4. Mes chers amis
J'ai décidé de passer quelques temps à l'hôpital. Peut-être assez de temps pour y mourir.
Mes migraines m'ont repris et je supporte difficilement la douleur.
Là-bas, au moins, je serais accompagné et équipé pour faire face à ma douleur, peut-être même pour l'atténuer momentanément.
Je m'y rendrai dans quelques jours. Mais aujourd'hui, je veux sortir, profiter du soleil, de la fraîcheur de l'air, de mes amis aussi.
Je ne leur ai même pas encore annoncé la nouvelle.
À vrai dire je ne pense pas la leur annoncer.
Je ne veux pas les attrister, je ne veux pas leur inspirer de pitié.
Je veux pouvoir profiter de chaque instant en leur compagnie précieuse et inégalable.
Gabriel, Julie et Léon me retrouvent sur les bords de Loire. C'est Agathe qui m'accompagne à nouveau.
J'en suis content.
J'en suis touché.
Je voulais m'y rendre en bus mais elle a insisté pour venir, me rappelant qu'il fallait encore que je prenne ma revanche pour la dernière fois.
Lorsque mes trois amis m'aperçoivent, ils se ruent sur moi et m'étreignent tour à tour.
Ça faisait six mois qu'on ne s'était pas vus. Entre les chirurgies, périodes de repos et examens, nous avons eu très peu d'occasions de nous voir.
Lorsque c'est le tour de Léon, il s'arrête un moment et me regarde dans les yeux, fronçant les sourcils:
—Tu es encore plus blême que d'habitude. me fait-il remarquer.
—Juste de la fatigue.
Il n'a pas l'air convaincu. Tant pis.
On a amené nos maillots de bain et on cherche un endroit qui n'est pas infesté par les algues.
Une fois trouvé, on installe nos affaires. Julie et Gabriel partent dans l'eau en premier, chahutant l'un avec l'autre.
Quant à Léon et moi, on reste quelques instants sur le rivage, à tenter de convaincre Agathe de nous rejoindre.
Qu'elle est belle quand elle sourit.
Et puis on sourit tous les trois alors qu'on la traine vers l'eau et qu'elle nous jette des liasses de feuilles mortes et d'herbes.
Un canard nasille à nos côtés et ça me fait l'effet d'un choc.
Je m'arrête brusquement et j'écoute attentivement les sons qu'il produit, obnubilé.
Agathe et Léon s'arrêtent, à mi-chemin dans l'eau, et me regardent un moment.
Et moi je ne les vois plus. Je ne vois plus que ce canard aux plumes aux reflets bleutés qui nage dans l'eau, libre et heureux.
Une femelle arrive, suivie de ses petits, et ils nagent tous ensemble dans le lac.
Tout à coup, on m'éclabousse.
J'observe Julie qui me souris malicieusement.
Je ne trouve pas la force de lui sourire en retour, parce qu'elle a fait fuir les canetons.
C'est presque si je lui en veux.
Mais je détourne mon attention de l'eau pour aider Léon à pousser ma soeur à nouveau.
Comme son rire est doux.
Pourquoi ne ris-tu pas plus souvent, grande soeur ?
Nous sommes enfin dans l'eau, qui est relativement fraîche.
Moi j'aime bien.
Ça me donne l'impression de ressentir mon corps, d'être encore là.
On joue dans l'eau tous ensemble, on s'amuse bien.
Mais dès que je croise le regard de Léon, je sais qu'il me soupçonne de quelque chose.
Il a peut-être remarqué ma tête bosselée et mon visage rachitique.
Rien de plus.
Mais une fois qu'il sort de l'eau et demande à ma soeur de l'accompagner, mes soupçons se confirment.
Je n'ose même pas l'en empêcher.
Mais ça risque de lui faire mal.
Lorsqu'il pose sa question, j'observe Agathe qui me lorgne momentanément puis dont le visage se décompose.
Elle pose une main sur son épaule et m'adresse un dernier regard avant de parler.
Je détourne les yeux et me rend à ma serviette. Dans mes affaires, j'en sort mon cerf, auquel il manque un bois, une patte, et un morceau de museau.
Je le tiens comme une peluche, comme s'il pouvait me réconforter.
—Ça va être dur. je lui dit en caressant son front de bois.
En périphérie de vision, je vois Léon m'approcher.
Je range mon précieux cerf et attend.
Une fois devant moi, il m'enserre et enterre son visage dans mon cou pour pleurer.
Je voudrais le repousser pour ne pas inquiéter les autres et, surtout, pour ne pas pleurer avec lui.
C'est dur.
De se dire que la vie continuera pour eux et pas pour moi.
Je ne pense pas avoir assez d'importance à leurs yeux pour que leur vie en soit changée.
Ils m'oublieront.
On oublie toujours.
Et puis ils ont une vie devant eux, tellement vaste, tellement riche, tellement belle.
Ils ne la gaspilleront pas à penser à leur défunt ami.
C'est dur à entendre, c'est dur à penser.
Mais c'est une vérité avec laquelle je dois apprendre à me familiariser.
Une vérité que je dois accepter.
Il se sépare difficilement de moi, et je vois son poing trembler devant moi.
Il m'en veut.
Il m'en veut tant.
Si mon visage n'était pas déjà balafré et bosselé, il m'aurait certainement donné un coup.
Je pose une main contre sa joue et il en pleure plus encore:
—Non... Non, c'est pas possible. C'est pas vrai !
Il met sa paume de main contre mon épaule tout en pleurant, s'empêchant premièrement de me frapper.
Comme par abandon.
—Tu peux pas arrêter de te battre.
Je soupire.
Je n'ai fait que ça, me battre.
Toujours, tout le temps, constamment.
Sans jamais arrêter.
Ma vie ne peut avoir de sens que si je veux me battre pour elle.
Mais j'en ai assez de résister.
Ils veulent toujours de moi cela, ils me vantent les mérites de cette vie qui ne m'a rien ou presque apporté d'assez bon, savoureux, pour que je sois assez déterminé à me battre pour elle.
Mais ils me font croire en la beauté, la joie, l'amour, toutes ces choses futiles et éphémères.
Je n'ai plus le temps pour apprécier l'éphémère.
Je n'ai plus le temps pour l'illusion et l'espoir.
Plus le temps pour apprécier quoi que ce soit.
Outre peut-être leur compagnie, à tous.
J'aimerai lui dire que si. Pour une fois, je vais faire comme bon me semble, même si ça implique de me laisser aller. De toute façon, c'est trop tard. Que je me batte ou non, je vais mourir.
Je le repousse lentement et lui dévoile un grand sourire:
—Ne gâchons pas cette sortie entre amis. S'il te plait.
Il semble comprendre et hoche la tête avant de s'éloigner pour sécher ses larmes. Je le vois trembler de tout son être et s'accouder à un banc de peur de chuter.
Ça fait mal de le voir ainsi.
Je ne pense pas pouvoir supporter de les voir tous les trois dans de tels torrents d'émotions.
Parce que je penserais qu'ils sont hypocrites.
Nous nageons tous ensemble et j'ai l'impression de vivre lorsque la fraicheur de l'eau caresse ma peau nue.
Mais ce qui touche mon âme, c'est la sombre beauté des bois endormis, à peine l'Automne arrive qu'ils penchent et se délaissent de leurs sublimes feuilles.
Il y en a qui jonchent la surface de l'eau, pareilles à des éclats de couleur sur une triste et calme toile.
On joue ensemble mais je vois Léon toujours bouleversé. Dès que personne ne le regarde, sa mine se teinte de tristesse et il s'humidifie le visage, comme pour dissimuler les larmes, ou bien pour se revivifier.
Mais plus les heures passent et plus son sourire revient. Si bien qu'il me prend dans les bras avec sur les lèvres le plus beau rictus.
Je ne sais pas trop quoi en penser.
Soit il m'a compris et souhaite que l'on profite de nos derniers moments ensemble, soit il a oublié.
Oublié la douleur. Oublié la vérité.
Et cela me mène à une conclusion.
Ils m'oublieront.
Pour éviter la souffrance, ils m'oublieront.
Oublier les larmes, oublier les cris, oublier le vide.
Ils oublient toujours.
Mais je les aime, ceux qui me jetterons au cachot de leurs souvenirs douloureux.
Je ne peux pas leur en vouloir.
J'aimerais simplement avoir la capacité de mettre la souffrance aux oubliettes.
De taire les maux qui fusionnent avec la vie.
De rendre muet ce qui, indicible pourtant, mue mes journées et fait palpiter mon crâne.
Mais si la douleur part, je pars aussi.
La souffrance est devenue ma vie.
L'eau claire miroite mon reflet que j'observe onduler au gré du faible courant.
Comme un spectre, bientôt disparu.
Ils oublient toujours.
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