2. Agathe
J'ouvre les yeux à nouveau. Un moment j'ai pensé que ce n'était pas réel. Que j'étais mort.
Mais je me suis bien réveillé.
Ç'aurait été paisible, comme fin. Je l'aurais accepté.
J'avais déchargé mon cœur et j'étais entouré.
C'était une belle mort. Je l'aurais aimé comme ça.
Mais il faut toujours qu'on me prenne ce qui peut m'être pris.
Je suis dans ma chambre et il fait jour, le soleil doré illumine mon bouquet de tournesols factices.
Je ne me suis pas réveillé de moi-même, j'ai entendu un bruit, et je remarque alors qu'une ombre oscille devant la fenêtre.
Je me lève et me dirige vers elle. À ma grande surprise et à mon grand bonheur, c'est le chat noir et blanc qui gratte la vitre.
Papa n'en sera pas heureux.
Mais peu m'importe.
J'ouvre la fenêtre et laisse le félin entrer.
Il me salue par un bref miaulement et se met à renifler ce qu'il trouve, s'y frottant ou montant dessus.
Je me sens nauséeux, alors je me remet dans mon lit, à côté de ma bassine. Mais rien ne vient.
Je tressaute lorsque le chat bondit sur le lit et l'inspecte. Je remarque alors qu'il n'a pas de collier. Un chat solitaire et abandonné...
Un instant plus tard, il se dirige vers mon visage, et j'aurais voulu me redresser, de peur qu'il me blesse, mais il se roule en boule confortablement à mes côtés et ronronne jusqu'à s'endormir.
Une compagnie sacrée. Voilà ce qu'il était pour moi, ce petit chat errant.
—Comment pourrais-je t'appeler... je me demande en murmurant. Est-ce que je devrais te nommer?
Lui donner un nom, ça veut dire s'attacher. Le lier à moi. Si je lui donne un nom, il devient mon chat. C'est décidé. Le jour où je le nomme, il est mien. Mais s'il est mien... Il y a une chance qu'il me voie mourir.
Il doit certainement déjà connaître la solitude et la mort, mais je ne veux pas la lui faire revivre.
Après quelques heures, Agathe vient me chercher. Elle veut que l'on aille se promener ensemble, au bord de la Loire.
Elle m'a réveillé et je me suis rendu compte que le chat était parti. J'espère qu'il reviendra, il va me manquer.
Comme prévu, elle prend le volant de notre antique coccinelle et nous nous promenons dans le village jusqu'au rivage. Il y a beaucoup de monde. C'est mercredi, toutes les grands-mères sortent leurs petits enfants qui hurlent gaiement et poursuivent canards et cygnes le long de l'eau.
Ça me fait sourire, même si c'est futile. J'aimerai les rejoindre dans leur joyeuse futilité. Ça me manque, d'agir si librement, sans me poser de questions, et de me faire remonter les bretelles par grand-mère après. Ça n'avait pas d'importance. J'avais passé un moment extraordinaire.
Alors je souris devant ces enfants rayonnants, alors que mamie est assise sur un banc à les surveiller, tantôt consternée, tantôt heureuse.
Je me tourne vers Agathe, qui fume nonchalamment à mes côtés. Je regarde ses lèvres tremblotantes et gercées.
Je le vois à sa gestuelle, elle a peur. Elle sombre quelque part. Je ne sais pas comment on appelle cet abîme, mais je crois qu'elle sombre avec moi, dans le même abîme.
Elle regarde le sol, comme penaude, et nous continuons d'avancer jusqu'à un large chemin de terre.
Le long de ce dernier, les passants se décalent pour laisser passer un vieux monsieur sur une charrette, guidé par un bel étalon du nom de Biscotte.
Il fait de grands gestes et souris aux enfants.
—Je veux aller dans la charrette. j'explique à ma soeur lorsque le véhicule passe à notre hauteur.
Elle me regarde un moment, fronçant les sourcils, alors que Biscotte s'éloigne avec lenteur.
Je veux y revenir. À cet âge où tous les trois on été poussés sur la charrette par maman et mamie. Et où on avait cette sensation d'effroi mais surtout de liberté en étant séparés d'elles pendant une vingtaine de minutes. Ce vieux monsieur nous racontait des histoires. Il avait trois chevaux et deux chèvres et il aimait les enfants. Un brave monsieur, aujourd'hui relayé par son frère.
À la fin des tours, il nous donnait chacun un morceau de carotte que l'on offrait à Caramel, qui laissait sur nos mains un petit filet de salive qui nous répugnait.
Agathe me pourchassait, la main baveuse, alors que je pleurais et me ruais vers maman.
Où sommes-nous passés ?
Où sont partis ces enfants taquins et joyeux?
Sont-ils loin de leur parents, dans la charrette de Bernard, avec Caramel ?
Ne leur sont-ils jamais revenus ?
Quand je regarde Agathe, je me demande si c'est bien la même petite fille aux cheveux blonds coiffés par mamie. Deux jolies couettes sur les côtés d'un visage pâle et rond. Elle me sourit, cette enfant, me dévoilant des dents à peine sorties et désordonnées. Elle porte une petite robe blanche à fleurs bleues. Elle court, oh comme elle court, pieds nus, vers le bord de la Loire, fuyant mamie, fuyant maman, fuyant ses amis, son frère, sa soeur, les contraintes et le temps.
Elle court, libre comme l'air, et elle fait ce dont elle a envie.
Sans contrainte.
Sans soucis, elle sourit.
Elle court, elle fuis.
Elle divague et erre comme elle en a envie.
Elle est libre.
Après quelques secondes à m'observer, elle détourne le regard. C'est certainement en voyant les larmes s'agglutiner aux coins de mes yeux. Elle ne bouge pas pendant un moment, puis elle s'éloigne.
Et elle court.
Elle court, Agathe.
Elle court pour moi.
Elle rattrape vite la charrette et me pointe du doigt alors que ses lèvres s'agitent. Gaston, frère de Bernard, m'adresse un regard bref et s'arrête après avoir hoché la tête.
Elle me fait signe de la rejoindre, ce que je fais en pleurant. Je renifle, les larmes s'éparsent, mais je suis heureux. Une fois arrivé à leur hauteur, Gaston me déverrouille la petite portière en bois.
Je m'apprête à monter et j'observe les yeux surpris et inquiets des enfants. Je me retourne un instant et délivre un baiser inattendu sur la joue de ma soeur.
—Au revoir Agathe. On se voit à la fin du tour.
Elle est interdite et tétanisée alors que je m'installe à côté des enfants. Sa cigarette se désagrège entre ses doigts mais elle semble déconnectée de la réalité.
Elle m'adresse un regard lourd, jusqu'à ce que la charrette redémarre. On se quitte comme ça, en se contemplant mutuellement dans toute notre grandeur.
Moi, j'observais sa fugacité lorsqu'elle courait autour de maman et mamie.
Elle, elle voyait sûrement son petit frère lui faire au revoir alors qu'il partait pour un tour supplémentaire de charrette.
Et je n'ai pas besoin de me retourner pour la voir s'effondrer en se lamentant.
Quant à moi, je contiens les larmes et j'avance en chantant avec les enfants:
Ma chandelle est morte, je n'ai plus de feu.
Ouvres-moi ta porte, pour l'amour de Dieu.
Et les sabots martèlent le sol,
Et les paroles se font si lourdes,
Et la chaleur m'aveugle,
Et la lumière me rend muet.
J'écoute patiemment, et eux m'épient comme un monstre. Je ferme les yeux pour écouter les gloussements, pour voir maman, pour caresser Caramel et pour saisir le souvenir de l'effluve sucrée d'une enfant que je crois disparue.
On verra à la fin du tour si quelque chose a changé.
En attendant, se succèdent des sons et des effluves qui me sont particulièrement délicats et agréables.
Une femme, à ma gauche, soutient un petit garçon trop curieux. Penché contre le bois, il regarde lentement défiler les arbres et les enfants qui s'esclaffent dans les installations de jeux. Comme s'il voulait désespérément les rejoindre. Quelques mètres plus tard, Gaston se met à chanter, une chanson en Italien:
—Con te, partirò.
Paesi che non ho mai
veduto e vissuto, con te.
Adesso, sì, li vivrò.
Con te, partirò
su navi, per mari
che io, lo so,
no, no, non esistono più.
Con te, io li vivrò.
Et moi je la connais bien cette chanson, mamie la récitait en tricotant dans le jardin, alors je chante avec lui:
—Con te, partirò ! nous chantons en coeur, libres à en mourir.
Et la femme rigole en nous entendant tous les deux, et elle me gratifie d'un doux regard.
Puis nous descendons en nous disant « Ciao ! » alors qu'il m'offre un morceau de carotte.
Je reste un moment à le contempler, et Agathe me rejoint alors:
—Allez ptit frère, c'est ton moment préféré. me dit-elle, un sourire malicieux dans la voix.
Et je repense à mon cerf fracturé. Et je repense aux carottes qui se brisent sous les dents su cheval. Et je pense à la petite fille aux couettes blondes qui se rue vers moi, la paume humide de salive.
Et je pleure. Je m'effondre devant l'animal et je pleure, mes yeux pleurent, mon corps tremble, et mon âme hurle.
—Si j'avais su, grande soeur, j'aurais chéri chacun de tes cadeaux baveux.
Et elle s'effondre sur moi. Et elle pleure avec moi en donnant la carotte à Caramel.
Et s'arrêtant difficilement de sangloter elle me tend la main:
—Il n'est pas trop tard pour que tu chérisses cette dernière caresse.
Et au moment où je tourne la tête vers elle, je sens l'humidité de la bave de l'animal contre ma joue.
Et on pleure. Mais on rie.
Bon sang qu'on rie tous les deux !
Et c'est merveilleux.
Rien ne fait sens. J'ai 8 ans et je rie alors que ma soeur me barbouille le visage de salive.
Ses yeux brûlent de souffrance et ses lèvres s'étirent de nostalgie.
On est malheureux. Terriblement malheureux et fracturés.
Et c'est merveilleux.
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