Quelles sont tes peines ?
Des lames de fer brûlant la transperçaient de toute part. Terrifiée, elle gardait les yeux fermés, pour échapper à la vision effroyable de la mort. Allongée sur le vide, suspendue dans le temps entre la mort et la vie, elle attendait l'heure de sa délivrance. Son trépas n'allait plus tarder. Plus qu'un question, aussi fatidique soit-elle, et elle serait libre de s'envoler.
Une ombre glacée caressa sa joue de marbre et laissa dans son sillage une longue ligne écarlate d'où coula, tel un ruisseau pourpre, du sang plus pur que de l'or.
- Ouvres les yeux, susurra une voix aux échos maléfiques. Laisse-moi observer tes belles prunelles dorées.
Elle serra un peu plus les paupières, refusant de se plier aux ordres de l'être menaçant.
- Ouvres-les, siffla la voix furieuse à présent. Maintenant !
Soudain déchirée par des griffes, elle révéla ses iris à son interlocutrice.
- Beaux yeux, commentèrent mielleusement les ténèbres. Dommage que...
D'un frôlement, elle fit voleter ses filaments ombrageux sur les iris de la captive et l'or laissa place à un blanc nacré, lisse et brillant.
Elle était grande, flottante dans les airs, recouverte par un voile noir dégoulinant de liquide poisseux et rouge. Un halo sombre dansait autour d'elle, muant son immobilité en un mouvement fluide. Telle une vague, elle se déplaça lentement vers sa prisonnière et chuchota :
- Il me reste une dernière question... Quelles sont tes peines, fille du soleil ? Et quels sont tes regrets ?
Le coeur de la jeune fille se brisa en mille morceaux. La Mort, car c'était elle, en balaya les morceaux d'un seul souffle. L'âme déchue et rongée par la tristesse, l'enfant scruta de ses prunelles blanches le silence implacable de la nuit sans lune avant de déclarer d'une voix monotone :
- Mes peines de coeurs sont mes regrets. J'aurais voulu lui dire à quel point j'étais désolée. J'aurais voulu pouvoir le sauver. J'aurais... J'aurais voulu le chérir plus qu'une mère chérit ses enfants, qu'une femme chérit son mari. J'aurais voulu l'empêcher de sauter, et de tomber dans les abysses infinies pour l'éternité.
La mort ricana et une vive douleur fit se cambrer la prisonnière du mal. Elle hurlait à s'en déchirer les cordes vocales, mais sachant pertinemment que personne ne l'entendrait.
- Ma pauvre enfant, murmura l'aura noir, comme tu es naïve ! Tu regrettes l'amour. Mais ne t'a-t-il donc pas causé tes plus grandes peines, si insupportables que le seul moyen d'y échapper était de t'offrir à moi ?
Elle se redressa de toute sa hauteur, telle une cascade d'onyx s'envolant dans la nuit, si imposante qu'on aurait cru apercevoir sur son masque un visage hautain. Mais non, la Mort n'avait pas de visage. Ou plutôt, elle en avait des milliers.
- L'amour t'a rendue faible et incapable de faire tes propres choix ! s'écria-t-elle. La jalousie t'a rongée de toutes parts ! Tu étais haï par ton inconscient ! Quel fléau c'était de devoir vivre avec ce... ce sentiment ?
Etait-ce de la tristesse que la jeune fille avait perçu dans sa voix ? La mort, sous son voile impassible cachait peut-être une once de bonté...
Soudain, la Mort fouetta l'air de ses rayons électriques et les abattis sur le dos dénudé de l'enfant. Le sang jaillit, s'envola et disparut dans l'obscurité. Un flot intarissable et vermeille s'écoulait toujours des plaies béantes qui s'étalaient sur sa peau. La Mort écrasa de nouveaux ses fils meurtriers sur son corps tremblant. La jeune fille pleurait, tant la souffrance était rude. Les souvenirs revenaient tels des vagues furieuses. Elle se revoyait jeune, dans les bras d'un jeune garçon. Elle se revoyait courir dans les champs en été et sur la neige en hiver. Elle se revoyait danser sous la pluie. Elle se renvoyer chanter sous le soleil. Elle se revoyait ployer sous la colère d'un jeune homme. Elle se revoyait le supplier de ne pas sauter. Elle se revoyait courir en bas des rocher. Elle se revoyait s'agenouiller auprès du corps et le serrer dans ses bras. Elle se revoyait écrire ses derniers mots. Elle se revoyait s'ôter la vie. Elle revoyait son reflet dans le miroir et son regard désespérer juste avant de sombrer.
La Mort avait raison. L'amour l'avait détruite.
- Vous aviez raison, haleta-t-elle. Vous saviez que l'amour m'avait meurtrie. Qu'il m'a laissée seule, abandonnée par moi-même.
Les coups furieux cessèrent instantanément.
- Quelles sont tes peines ? redemanda la maitresse du mal.
- De n'avoir pas compris à temps, répondit posément et avec un calme déconcertant la jeune fille.
Alors, la Mort ôta son masque impénétrable pour dévoiler un visage d'une splendeur incomparable. Ses longs cheveux d'ébène coulèrent le long de son dos jusqu'au bas de sa taille. Ses yeux flamboyaient tels des rubis au soleil. Ils recelaient de trésors et d'émotions comme la joie, la tristesse, la peur et la sérénité. Sa peau blanche comme neige était lisse et sans défauts. Ses longs doigts de fée paraissaient plus aptes à caresser qu'à griffer. Elle était incontestablement belle, et qui l'eut cru, innocente comme une enfant.
- Vois-tu, raconta-t-elle, j'étais une jeune fille comme toi auparavant. J'aimais un jeune homme. Mais celui-ci, après avoir trouvé femme plus belle et riche que moi, m'a délaissée. J'étais le corbeau enchainé au sol, il était la colombe déployant ses ailes immaculées. Alors, brisant mes chaînes, j'ai à mon tour volé, pas vers ce que vous appelez la mort, mais que j'appelle l'Inconnu. Je suis alors devenue ce que je suis aujourd'hui, une ombre, une fumée, celle qui terrifie la plupart des gens. Mais toi, jeune beauté, tu n'as pas peur, et tu es bien la première. Cela fait des milliers d'année que je n'ai pas dévoilé mon visage. Depuis que je l'ai dissimulé en fait. Et maintenant, je prends des vies chaque jour, pour en faire mes trophées.
- S'ils avaient pris le temps de vous écouter, assura la jeune fille, ils auraient compris que vous êtes d'une grande bonté. Ils n'ont pas à vous craindre, car vous ne faites que les accompagner vers l'Inconnu. Vous êtes notre mère à tous. Pourquoi avoir peur du destin ? Ne faut-il pas plutôt vivre l'instant présent ? L'amour nous rend aveugles et nous fait commettre bien des folies. Mais n'est-ce pas exactement ce que nous cherchons ? Tout le monde souhaite aimer et être aimé. La vengeance n'est qu'un problème parmi tant d'autres, l'amour triomphe toujours.
A ses mots, la Mort sentit son coeur de pierre fondre, et recommencer à battre. Ses yeux pourpres virèrent au bleu innocent. Elle était redevenue la jeune fille qu'elle avait autrefois été. Sous le coup de l'émotion, un larme perla au coin de ses eux, et roula sur sa joue.
- Merci, murmura-t-elle avec bonheur. Cela faisait tellement de temps que je n'avait pas été... heureuse...
Elle embrassa le front de sa bonne étoile. Celle ci recouvra son apparence d'entant. Et, pour la première fois depuis longtemps, la Mort prit dans ses bras la jeune fille et la câlina.
- Et à présent dis-moi quel est ton nom, fit avec tendresse cette dernière.
- Mon nom est...hésita la nouvelle jeune femme. Mon nom est Asmodée.
- Et moi, je suis Angèle.
Angèle fut soudain entourée par un nuage de poussière dorée, et lorsque celui-ci retomba, elle s'était métamorphosée en un ange. Ses longs cheveux blonds étaient maintenus en une complexe coiffure décorée de joyaux. Sa robe était blanche comme le lait et flottait dans les airs.
Elle et Asmodée étaient redevenues des anges.
- Maintenant, déclara Asmodée, je ne prendrai plus aucune vie. Chacun vivra, et plus personne ne tremblera devant moi.
Main dans la main, Angèle et Asmodée volèrent vers la lumière qui était apparue dans le ciel noir, jusqu'à devenir des points blancs.
Elles étaient ensembles, partageant un même coeur pour deux esprits.
L'un était celui d'une ancienne démonne.
L'autre était celui d'un ange.
Celui de la dernière morte.
Fin
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