le chef d'expédition maritime. Nous étions au total six intégrés à la mission, quatre paladins et nous, en plus d'un très jeune guérisseur. Les nausées m'avaient convaincue de quitter les autres soldats qui se partageaient dans la cale des bouteilles d'ounya. Kreg et Hildegarde faisaient partie de l'équipe, et même si mon tuteur n'avait pas paru étonné de me voir arriver sur le navire, une certaine tension en lui m'indiquait que ma présence au sein de cette mission le préoccupait. Pour une fois que Kreg pensait avec sagesse... Mon inexpérience risquait bien de me tuer sur cette île.

Mes yeux voguaient toujours sur les ondulations calmes quand une voix m'arracha aux rêveries.

— Cette histoire d'amnésie, c'est de la foutaise, non ?

Mes mains se figèrent sur le bastingage. Hildegarde m'avait rejointe et elle me soupesait de son regard d'argent acéré.

— Je me souviens du jour de notre rencontre, poursuivit-elle devant mon silence, de tes habits, de ta peur, de tes questions... Et ton accent. Tu viens de l'autre monde.

Mes joues empourprées me trahirent sûrement mais je relevai le menton pour adopter une attitude détachée.

— Et alors ?

La guerrière me rendit tranquillement mon regard, avec une lueur intéressée qui me laissa comprendre qu'elle ne représentait pas une menace.

— Vive-Lame m'a fait promettre de garder le silence sur ce que j'ai vu hier, reprit-elle. Même Kreg ne sait pas ce qu'il cherche à expérimenter chez toi, et il comprend encore moins pourquoi tout à coup le capitaine et toi vous êtes invités dans cette mission. Mais les ordres sont les ordres.

Un extrait de ses paroles attira particulièrement mon attention.

— Seth n'était pas censé venir avec vous ?

— Il a mieux à faire que chasser une goule. Même avec le Cristal dans l'affaire.

Ainsi, le capitaine de Cérule en personne s'était déplacé dans le seul but de m'accompagner... Pourquoi ? Cette nouvelle me décontenançait et je me promis de rester sur mes gardes.

Je profitai d'être seule avec Hildegarde pour aborder un autre point qui me tourmentait depuis la veille.

— Tu as parlé d'une... goule ? hésitai-je.

— Oui. C'est une créature répugnante qui se nourrit des cadavres et de tout ce qui se trouve sur son chemin. Mais ne t'en fais pas, voulut-elle me rassurer en remarquant les poils qui s'étaient dressés sur mes bras, nous sommes bien assez nombreux pour la tuer.

La grande guerrière faisait face à l'océan comme si aucune peur en ce monde ne pouvait troubler la paix de son esprit, et je me sentis ridicule près d'elle à tortiller mes mains devenues moites et à me maudire d'avoir finalement posé la question.

— Je ne comprends pas bien pourquoi c'est à l'Ordre de régler ce problème, dis-je après m'être éclairci la gorge.

— C'est notre rôle. Mais quand l'Ordre intervient dans ce genre de cas, c'est qu'il y a déjà eu un certain nombre de morts et que le problème en question n'a pas pu être réglé sur place, dit-elle sur un ton dont le calme me fit blêmir davantage. D'autant plus qu'ici, il y a un fragment de Cristal à la clé.

Hildegarde dut sentir mon malaise s'accroître car elle ajouta :

— Nous formons une bonne équipe, tu n'auras rien à faire.

L'angoisse ne m'avait toujours pas quittée lorsque je posai mon menton sur mes coudes en essayant de me concentrer sur le présent. Quelque part, je pressentais qu'elle disait vrai. À elle seule et Kreg, il me semblait qu'ils pouvaient terrasser des choses tirées des enfers. Si l'on ajoutait les deux autres paladins, aussi bien bâtis, et le capitaine...

Je me mis à la contempler avec fascination. Elle était grande, imposante dans son plastron en métal ; sa coupe rasée mettait en avant le caractère saillant de ses pommettes.

— Tu sais, je me suis souvent demandé de quelle race tu étais, lâchai-je inopinément.

— Je suis une vulkane, ça ne se voit pas ? répondit-elle en haussant les sourcils.

— J'ignore ce que c'est...

À vrai dire, j'ignorais beaucoup de choses. Vixe s'était moqué de moi lorsque j'avais tenté de lui décrire ma propre vision des lutins. À part certains traits malicieux et une taille tout juste inférieure à la moyenne, il avait une allure tout à fait sympathique, voire banale. Notre monde avait peut-être accueilli des habitants du Sidh dans le passé, mais je soupçonnais les rumeurs et le temps d'avoir diabolisé certains êtres...

C'est ainsi qu'Hildegarde me parla de son espèce. Les vulkans, comme le nom de leur race l'indiquait, vivaient à l'origine près des volcans et les protégeaient de la venue des démons qui souhaitaient jouir de leur chaleur afin d'accroître leur pouvoir. Ils ne possédaient aucune magie en lien avec le feu, mais leur métabolisme leur permettait de survivre à des chaleurs extrêmes et aux coulées de lave. Les vulkans étaient une des barrières qui empêchaient le monde de sombrer dans les ténèbres. Une seule fois dans toute l'Histoire ils avaient failli à leur rôle ; cet échec, me raconta-t-elle, avait mené à la Guerre des Terres Brûlées, où le Sidh avait manqué d'être anéanti.

Tout ce peuple encore inconnu de mon monde recelait d'anecdotes passionnantes. J'appris encore beaucoup aux côtés de la guerrière, et nous discutâmes longtemps au-devant de l'océan qui se profilait à l'horizon.


~ * * * ~


Le navire accosta, selon les dires d'Hildegarde, le lendemain en début d'après-midi. Le chef d'expédition et le guérisseur du groupe étaient restés à bord tandis que nous nous étions équipés de nos armes et avions gagné la terre ferme.

Il nous fallut marcher l'équivalent d'une heure pour atteindre le village de Cizoma, relativement éloigné de la plage mais situé à proximité des bois qui encadraient le chemin. Le paysage ressemblait peu au territoire d'Asraell ; le défilé sombre d'arbres uniformes, semblables à de simples conifères, n'était pas sans me rappeler les forêts regrettées de mon monde.

À notre arrivée sur les lieux, un lutin aussi bien vêtu que Persivell vint nous escorter jusqu'à la maison commune. Le village avait comme des influences asiatiques : des toits de tuile en pente surmontaient des maisons bâties les unes à côté des autres, aux couleurs neutres et aux portes coulissantes à parois de papier. Des espaces de verdure épurés prospéraient à tous les endroits. Sous la véranda boisée de la plus grande habitation nous attendait le maire du village, un étrange homme aux allures de requin.

— Maître Branislav, le salua Seth.

Le maire, souriant courtoisement, s'inclina avec le signe du respect.

— Messire Vive-Lame. Je ne pensais pas voir arriver ici le capitaine de Cérule en personne. C'est un honneur de tous vous recevoir, dit-il en nous regardant tour à tour. Merci, paladins, d'avoir répondu à mon appel.

Branislav nous invita à entrer et, sans perdre de temps, nous nous installâmes à même le sol sur des coussins en nattes tressées autour d'une table basse. De ce que j'avais compris sur le trajet, Seth ne comptait pas nous faire passer la nuit ici.

— Une goule, donc ? questionna notre capitaine.

— Ils sont plusieurs à l'avoir vue. Au début, elle rôdait aux alentours du village la nuit, s'attaquant aux pauvres inconscients qui traînaient hors de chez eux. Mais voilà quelques jours qu'elle entre dans les maisons ; elle est parvenue à... broyer des portes barricadées.

Je serrai mes poings sur la toile de mon pantalon, un peu paniquée à cette évocation. Même Seth eut le front soucieux devant cette histoire inédite.

— Tout ce que je dis est vrai, enchérit Branislav qui ne cessait de regarder ses doigts aux ongles pointus croisés devant lui. Personne non plus ici n'avait jamais entendu parler de goule qui pénétrait dans les demeures des vivants. En plus des victimes, nous avons perdu cinq de nos guerriers, et un mercenaire qui travaillait pour nous. Un messager m'a rapporté que nos voisins du nord sont depuis hier frappés par le même malheur. Je n'ai eu d'autre choix que de faire appel à l'Ordre.

— Et le Cristal ?

— Certains ont vu sa poitrine luire dans le noir, comme si... elle en avait dévoré un fragment. J'ai entendu des choses, messire. On raconte que ce ne serait pas la première créature à le faire ?

Seth se contenta de répondre par une confirmation laconique.

— Où avaient prévu de se rendre vos hommes quand ils ont disparu ? demanda-t-il.

Branislav étala une carte des lieux sur la table et nous donna toutes les indications nécessaires pour notre chasse à la goule. Quand notre capitaine décida de clore cette réunion expéditive, le maire nous raccompagna jusqu'à l'entrée du village.

— Merci encore et prenez garde, braves paladins. Puisse la lumière de Fal guider vos pas.

— Nous vous ferons parvenir un message quand l'affaire sera réglée, lui répondit Seth, avant de le saluer une fois pour toutes.

Sur ce, notre groupe se mit en route sur les sentiers battus.

— Un nécrophage qui s'invite dans les maisons, ça ne me dit rien qui vaille, soupira Kreg en craquant sa nuque.

— C'est le Cristal qui change leur comportement ? osai-je demander d'une petite voix.

— Ouais. On a déjà eu le cas d'animaux ou même de gens comme toi et moi qui s'étaient rendus fous en absorbant le Cristal. La dernière en date, c'était une saleté de faune dans la forêt d'Asraell qui s'était mise à bouffer des enfants perdus.

Après tout ce que m'avait raconté Vixe, rien d'étonnant à ce que certains aient voulu s'approprier la pierre tant convoitée...

— Et qu'est-ce que vous faites dans ces cas là ? m'enquis-je.

Kreg me lança un coup d'œil entendu.

— Il n'y a rien à faire.

Sentant l'atmosphère alourdie, je renonçai aux questions pour le moment. Nous ralliâmes donc en silence le lieu que Branislav nous avait indiqué.

Mon capitaine marchait à l'avant. Avec sa cuirasse lourde en cuir rigide et ses brassards aux lanières incrustées d'andésines, l'épée immense qui lui barrait le dos lui donnait l'allure d'un personnage de l'Odyssée.

— Branislav est le cousin d'un baron d'Estery, non ? lança Kreg un peu plus tard. J'avais entendu dire qu'on n'avait plus de nouvelles de là-bas.

— Tu as entendu vrai, répondit Seth. Nous pensons qu'ils ont rejoint le rang des Faucons.

— Merde !

— Les terres excentrées ont subi divers attentats ces derniers temps. Nous avons envoyé des troupes les aider avec trop de retard.

— Combien de victimes ? s'enquit un autre paladin, un petit homme à la peau verte et aux courtes défenses de sanglier.

— Aucun civil d'après nos sources. Les Faucons ne s'en sont pris qu'aux soldats, et encore... C'est à se demander si les villes se rallient à eux parce qu'elles craignent le dragon qui dort ou parce que les propagandes finissent par leur monter à la tête.

Mes sourcils bondirent alors que je tentais de suivre la discussion. Un dragon ? Mais cette suggestion avait l'air de n'étonner que moi.

— Par Dana ! jura Hildegarde avant de cracher par terre. Nous qui les pensions en sous-nombre pour initier une guerre, on dirait qu'ils se multiplient comme des lièvres de Pâques.

Décidément, ils faisaient beaucoup parler de leurs sévices mais les Faucons Obscurs demeuraient invisibles à nos yeux...

Après ce que j'estimais une nouvelle heure de marche, Seth consulta la carte de Branislav et nous fit gravir l'escalier naturel d'une colline rocheuse.

— C'est ici que les derniers corps ont été retrouvés, annonça-t-il.

Il n'avait pas dû pleuvoir entre-temps car des macules de sang séché obscurcissaient encore les blocs pierreux. Les projections en grand nombre indiquaient avec netteté le carnage qui avait eu lieu ici. Je sentis l'angoisse me cisailler le ventre. C'était déjà trop pour une seule créature.

L'équipe s'était approchée afin d'inspecter les indices quand je sentis avec surprise le souffle de Seth sur mon épaule.

— Tu ne seras pas mise en première ligne. Il ne t'arrivera rien.

J'osai à peine croiser son regard, demandant à la place :

— À quel point une goule est-elle dangereuse ? Branislav a parlé de la disparition de six personnes envoyées pour la tuer... Je sais qu'ils ne sont pas tous partis ensemble mais tout de même..., dis-je en montrant d'un geste hésitant les traces de lutte.

— Elles sont difficiles à abattre, surtout pour des inexpérimentés. Leur peau est comme une cuirasse infranchissable ; seul le feu les affaiblit.

J'intégrai d'emblée ces informations, d'une utilité indéniable.

— On est certains qu'il n'y en a qu'une seule, au moins ? préférai-je m'en assurer.

— Les goules sont des créatures solitaires.

En scrutant de loin le travail des soldats, Seth aborda la raison de ma présence ici.

— Est-ce que tu serais capable de nous guider jusqu'à elle ? Si elle a effectivement dévoré un fragment du Cristal, cela ne devrait pas différer des autres fois.

— Je ne ressens rien..., lui avouai-je.

Ses prunelles dorées me dévisagèrent mais c'était la vérité, et je me sentis autant déçue que honteuse de me tenir là, insignifiante, auprès de ces guerriers tout-puissants. Mais pourquoi devais-je m'en vexer ? C'était lui, après tout, qui m'avait entraînée dans cette mission sans garantie de mon succès et qui avait fait le choix de suspendre ses fonctions pour me garder à l'œil ! Ce n'était pas de ma faute si maintenant de mon rôle d'aide j'étais rétrogradée à celui de fardeau. Et mieux encore, la Bansidhe aurait moins d'objections à opposer à mon départ si je me révélais inutile dans un moment aussi crucial.

Toutefois, ce statut humiliant ne me convenait pas. Je me joignis donc au groupe de recherche dans l'espoir de provoquer une étincelle, en vain. L'immense frustration me causa un claquement de langue que Kreg remarqua. Au final, Hildegarde fut la première à trouver une piste.

— Elle est passée par ici, affirma-t-elle en continuant vers les herbes folles.

Entre ses histoires de démons et de volcans, elle m'avait conté en effet ses talents de traqueuse appréciés de l'Ordre. Son œil exercé mena l'équipe sur un bon kilomètre, et nous nous arrêtâmes derrière une bordure de buissons ligneux, comme nous arrivions dans les bois.

— J'ai perdu sa trace, pesta-t-elle soudainement, accroupie dans les feuillages.

Le groupe se rompit pour recueillir des indices mais la piste était devenue stérile. Seth s'entretenait à voix basse avec un membre de son équipe lorsqu'une chose se produisit : au contact involontaire d'un tronc couvert de mousse, ma main se mit à fourmiller.

Avec surprise, je m'arrêtai net et y posai ma paume à plat ; alors les vibrations se répétèrent jusqu'à se répandre dans tout mon corps. Je procédai de la même façon avec l'arbre voisin pour obtenir le même résultat. Que se passait-il ? Pourquoi étaient-ce les arbres qui me communiquaient l'énergie de la pierre ? Mais je n'eus pas le temps d'y songer que Seth avait déjà ralenti le pas pour m'observer. Cette fois, je hochai faiblement la tête.

Le capitaine trouva des prétextes pour mener le groupe selon mes directives silencieuses. Notre tentative de discrétion finit par échouer, cependant, personne, en bon soldat, ne posa de question. Ayant lâché prise, je laissais flotter mes doigts d'écorce en écorce, uniquement portée par le rayon d'énergie. Hildegarde se retournait parfois à l'improviste comme si elle s'attendait tout à coup à lever le masque d'une adroite supercherie, pendant que Kreg s'évertuait à compléter le puzzle d'un secret voué à n'en pas rester un. Avant que l'un ou l'autre n'eût abouti à ses conclusions, nous parvînmes à l'entrée d'une caverne dans les profondeurs de la forêt.

Kreg matérialisa dans sa main un globe enflammé qu'il lança dans la gueule obscure.

— Ça va sacrément loin, conclut-il en se tordant le cou pour sonder le tunnel.

Cette démonstration de magie me laissa interdite. Un « faldar », l'avait appelé Vixe. Du feu. Je comprenais mieux certaines de ses allusions désormais ! En me voyant bouche bée, Kreg m'adressa un petit clin d'œil.

— Ça m'a tout l'air de l'antre d'une goule, se fit entendre notre capitaine en examinant un tas d'ossements à ses pieds.

Il chercha malgré tout confirmation dans mon regard. Je ne savais pas pourquoi mais j'étais bien certaine que l'énergie venait de là. Je l'avais sentie une dernière fois en approchant. Seth renversa la tête pour regarder le soleil terminer lentement sa course dans le ciel romantique.

— La nuit va bientôt tomber. Nous avons de la chance qu'elle soit encore ici. Intervenons avant qu'elle ne décide de sortir à l'air libre.

Là-dessus, il me montra la cavité béante du tronc d'un arbre ancien.

— Kaly, tu vas te cacher ici et tu ne sors sous aucun prétexte avant notre retour, me commanda-t-il.

— Je vais rester toute seule ?! demandai-je avec une voix que l'angoisse rendait suraiguë.

— C'est trop risqué de te prendre avec nous. Aucune bête dangereuse ne viendra fureter à côté de l'antre d'une goule. Et si jamais elle sort avant nous, ne cavale surtout pas toute seule dans la forêt. Tu ne gagnerais pas bien longtemps à la course contre cette chose.

Je les regardai, toujours ahurie, dégainer leurs armes et ajuster gaillardement leurs protections sous les lueurs crépusculaires. J'ignorais s'il me fallait prendre l'ordre de Seth au sérieux mais, en croisant ses yeux insistants, je m'exécutai avec diligence. Il attendit que je me fusse bien rétractée dans la cache exiguë avant de disparaître sans plus de cérémonie dans l'entrée de la caverne.

— Ça va aller ? me demanda Kreg en se penchant vers moi avec un sourire mitigé.

— Hm-hm, couinai-je sans la moindre assurance.

Alors qu'Hildegarde émettait un petit ricanement, Kreg lui frappa l'arrière du crâne et me promit qu'ils reviendraient au plus vite. Bientôt, il n'y eut plus autour que le bruit des insectes.

Je m'efforçai de calmer ma respiration erratique et ramenai un peu plus mes genoux contre moi. La forêt était désormais noyée dans le crépuscule. Les consignes de Seth retentissaient encore à l'intérieur de mon crâne. Un aventurier de sa trempe devait avoir arpenté bien des forêts similaires et, malgré ma peur, je me persuadai qu'il ne m'aurait pas laissée là s'il craignait vraiment pour ma vie.

Le parfum résineux de l'écorce calma peu à peu mon agitation. Les premiers rayons lunaires ne tardèrent pas à projeter des auréoles d'argent dans le humus. Les frondaisons en hauteur bruissaient paisiblement au rythme de la brise.

Après des minutes d'anxiété, je finis par m'asseoir plus confortablement dans mon abri et réfléchis aux événements du jour. Je n'avais pas été en mesure de trouver la trace du Cristal de Fal seule mais grâce aux arbres qui étaient les vecteurs de l'énergie. Pourquoi ? En repensant aux étrangetés qui étaient survenues à Asraell, je réalisai que la même chose s'était produite avant ma rencontre avec le crocotta. Les arbres, encore. Mais pas uniquement. Plus tôt, ç'avait été les graminées dans les vergers de Cérule, plus tard, l'herbe brûlée dans la prairie. C'était l'ensemble de la flore. Mais comment ? Quelle était la nature de cette connexion ?

Je levai les yeux sur la charpente du vieux tronc qui m'entourait et portai deux doigts hésitants pour en effleurer la paroi. Une ondulation d'énergie délicate diffusa sous ma peau, telle un souffle vacillant... Un souffle de vie. L'Anima. Je sentais l'arbre vivant !

Ma main tressaillit, mais la curiosité me donnait envie de poursuivre mon exploration. Alors que j'analysais timidement les contours immatériels de cette essence antique, la chaleur du Cristal de Fal m'atteignit à nouveau à travers elle. Sauf que cette fois... quelque chose était différent.... Comme si elle s'était dédoublée.

En me concentrant, je compris que les énergies venaient en fait de deux sources différentes. Il y avait bel et bien deux cristaux dans les environs. L'un était toujours à côté, dans la grotte silencieuse, mais l'autre... il se déplaçait ! Je percevais sa rapide progression dans les bois.

Je ne comprenais pas. Les ossements à l'entrée indiquaient bien l'antre de la goule. Alors ces nouvelles ondes, qu'est-ce que c'était ?

Avec un sentiment pénétrant d'alarme, je me rendis compte que l'Anima du Cristal approchait dans ma direction. Au bout d'un long moment où mes compagnons n'étaient toujours pas revenus, des craquements de brindilles tout proches me firent dresser l'oreille et le son d'une charge qu'on traîne au sol.

Je bougeai à peine la tête pour voir se jouer devant moi une pure scène d'horreur.

Une chose humanoïde toute voûtée s'était approchée de la caverne. Le teint cireux, elle avait les yeux rouges d'un démon, un corps atrophié dont saillaient des os tordus, et des filaments de cheveux dégoûtants tombaient autour de sa figure. Mais ce que je vis dans ses mains – ses mains aux griffes immenses – fut pire que tout.

Elle y tenait une tête aux joues dévorées.

Je plaquai une main sur ma bouche pour étouffer un cri. Mon Dieu. C'était elle. La goule. Sa poitrine cadavérique irradiait d'une lumière violette encerclée de veinules pourpres sous sa peau. Le Cristal de Fal, en elle. Ainsi, les villageois de Cizoma avaient dit vrai. Mais pourquoi la goule n'était-elle pas dans son antre ? Et surtout, pourquoi y avait-il une autre pierre à l'intérieur ?

Une explication soudaine me glaça toute entière.

Se pouvait-il... qu'elles soient deux ?

La goule renifla l'air et lâcha la tête à côté du corps décapité qu'elle avait tiré derrière elle. Je me pétrifiai dans mon abri, priant pour que les battements frénétiques de mon cœur échappent à son ouïe. Découvrant des rangées de dents ignobles, elle tourna sa tête en plusieurs saccades. Pendant une éternité, elle rôda devant les feuillages de l'autre côté de la caverne.

Puis elle revint à l'entrée et s'arrêta. Quand j'osai lever les yeux, son regard fou était braqué dans ma direction. Des sueurs froides trempaient ma nuque et je restai figée, sans plus réfléchir, ne sachant même pas si j'étais découverte ou si ces globes monstrueux pouvaient être aveugles.

Mais l'instant d'après, elle cracha un feulement inhumain.

Et alors, je fus certaine qu'elle m'avait vue.

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