10 - Se faire des alliés
Assise dans l'alcôve de l'infirmerie, une plume à la main, je recopiais soigneusement dans mon carnet quelques formules de chimie végétale. Les persiennes ouvertes laissaient pénétrer des rais de lumière qui caressaient les franges d'un large tapis à rosaces.
— Kaly ? Je ne m'attendais pas à te voir ici à cette heure.
Inhannaë était apparue au sommet des marches, toute vêtue de blanche mousseline. Depuis ma chaise, je la saluai par un mince sourire.
— Oui, répondis-je à voix basse. Disons que j'avais envie de me changer les idées.
— Il s'est passé quelque chose ?
Elle s'approcha d'un air concerné, non sans avoir eu la délicatesse de tirer le rideau derrière elle.
— J'ai appris qu'il était possible de retourner dans mon monde.
Seconde après seconde, je vis la souffrance s'épanouir sur son visage magnifique.
— Ne t'en fais pas, la devançai-je, en la voyant ouvrir la bouche. Je ne suis pas en colère. Pas contre toi.
— Vraiment... ?
— Tu ne m'as jamais menti à proprement parler. En fait, tu n'as pas eu l'occasion de me mentir. Je ne crois pas que ce soit un hasard.
Au contraire, et peut-être me berçais-je d'illusions, mais je la soupçonnais d'avoir habilement su manœuvrer nos discussions pour contourner les sujets fâcheux. Elle était bonne envers les autres comme elle avait été bonne envers moi. Dans son cas, l'omission était probablement le moindre des maux.
Inhannaë secoua la tête.
— Je suis quand même navrée de ne t'avoir rien dit, souffla-t-elle d'un ton affligé. J'ai tenté de m'opposer à cette décision, mais...
Un creux plus profond se logea entre ses sourcils, et elle se ravisa. Mais Malve, pensai-je. Ses yeux trouvèrent les miens.
— Que vas-tu faire, alors ? Tu vas rentrer ?
— Oui, je rentrerai. Mais pas tout de suite...
À tort ou à raison, j'avais conclu un marché. Il était trop tard pour faire machine arrière maintenant. Je poussai un soupir en me renfonçant dans ma chaise.
— Pourrais-tu me parler de ces... portails reliant nos mondes ? Où est-ce qu'ils se trouvent, pourquoi sont-ils si rares ?
Inhannaë vint s'appuyer au plan de travail et baissa les yeux sur le tapis, l'air songeur.
— Les portails sont des flux d'énergie, ils se déplacent au gré des vents et apparaissent dans des champs instables. Je ne suis pas sûre de ce que j'avance mais il me semble que, puisque l'Anima est une force propre à notre monde, il entraîne le vôtre dans son champ d'attraction. Ce phénomène est accentué dans les lieux qui, pour une raison ou pour une autre, sont chargés d'énergie à un moment donné. Je m'avancerais même à dire, réfléchit-elle en me regardant, que si par hasard un individu se trouve de l'autre côté – un individu fait d'Anima, j'entends –, alors... sans doute que toutes les conditions sont réunies pour ouvrir un portail.
— Tu veux dire que... ?
— Qu'il est possible que tu aies été attirée ici par ta nature de sidhe. Comme un retour aux sources.
Je fis à nouveau abstraction de ce désagréable sentiment de ne pas appartenir à ma terre.
— Mais certains de vous pratiquent la magie, réfléchis-je en agitant ma plume entre mes doigts noircis d'encre. Il n'y a vraiment personne capable de... je ne sais pas... D'en invoquer un ?
Inhannaë s'assombrit.
— Si une telle chose avait lieu, ce ne serait rien d'autre que de la magie noire.
— Et ce serait si grave ?
Elle jeta un œil alerte en direction du rideau de l'alcôve, comme effrayée que quelqu'un eût pu m'entendre.
— Ne dis pas ce genre de chose, chuchota-t-elle fermement en se penchant sur le bureau. Jamais. La traversée d'un monde à l'autre dépasse les limites de la magie. Cela demanderait une quantité immense d'Anima, si immense qu'il faudrait peut-être commettre un génocide, Kaly, au seul titre d'ouvrir un portail. Aucun être vivant, sidhe, ni animal, ne mérite d'être sacrifié pour cela.
Je réalisai trop tard le caractère déplacé de ma question. Bien sûr que la magie noire était issue de choses néfastes ; j'avais vu le crocotta, comme j'avais vu la façon dont Seth l'avait regardé. Et dans ce monde, aucune forme de vie n'était inférieure à une autre. Il suffisait de regarder la rangée de Nima'arbres disposés autour du bassin central du Refuge, dont chaque fruit lumineux était choyé comme un nouveau-né.
— Je sais que tout est nouveau pour toi, me rassura Inhannaë en prenant conscience de mes lèvres pincées par l'embarras. Tu apprendras au fil du temps, mais prends garde à ce que tu dis et à qui tu le dis.
— Votre monde est tellement compliqué, soupirai-je.
— Quel monde ne l'est pas ?
Ses cheveux nacrés glissèrent sur ses épaules comme elle tournait la tête pour regarder pensivement à travers les persiennes. Elle avisa ensuite mon carnet griffonné et prit une inspiration pour dire quelque chose, mais une voix d'homme l'interrompit :
— Inha ? Tu es là ?
— Je dois y aller, c'est Armandiel, me dit-elle en se redressant. Mais ne t'en fais pas, reste autant que tu le souhaites. Tu es la bienvenue ici. Vraiment, je le pense.
— Merci.
Je la gratifiai d'un sourire reconnaissant et elle disparut dans un parfum de lavande et dans un froissement d'étoffe qui rappelait le bruit des ailes d'un ange.
~ * * * ~
Vixe était arrivé depuis longtemps quand je terminai ma course dans l'arène.
— Tu es en retard, tu as ralenti sur ton trajet, il ne sert à rien de te précipiter sur la fin, énonçait Kreg d'une voix revêche alors que je suffoquais au terme de mon sprint final. Fais-moi quatre séries de quarante pompes.
Je bus une gorgée d'eau, les poumons incendiés. L'entraînement s'annonçait mal. Mes ruminations m'avaient pratiquement empêchée de fermer l'œil la nuit dernière, et lorsque j'avais enfin cédé au sommeil, un cauchemar l'avait interrompu, puis la venue de l'aube.
— Tout de suite ! hurla mon chef.
J'essuyai la sueur de mon front d'un revers de poignet avant de me mettre en position. Hélas, au milieu de la deuxième série, la tension cuisante dans mes bras me contraignit à suspendre mon exercice. Une initiative qui déplut fortement à Kreg.
— Tu finis ce que je t'ai demandé, exigea-t-il, impitoyable.
Je savais pourquoi il agissait ainsi. C'était mon châtiment pour m'être enfuie de l'entraînement la veille. La colère commençait à bouillonner en moi. Ce qu'il me faisait était injuste. Ce monde était injuste. Vixe nous lança plusieurs coups d'œil inquiets depuis les cibles en paille sur lesquels il jetait ses dagues, mais je rassemblai toute ma volonté pour montrer à Kreg qu'il avait tort de me sous-estimer.
Je réussis au prix d'un effort surhumain à terminer ma gymnastique et me laissai retomber le nez dans le sable avec un goût métallique sur la langue. Évidemment, ce n'était pas fini ; il me fit venir sans répit à l'atelier de tir, où il resta dans mon dos, les bras croisés, pour observer chacun de mes gestes. Il connaissait ma gaucherie – cela ne faisait, après tout, qu'une semaine que je maniais l'arbalète – mais cela ne l'empêcha pas de me critiquer plus que d'ordinaire, et il finit par exploser quand mes bras raidis par les crampes perdirent inéluctablement le contrôle.
— Qu'est-ce que tu me fais, là ? rugit-il, alors que le carreau filait bien au large de la cible.
— Pardon..., marmonnai-je.
Ses iris surnaturels rutilaient littéralement quand je me tournai vers lui.
— Comment veux-tu avancer en étant aussi faible et aussi peu concentrée ? Déjà qu'hier, tu t'es éclipsée de l'arène comme une princesse ! Tu crois que d'autres n'aimeraient pas être à ta place, hein ? Que je ne pourrais pas me contenter de t'envoyer dans l'escadron des débutants et prendre quelqu'un qui en vaut vraiment la peine ?
Je plantai mes ongles dans ma chair tandis que la rage et la honte me firent monter le rouge aux joues. Je savais qu'il fallait me ressaisir, ignorer au possible ses remontrances parce qu'il n'avait pas la moindre idée du désastre qu'était devenue ma vie mais là, tout de suite, les forces me manquaient. Kreg gagnerait ce combat aujourd'hui.
Il planta un regard froid dans le mien, comme pour me mettre au défi de fondre en larmes ; ensuite, il héla Vixe.
— Puisque vous êtes des bons à rien aujourd'hui, allez donc servir à quelque chose, lança-t-il alors que le lutin arrivait en courant. Il faut que quelqu'un rende visite à Jagga. On a une fourniture de pièces d'armures ignifugées sacrément en retard, voyez avec lui quel est le problème.
À l'évidence, Kreg venait de prendre la décision que Vixe subirait également les conséquences de mes écarts de conduite. D'ailleurs, celui-ci parut bien mal à l'aise quand il leva un doigt hésitant.
— Euh... d'accord mais où est-ce qu'on peut le trouver ?
— Depuis le temps que tu me colles au train, je ne t'ai jamais envoyé là-bas ?
— Bah, non... ?
Mais Vixe se décomposa peu à peu en voyant le visage de notre tuteur se congestionner comme si de la vapeur allait tout à coup lui sortir des oreilles.
— Je peux leur montrer le chemin, Kreg. J'ai une course à récupérer en ville.
La voix était celle d'Hildegarde. Elle portait une tunique légère aux manches retroussées aux coudes et se tenait à un pas de nous, le visage impassible. Kreg renifla.
— Comme tu veux, mais sache qu'ils n'ont rien de mieux à faire. C'est vraiment la pire fournée de soldats qu'on m'ait jamais donnée.
Il se détourna de nous sans la moindre considération ; au moins, il ne vit pas le voile humide qui recouvrait mes yeux. Vixe me saisit le bras et nous emmena en toute hâte à la suite de la guerrière.
— Ouf, merci ! souffla-t-il lorsque nous fûmes hors de portée.
— Pas de quoi, vous me faisiez de la peine.
Elle toisait le lutin de toute sa hauteur, affectant le plus grand détachement. Elle était un colosse de l'ordre de grandeur de notre capitaine avec beaucoup de prestance.
— De la peine, dis-tu ? répéta Vixe, qui avait déjà retrouvé son sempiternel sourire. Ça alors, tu es donc capable de ressentir des émotions ?
En haussant les épaules, Hildegarde m'adressa un regard lourd de sens.
— Je me demande bien pourquoi Kreg est autant hérissé...
Mes joues se teintèrent de cramoisi. Elle m'avait vue avec mon sac la veille, supporté le parfait hermétisme de son capitaine après qu'il m'eût récupérée au retour de leur corvée de chasse. Qu'avait-elle compris, au juste ?
— Oh, je ne savais pas que vous vous connaissiez, nota Vixe en nous regardant tour à tour.
— Tu n'es pas omniscient, Vixe.
— Quoi ! Je... !
— Allez, en route, les minus. Jagga est un grand associé des paladins et le meilleur armurier de la ville, alors mettez votre tête en place et tentez de vous souvenir du chemin.
Nous descendîmes en ville par les grandes portes du palais. Comme de juste, Cérule rayonnait dès les premières heures du jour. Le soleil se reflétait sur les toits d'albâtre comme des éclats de diamants, et sur les cascades d'eau qui côtoyaient la verdure le long des façades. Derrière la place du marché, un restaurant avait étendu sa terrasse, d'où nous parvenait le tintement argentin des couverts.
Mes pensées se tournèrent bien vite vers l'humiliation de ce matin et j'en vins à méditer sur le fond de la punition de Kreg. La nuit dernière, durant ma longue veillée, j'étais parvenue à la conclusion que si Malve me voulait réellement auprès d'elle depuis le début, c'est qu'il n'avait jamais été question de m'expulser de l'Ordre. Par la peur, Persivell m'avait dissuadée de partir seule. Par la peur, il m'avait forcé la main, et j'avais accepté d'entrer dans l'armée. Tout était prévu pour en arriver là. Qu'est-ce que cela impliquait pour ma formation ? Kreg était-il au courant de ma situation particulière ?
Hildegarde marchait à l'avant sans nous prêter attention. Nous nous étions enfoncés dans des petites rues à l'ombre, à peine plus isolées des bruits du centre. Vixe, les mains dans les poches, revint la charge.
— Alors, vous vous connaissez d'où ?
— Oh, bon sang ! Tu es tellement sans-gêne, on ne t'a jamais appris à te mêler de tes propres affaires ?
— Hi-hi, non, m'dame !
— Je me demandais..., commençai-je à l'attention de la guerrière, bien décidée à faire connaissance avec elle, pourquoi n'as-tu pas d'élève à ta charge, comme Kreg ?
Elle tourna la tête, dardant ses yeux d'argent dans les miens, puis pointa Vixe du pouce.
— Franchement ? Ce lutin en est un bon exemple.
— Dit celle qui ne rate pas une occasion de me provoquer en duel ! protesta le concerné d'un ton offusqué. Tu sais comment on appelle ça ? De la mauvaise foi.
— Il faut bien avouer que tu as une sacrée tête à claques aussi... Tu ne trouves pas ? me demanda-t-elle, mais le regard de Vixe m'enjoignit à garder le silence. Si vous voulez savoir, j'ai déjà été tutrice mais ça n'a rendu service à personne. Aucun de mes élèves n'est jamais devenu paladin. Je crois même que la plupart d'entre eux ont rendu leur démission à l'Ordre. La décision s'est faite d'un commun accord : il valait mieux que j'arrête.
— Hildegarde, la Briseuse de Rêves, souffla Vixe d'un ton théâtral.
— Entre nous, ce sont plutôt des os que j'ai brisés.
Aucun de nous n'osa relever.
Pour finir, nous parvînmes à l'adresse de Jagga. Ce personnage était en fait un nain à l'épaisse barbe brune, aux yeux enterrés sous un fouillis de sourcils, qui tenait une vieille boutique où s'amoncelait un fatras de casques, plaques de métal, et toutes sortes de pièces d'armure possibles et imaginables.
Il nous avisa depuis l'arrière-boutique et boitilla vers nous avec une chope à la main en baladant sa bedaine tombante.
— 'Lut, ma dragonne ! Eh bah, fit-il avec un froncement de nez moqueur, v'là encore des p'tits nouveaux qu'j'ai pas vus ! Par les tétons d'la matrone, y sont aussi rachitiques qu'les os d'ma mère-grand. J'sais pas où Vive-Lame veut nous m'ner avec des gabarits pareils.
Le regard qu'il me décocha sembla directement appuyer ses paroles. Il leva sa chope en étouffant un rot.
— Tisane ?
— Tu sais pourquoi nous venons, n'est-ce pas ? attaqua Hildegarde en se plantant devant lui.
— Sûr, paladin. Si c'est pour parler d'votre grosse commande là, elle est pas prête d'arriver. On m'a r'pporté des vols pendant l'transit en Terre de l'Est. Ouais, ça faisait longtemps, depuis l'embuscade à la Chaloupe. On est en train d'reconstituer les pièces manquantes, dis à ton capitaine que la cargaison arrivera bien entière.
— Qu'est-ce qui a disparu ?
— Pas moins d'une dizaine de caisses. Des côtes de maille, surtout.
Hildegarde prit un air renfrogné pendant que Vixe balançait son poids d'un pied sur l'autre. Jagga s'octroya une lampée de tisane – ou de toute autre boisson que contenait sa chope – et porta son intérêt sur moi à nouveau. Ses petits yeux se plissèrent.
— D'où tu viens, ma p'tite ? demanda-t-il.
— Moi ? balbutiai-je, prise de court par la question. Pas de la ville. C'est... compliqué.
Plongeant une main dans sa barbe broussailleuse, il me dévisagea d'un air qui un instant me fit froid dans le dos. Puis il m'adressa un vilain sourire qui révéla des dents gâtées jusqu'à la racine.
— Pas d'la ville, qu'elle dit, bah v'là qui est sûr ! Un minois de p'tite dame pareil, moi, j'l'aurais pas raté !
Ce disant, il s'humidifia les lèvres en clignant grossièrement d'un œil. Mais un je-ne-sais-quoi avait changé sur son visage buriné.
— Garde tes mains dans tes poches, vieux cochon, intervint Hildegarde d'un ton impatient. C'est tout ce qu'on voulait. Au bon vent, Jagga.
— Ouais, ouais, au bon vent. Et qu'la matrone vous bénisse, tout ça, tout ça ! l'entendîmes-nous éructer à travers la porte.
Nous nous éloignâmes dans la ruelle ombragée.
— Vous croyez que ce sont les Faucons Obscurs qui nous ont vandalisés ? m'enquis-je après un long silence.
— Sans aucun doute, répondit Hildegarde.
— Quel est leur effectif, à la fin ? Ils ont une armée aussi, comme nous ? Je croyais que ce n'était qu'un petit groupe de rebelles.
Ma question indiscrète m'attira le regard étonné de la grande guerrière, et en partie celui de Vixe.
— Personne ne sait vraiment combien ces Piafs peuvent être, m'apprit-elle. On a bien des estimations mais... c'est possible qu'ils nous cachent le gros de leurs forces. Les rapports n'ont jamais mentionné des escarmouches de plus de dix personnes, et pourtant ils doivent pulluler par centaines. Enfin...
Elle désigna une rue latérale.
— Je vous quitte ici. Ne jouez pas avec le feu et rentrez sans tarder à l'arène, d'accord ?
— Joli jeu de mots ! s'esclaffa alors Vixe qui, me découvrant l'air interrogateur, s'expliqua : Bah tu sais, Kreg, c'est un faldar !
N'ayant aucune idée de ce à quoi il faisait allusion, je hochai la tête avec un sourire comme si cela tombait sous le sens. Une fois Hildegarde disparue au cœur de la foule, Vixe arbora une mine plus sérieuse.
— Qu'est-ce qui s'est passé hier, au fait ? T'as vraiment rendu Kreg furieux en t'éclipsant sans prévenir...
— Je...
Je mâchonnai ma lèvre à la recherche d'un mensonge facile. Pourtant, en dévisageant ce lutin que je commençais à considérer comme un ami, je fus frappée par la bienveillance qui imprégnait son visage si railleur d'ordinaire. Et c'est que le secret devenait si lourd à porter, trop pour le quotidien...
Les mots sortirent d'eux-mêmes.
— Vixe, je suis humaine.
Quoiqu'avec un sourire amer, je corrigeai :
— Ou plutôt « demi-sang » de ce que l'on dit.
Les yeux de mon partenaire s'arrondirent comme des soucoupes et je ne lui laissai pas le temps de réagir. Je lui racontai le jour de mon arrivée, de la chute burlesque à travers le sapin à mon face-à-face avec une créature de l'enfer ; ma rencontre avec les paladins, puis ma fuite hors du marché ; la propagande malencontreuse des Faucons Obscurs. Et mon séjour interminable dans les geôles.
À la fin de mon histoire, je croisai les bras, la mâchoire durcie au rappel de ce cauchemar. Vixe, qui avait évité mon regard une bonne partie de mon discours, passa une main défaillante dans ses cheveux. Son visage était livide.
— Par les eaux de Falias..., se contenta-t-il de souffler.
Dans le silence qui nous enveloppait, ses yeux vinrent à ma rencontre, lentement.
— Tu ne savais pas pour les portails, comprit-il alors.
— Ils m'ont menti.
— Pourquoi ?
Je m'efforçai de déplier mes jointures blanchies par la crispation.
— Je t'en parlerai un autre jour.
Ces révélations étaient déjà suffisantes, d'autant que j'ignorais encore exactement à quoi m'associait la Bansidhe et si ses théories étaient justifiées. Vixe n'insista pas ; il hocha vaguement la tête, fronçant les sourcils comme pour juguler le flux de questions qui lui venait.
— Kreg est au courant ?
Je secouai la tête pour lui signifier que non.
— Même si c'est Hildegarde et lui qui m'ont trouvée, ils pensent que j'ai simplement perdu la mémoire, lui expliquai-je. Et je crois qu'ils savent que j'ai été enfermée par malentendu, c'est tout.
— Un « malentendu »... C'est peu dire !
Son exclamation me fit tressaillir. Mon partenaire me regarda avec effarement, les paumes tournées vers le ciel.
— Mince, Kaly, tu as été jetée en... !
Toutefois, il dut comprendre le mal que me causaient ces réminiscences, car il mit sa phrase en suspens. Il respecta donc un nouveau silence, dont il usa pour regarder dans le fond de ses pensées.
— À présent que tu le dis, ça se voyait que le capitaine et toi vous connaissiez d'avant. Et puis même, je comprends maintenant... Ton accent... Et ta façon de penser, cachée derrière cette fausse amnésie.
— Tu... ne me regarderas pas différemment ? murmurai-je en plissant le front.
— Tu rigoles ?
Ma respiration manqua de se couper... jusqu'au moment où je tombai sur ses yeux noirs débordant d'excitation.
— Mais c'est encore plus génial ! s'exclama-t-il. J'ai plein de questions sur l'autre monde, si tu savais ! Oh, tu n'es pas prête pour ça !
Attendant à peine que mon sourire s'épanouisse, il enroula un bras autour de mes épaules pour nous entraîner tous les deux vers les jardins.
— Allez, viens, on va montrer à Kreg de quoi on est capables !
~ * * * ~
Adossée au mur de l'arène, je regardais attentivement notre capitaine affronter un paladin, une solide femme à la peau bleue et aux yeux si blancs qu'ils paraissaient de givre. C'était un simple entraînement parmi tous les autres, mais celui-ci avait ameuté quelques groupes de curieux.
Dans le carré de combat, les coups et les ripostes pleuvaient sans répit, avec une telle complexité que mes yeux peinaient à suivre. Les lames de métal s'entrechoquaient, jetant des gerbes d'étincelles, et j'entrapercevais Seth se déplacer entre les assauts avec une prestesse époustouflante.
Si j'avais tenté d'imaginer son talent, jamais encore je ne l'avais vu combattre à l'épée.
Le duel se prolongeait, aussi splendide qu'intense. Les corps des deux guerriers s'éloignaient et se heurtaient de plus belle sous la confluence des rayons du jour ; et toujours les deux paraient, voltaient d'un côté puis de l'autre sans s'arrêter un instant.
Toutefois, l'issue du combat me paraissait évidente.
— Ça arrive au capitaine de perdre parfois ? chuchotai-je à Vixe qui, près de moi, n'avait d'yeux que pour l'affrontement.
— Il paraît que oui, quand il n'est pas dans son assiette, me répondit-il sur le même ton. Je ne crois pas que ça arrive si souvent que ça. Attends...
Seth venait de tailler vers le flanc de son adversaire. Celle-ci esquiva de justesse et tenta le tout pour le tout. Son épée exécuta une féroce courbe circulaire, mais notre capitaine saillit hors d'atteinte et frappa par un coup ascendant. Le bout arrondi de sa lame s'arrêta à hauteur de la gorge. Ainsi triomphait-il.
Un sourire pourtant humble éclaira son visage quand il prêta sa main pour relever sa subordonnée, et les deux paladins échangèrent une solide poignée de bras. J'avais eu le temps d'intercepter plusieurs discussions et de comprendre que Seth était en effet un capitaine très apprécié au sein de sa compagnie. Bien des rumeurs circulaient sur ses prouesses ainsi que sur son passé mystérieux. « Le Bras de Fal », disait-on. C'était le surnom murmuré qu'il emportait dans son sillage.
Tandis qu'il retirait son plastron de cuir, mon regard demeura fixé sur son dos couturé de longues cicatrices. J'eus heureusement la présence d'esprit de détourner le visage au moment où il regarda dans ma direction.
— Bon, c'était bien beau mais maintenant on a du pain sur la planche et je suis cre-vé, grimaça Vixe en échauffant ses épaules. Il va falloir que tu arrêtes de m'inciter à jouer aux cartes jusque si tard !
— Moi, je t'incite ? Rappelle-moi, je te prie, qui m'a suppliée à l'origine pour avoir un dessin de fusée ?
— Il ne fallait pas me dire de prime abord que vous pouviez voyager dans les étoiles !
Je levai les yeux au ciel pour la forme et, comme j'esquissai un sourire complice, il ne put s'empêcher de m'en rendre un à l'identique. Je n'éprouvais aucun regret à m'être ouverte à lui, bien au contraire. Enfin une autre personne qu'Inhannaë prenait le temps de me faire découvrir ce monde et de m'en expliquer les rouages ! Les derniers jours n'avaient pas suffi à nos échanges sans limites. Il était venu certains soirs dans ma chambre et, autour d'un jeu de cartes, je lui avais parlé des plus grandes inventions quand il m'avait parlé des légendes.
« Au commencement, m'avait-il raconté, au tout, tout commencement, il n'y avait que le vide. Et au milieu du vide existait un point de lumière et d'énergie : Falias, la Source d'Origine. De Falias on dit qu'il émergea un jour une entité, Dana. Mais quand Dana ouvrit ses yeux neufs et qu'elle regarda autour d'elle, elle ne vit que la solitude. Ainsi, une idée lui vint. Elle prit dans sa main cette eau de lumière et d'énergie, et l'eau se cristallisa. Et marchant dans les ténèbres, sous ses pieds bénis se forma la terre. Alors Dana retourna près de la Source et y plongea ses mains, les plongea encore, créant la matière, le temps et l'espace ; et à mesure que le Sidh prenait forme autour d'elle, elle empilait ses cristaux sur les lieux de son premier pas.
Mais au bout du compte, Dana était toujours seule. De jour comme de nuit, dans le ciel comme sur la terre ou dans l'océan, dans cet endroit qu'elle avait rêvé, elle était seule. Pour créer la Vie, elle façonna donc un dernier fragment et le posa au sommet de ce Cristal qui lui avait servi à bâtir le monde.
Dana marcha un temps parmi ses enfants, mais la Création l'avait épuisée. Un jour, elle trouva refuge dans le Cristal et se mit en sommeil afin de toujours pouvoir veiller sur nous. »
Je ne savais quoi penser de leurs croyances. Je n'avais jamais été pieuse mais une déesse, à n'en pas douter, était apparue devant moi.
Vixe m'abandonna pour suivre son programme à l'opposé de l'arène. Pour ma part, Kreg me fit venir devant les cibles en paille pour un entraînement au lancer de dagues. Après deux jours à ruminer sa colère, il agissait maintenant comme si rien ne s'était passé.
— Bon, je crois que tu peux te débrouiller toute seule, commentait-il en me regardant manipuler les lames – c'était le premier exercice pour lequel je possédais une aisance naturelle. Tu sais quoi ? Continue sans faire de pause, je reviendrai te chercher pour la session de combats. Et attention, poignet soudé !
Je me corrigeai aussitôt et réprimai un petit sourire, pas peu fière d'obtenir enfin de l'autonomie. Une fois seule, je vidai encore quelques fois ma ceinture de couteaux avant de m'aventurer à reculer d'un pas. Une ombre ne tarda pas à apparaître au coin de mon œil.
— Déjà de retour ? demandai-je d'un ton léger.
— Je t'ai manqué ?
Tous mes muscles se figèrent d'un coup. À seulement deux pas de moi, Reska faisait tournoyer un poignard entre ses doigts agiles.
— Euh... bonjour, dis-je.
— Quelle adresse, ronronna-t-il en regardant les lames plantées ci et là sur ma cible, de la part d'une si petite chose mise ici contre son gré.
L'estomac pourtant noué, je m'évertuai à contenir mon malaise en allant récupérer mes dagues. Reska ne bougea pas d'un pouce.
— Il paraît que tu as voulu t'enfuir, attaqua-t-il le sujet en me regardant revenir.
— N'importe qui de sain d'esprit l'aurait tenté en apprenant ce que vous m'avez caché.
Un sourire intéressé lui vint.
— Tu n'as pas tort. Et pourtant la Bansidhe t'a convaincue de rester.
— Je pense faire ce qu'il faut pour rentrer chez moi vivante, répondis-je simplement.
Je me remis en position pour jeter mes armes, mais le regard insistant du vampire me déconcentrait. Mon ennui s'intensifia davantage en voyant que notre discussion privilégiée commençait à attirer quelques paires d'yeux trop curieux. Un long soupir s'extirpa de ma gorge.
— De quoi me soupçonnez-vous encore ?
— Tu as déniché un autre cristal. À ce stade, ce n'est plus une coïncidence, alla-t-il droit au but – et il avait cessé de sourire. Dis-moi, comment fais-tu ?
Haussant les épaules, je me concentrai à nouveau sur la cible.
— Je sais, voilà tout, répondis-je dans une demi vérité. C'est ce qui est arrivé jusqu'à maintenant, mais rien ne dit que ça se reproduira.
— Hm, c'est un don étrange que tu possèdes. Tu ne sembles pourtant pas magique.
— Rassurez-vous, j'en serais bien la première informée.
— Pas nécessairement, contredit-il après un silence.
Reska s'était appuyé à la table de l'atelier et, les jambes croisées, me jaugeait de ses yeux vairons comme l'aurait fait un oiseau de proie. Interpellée par ses paroles, je haussai les sourcils. Mais en aucun cas mes oreilles ne furent prêtes pour la réponse délirante qui suivit.
— Vois-tu, j'ai eu l'occasion de déguster une carte très étendue de sangs sidhes, si bien que peu recèlent encore de secrets pour moi.
Le sang se retira immédiatement de mon visage. Reska avança vers moi dans un glissement feutré jusqu'à pencher ses lèvres froides près de mon oreille.
— Je suis pris par l'envie de te goûter toi aussi et d'être le premier à dissiper le mystère qui t'entoure, poursuivit-il dans un murmure. Mais la bienséance m'en empêche. Du moins, d'après Vive-Lame et Armandiel...
Ma peau se couvrit d'une violente chair de poule, qu'il remarqua avant que j'eusse le temps de cacher mes bras à sa vue, et ses ailes de nez frémirent. Cette fois, je rompis la proximité qu'il avait lui-même instaurée.
— Je sais que vous n'avez pas le droit de me tuer, dis-je avec toute l'assurance dont je pouvais faire preuve.
Reska inclina la tête d'une manière singulièrement animale. Ma réplique sembla profondément l'amuser.
— Tuer ? répéta-t-il. Oh, je ne tue pas tous les pauvres mortels qui me nourrissent. La plupart du temps, en vérité, je mêle ce plaisir à celui de la chair.
J'écarquillai les yeux en piquant un fard, détestant le chemin obscène que prenait cette discussion.
— Ne prends pas cet air choqué, c'est ton sang, pas ton corps qui m'intéresse.
Et tout en disant cela, il se départit de plaisanterie, rivant son iris orageux sur la base de ma carotide.
— Reska, qu'est-ce que tu veux ?
C'était mon capitaine qui, un sourcil levé, avait mis ses occupations en pause. L'interpellé cligna des paupières et lui dédia un sourire nonchalant.
— Ah ! mon ami, je te cherchais.
Seth nous dévisagea tour à tour avant de m'adresser un simple hochement de tête. Alors que les deux hommes s'éloignaient pour une discussion, le maître des calomnieurs ne se retourna pas une seule fois. Mon cœur tout précipité peina longtemps à freiner sa course. Quelque chose me disait qu'il comptait me garder à l'œil.
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