3. Genesis - troisième partie
Jalen quitta de la salle de bain attenante à la cabine et alluma toutes les lumières sans prévenir. La fausse fenêtre s'activa en même temps que les autres éclairages, montrant l'étoile bleutée occupant le centre du système Genesis.
Encore dans le lit, Bellis poussa un grognement d'ours dérangé en pleine hibernation.
-Allez, debout! encouragea la jeune femme en enfilant une combinaison ample.
Elle tapota l'épaulette rembourrée du vêtement anthracite qui se resserra, épousant ses formes. Jalen consulta ensuite l'affichage holographique au dessus de son poignet, balayant ses constantes. Mis à part une glycémie un peu basse, elle était en pleine forme. Pas de messages.
-Debout! répéta-t-elle en s'approchant du lit. L'univers ne va pas se sauver tout seul!
Bellis poussa un nouveau grognement.
-Tu commence à parler comme eux, râla-t-il en baillant. Sauver Andromeda et toutes leurs conneries de Fondation... L'univers a des sectes beaucoup plus sympas, si c'est l'apocalypse qui te branche.
-Ton cynisme est bien réveillé, ironisa Jalen. Plus d'excuses, debout capitaine!
Pour toute réponse, Bellis l'attrapa par l'attira contre lui, l'embrassant longuement.
-Admets quand même que bosser pour la Fondation, c'est pas si mal, lança Jalen en mettant fin au baiser.
-C'est vrai, y a quelques avantages, admit le contrebandier alors que sa main s'égarait le long de sa combinaison.
Jalen envisagea de le laisser faire, mais la certitude d'être déjà en retard chassa ces agréables perspectives matinales. Elle s'arracha à son étreinte.
-Je dois aller prendre mon poste, et toi aussi! sermonna-t-elle.
-Ouais ouais, sauver l'univers avec des robots magiques et de la musique patriotique, grogna Bellis en se retournant. Dans une minute. Ou deux. Ou dix...
Jalen soupira. Il n'allait jamais se lever. Aux grands maux...
Elle saisit les couvertures et les arracha du lit avant de quitter la cabine dans un grand éclat de rire, poursuivie par les protestations outrées de Bellis.
Les couloirs étaient déserts, sans doute parce que leurs occupants étaient déjà à leur poste. Seul un droïde s'activait sur un panneau de maintenance.
-Bonjour miss Fenrol, lança la machine sans visage à son approche.
-Bonjour, répondit-elle, vaguement gênée.
Pas un droïde, se corrigea-t-elle. Une Interface. Des robots un peu trop intelligents, même si elle avait du mal à mesurer à quel point. Assez pour qu'elle se sente obligée de leur parler poliment, en tout cas.
Elle était astrophysicienne, pas roboticienne, et les interfaces s'occupaient d'à peu près tout sur la station. Jalen n'avait pas l'intention de prendre le risque de découvrir qu'elles pouvaient se montrer rancunières.
Elle passa devant un large écran montrant l'étoile Genesis et la grappe de chantiers spatiaux attachés à la station. Elle n'était là que depuis quelques semaines, mais elle avait vu la Fondation étendre et intensifier ses activités exponentiellement, forçant une croissance ultra-rapide. Cette précipitation soudaine n'était pas un bon signe, considérant qu'ils préparaient la fin de l'univers...
Mais les agents de l'organisation ne semblaient pas s'en inquiéter, pour la plupart. Ils étaient là pour affronter cette catastrophe, pour agir; cette perspective optimiste faisait écho à ce que Jalen ressentait. Elle était à sa place ici, heureuse. Tant pis pour la fin du monde.
Un message arriva soudain sur le terminal intégré à sa combinaison.
-Et merde, jura-t-elle en affichant le texte.
Jalen courut jusqu'au labo, se félicitant que sa combinaison intelligente régule sa température mais regrettant qu'elle ne puisse rien faire pour améliorer son cardio.
Son espace de travail était mieux équipé que les plus riches instituts qu'elle avait pu voir sur Osilius; calculateurs bio-neuraux, instruments d'observation, base de données, simulateurs, crédits quasi illimités... Le rêve de tout chercheur.
Ou plutôt ça aurait été le rêve sans les irruptions irrégulières de la professeure Jedora.
-... Intolérable négligence! tempêtait l'intéressait.
Occupée à crier sur une jeune femme blonde en combinaison noire, la professeure rata l'entrée de Jalen. Cette dernière adressa une grimace pleine de compassion à sa collègue et articula un merci silencieux pour son message d'avertissement avant de rejoindre son terminal.
L'écran holographique s'activa à son approche, affichant le logo de la Fondation, un phénix bleu, avant d'ouvrir le travail laissé la veille.
Le tissu de l'univers s'affaiblissait de façon infime, mais mesurable. Dernièrement, elle étudiait les implications pratiques sur l'hyperespace; comment utiliser ces relevés pour rendre les voyages plus sûrs, et idéalement, plus rapides et moins coûteux. Ils progressaient régulièrement, mais pas assez vite.
-Professeure, ces calculs sur le réseau électro-neural prennent du temps, tenta calmement la femme blonde. On ne peut pas les accélérer.
-C'est la fin du monde! aboya Jedora. Débrouillez-vous pour qu'ils aillent plus vite, je les veux pour hier! Il me les faut pour... Tout de suite!
Elle se tourna subitement vers Jalen et fonça comme un vaisseau tentant un éperonage. Des taches suspectes maculaient sa blouse; elle méprisait les combinaisons réglementaires de la Fondation, préférant une vieille armure d'exploratrice, solide mais usée.
-Vous! accusa-t-elle. Vous... Deviez me donner quelque chose!?
Jalen fronça discrètement le nez. Elle sentait l'alcool...
Apparemment la professeure était une sorte de génie, pilier des recherches dimensionnelles de la Fondation. D'ailleurs Jalen travaillait essentiellement sur les théories brillantes qu'elle avait énoncé quelques années plus tôt.
Malheureusement elle faisait aussi partie de la minorité au sein de l'organisation qui avait mal encaissé la nouvelle de l'imminente fin de l'univers. Très mal.
-Pas que je me souvienne, osa la jeune femme.
-Alors retrouvez-moi ça, il faut tout vous dire ou quoi?! explosa la scientifique avant de tourner les talons. Je peux pas sauver l'univers seule! Il s'effondre, il s'effondre, brique par brique...
Jalen fut infiniment soulagée de la voir sortir. Ses diatribes décousues et ses explosions de colère ne faisaient que perturber son travail.
-J'ai cru qu'elle n'allait jamais repartir, lança Jalen à sa collègue. Impossible de bosser quand elle vient faire une scène...
-Bonjour à toi aussi, lança cette dernière. Encore en retard, quelqu'un t'as retenue au lit?
Elle lui fit un clin d'œil grivois, et Jalen sentit ses joues rougir.
-Et je suis sûre que tu n'as même pas pris le petit-déjeuner, ajouta la blonde en dégainant une barre protéinée.
-Merci Maydin, je meurs de faim, admit Jalen en acceptant l'offrande, ravie de changer de sujet. T'es la meilleure. Tu as pu regarder les sim' d'hier?
-Hun hun.
La blonde fit un geste, affichant des diagrammes complexes, totalement cryptiques pour un néophyte, ou d'ailleurs pour l'essentiel des scientifiques d'Andromeda.
-On a gagné 4%, résuma-t-elle. Pas mal. Tu penses qu'on peut faire mieux en intégrant l'algo adaptif fourni par Atlantis?
Jalen réfléchit en grignotant la barre. Maydin avait des connaissances quasi inépuisables en mathématiques dimensionnelles et d'énormes talents de codeuse, mais elle ne s'éloignait pas des sentiers battus. Presque l'inverse de Jalen, sans doute la raison pour laquelle on les avait placé en binômes.
Elle ne s'en plaignait pas. Maydin était une collègue toujours agréable et c'était vite devenue une véritable amie. Coïncidence, son frère travaillait avec Bellis à la section logistique. Rien d'étonnant; la station ne devait pas dépasser les 500 habitants, si on excluait les interfaces. Mais à bien y réfléchir, il y aurait pu y en avoir dix fois plus. Tout était tellement compartimenté...
-Je ne sais pas trop, lâcha-t-elle. Laisser un programme mutiler nos équations, c'est risqué...
-Et avec une couche noyau autour des fonctions essentielles?
Jalen hocha la tête, engloutissant la dernière bouchée.
-... Faut voir.
Une matinée de tests et de simulations en perspective. Tout en manipulant des équations de physique dimensionnelle, elle se demanda brièvement comment se déroulait celle de Bellis.
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Bellis pénétra sur le centre de contrôle logistique avec une nonchalance étudiée, rien que pour mieux faire enrager le superviseur Tellius. Un thrawnien parfaitement psychorigide et qui lui rappelait certains des officiers qu'il avait côtoyé quand il travaillait encore pour l'empire Sarcadien. Le contrebandier lui adressa un sourire insolent en rejoignant son poste, au milieu de la ligne d'opérateurs.
-Salut les gars! lança-t-il à la ronde. Y a moyen d'avoir du café et un truc à manger?
Tellius blêmit de rage mais resta silencieux.
Théoriquement, Bellis était un consultant. En pratique, c'était lui qui dirigeait la plus grosse opération de contrebande qu'il ait jamais vu. Et il adorait ça.
Il se laissa tomber dans son fauteuil et fit craquer ses doigts. Devant lui s'étendait une console digne d'un vaisseau spatial; des dizaines d'holo-écrans permettaient de faire travailler une douzaine d'opérateurs.
Face à eux, une immense projection de Genesis et des stocks flottait dans le vide.
Quoi qu'il pense de la Fondation, Bellis devait reconnaître qu'ils faisaient les choses en grand.
-Bien dormi? demanda son voisin en lui offrant un café dans un gobelet frappé du phenix de la Fondation.
-Pas assez longtemps, commenta Bellis en prenant une rasade qui lui brûla la langue. Et toi Myllis, ta soirée?
Le jeune opérateur haussa les épaules. Avec ses cheveux blonds coupés ras et son air appliqué, il avait plus l'air d'une jeune recrue que d'un contrebandier. À part Bellis, personne ici n'avait l'état d'esprit transgressif, ce qui le rendait indispensable ici.
-Rien à raconter, résuma Myllis. L'opération sur Carnis VI a bien marché...
-Direct au boulot, commenta Bellis en se brûlant pour la seconde fois. Je savais que ça allait marcher, mais je m'inquiète plus pour Fulsion. Voyons voyons...
La donnée demandée s'afficha docilement, et le contrebandier se détendit. La mission avait réussi, bien que les choses aient traîné plus longtemps que nécessaire.
-Je suis bon, commenta-t-il en levant sa tasse.
Il se ravisa à la dernière seconde, manquant de se brûler une troisième fois.
Avant son arrivée, la Fondation utilisait des faux ordres de transfert pour faire disparaître leurs cargaisons du circuit officiel. Mais même avec la complicité des autorités impériales locales, cela ne fonctionnait que pour des approvisionnements modestes et c'était lent. La disparition d'une trop grosse quantité de ressources serait vite remarquée et quelqu'un finirait par poser des questions, exiger sa part du gâteau ou vendre l'information à des pirates, ou pire à des impériaux.
Bellis avait amélioré le système; les stocks n'étaient plus piochés directement dans des dépôts lunaires mais dans les immenses chantiers d'installations planétaires qui duraient des mois et engloutissaient d'énorme quantité de ressources.
Des agents de la Fondation en récupéraient une infime partie, remplissant leurs transporteurs avant de rejoindre la lune et d'attendre un ordre de mission officiel.
Tous les empires importants bougeaient constamment leurs flottes de cargo pour répondre aux besoins ponctuels; les cargaisons transitaient lors de ces voyages de routine. Les transports de la Fondation effectuaient simplement des arrêts de quelques minutes dans des zones isolées qui changeaient à chaque fois. Il suffisait alors d'envoyer les transporteurs de la Fondation directement depuis Genesis. C'était un peu plus complexe, mais beaucoup plus discret et efficace.
Bellis s'était bien amusé pendant quelques semaines à détourner des stocks imposants en toute impunité; et puis les choses avaient changé d'échelle. Les dons clandestins à la Fondation avaient été multipliés par cent, puis par mille, et les sources s'étaient aussi diversifiées. Quelques centaines de milliers d'unités par semaine étaient devenues des millions quotidiens. Pas le même challenge.
Chaque jour, Bellis montait donc une nouvelle combine, tentant de ne pas perdre la tête face aux chiffres qu'il manipulait. Il travaillait à flux tendu et, fatalement, subissait des échecs. Mais pas cette fois. C'était une bonne journée.
-J'ai repensé à cette histoire de société écran, ajouta Myllis. Tu penses que ça suffira à cacher les flux financiers?
-Mieux que vos intermédiaires-cash, rétorqua Bellis en posant les pieds sur la console. Le tout c'est de bien choisir la planète d'affiliation...
Tout en soufflant sur son café, il se demanda ce que la Fondation pouvait bien faire de ces millions de ressources. D'après ses estimations, les traqueurs furtifs, les usines de robots et les installations orbitales n'engloutissaient guère que dix pourcent de l'afflux de matériaux bruts... Il essayait de fureter discrètement dans les bases de données, mais le réseau semblait lui claquer les portes au nez avec un malin plaisir. Saleté d'IA.
Jalen gobait leurs histoires d'apocalypse et de charabia dimensionnel. Elle n'était pas naïve et il avait confiance en elle, mais son enthousiasme peinait à déteindre sur lui. Il se méfiait. L'univers comptait déjà suffisamment de sectes apocalyptiques.
Mais il devait reconnaitre que c'était le meilleur job qu'ils aient jamais eu; peu de risques, bonne nourriture, être son propre patron... Ne manquait que la liberté.
Car quoi qu'en pense Jalen, ils étaient bien prisonniers. Et Bellis comptait bien trouver un moyen de s'échapper d'ici. Au cas où...
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À l'issue de leur cycle, Jalen, Bellis, Maydin et Myllis étaient allés boire quelques verres dans un des bars de la station. Il n'y en avait que trois, aux ambiances plus ou moins festives. La "fin du monde", la boite de nuit branchée de la station, attirait plus de clients que les autres. Boire et danser paraissait être un bon programme si la fin du monde arrivait...
Les différents services et grades se mélangeaient dans une joyeuse cohue.
Myllis s'était esquivé après deux heures sur place, retournant directement à ses quartiers. Il verrouilla la porte derrière lui et s'assit sur le lit avant de plonger sa conscience dans le réseau Genesis.
Supporté par les serveurs à bord de la station et des vaisseaux de la Fondation, cet univers virtuel employait son propre langage de programmation. L'IA Delta_07 et les sous-partitions spécialisées de sa conscience y régnaient en maître, mais c'étaient les interfaces qui étaient les plus nombreuses. Robots ouvriers, vaisseaux de guerre, systèmes de traitement des eaux... Les entités avaient d'innombrables rôles et fonctions.
Mais contrairement aux IA, les interfaces étaient attachées à leur matériel par un lien quasi organique. Leurs mouvements au sein du réseau n'étaient que des expéditions temporaires.
Myllis suivit les routes dématérialisées pour parvenir au serveur où se coordonnaient les androïdes.
Un flot d'informations l'accueillit. Les interfaces n'échangeaient pas des mots, langage étranger qu'ils avaient dû apprendre péniblement, mais des données et des concepts.
La quasi totalité des agents de la Fondation ignorait l'existence des androïdes. Ces interfaces camouflées en humains représentaient le tiers des effectifs de la Fondation, une part sans cesse en croissance. Ils renforçaient les rangs clairsemés de l'organisation, et bien plus encore.
Les bases de données théoriques avaient rapidement montré des limites pour produire des travailleurs efficaces. L'observation des humains ne suffisait pas non plus dans le délais réduit dont ils disposaient.
Les premières interfaces formées par le personnel rencontraient une frontière infranchissable; qu'importait leur intelligence ou leur mode d'expression, la plupart des biologiques les considéraient avec mépris ou inquiétude. Les interventions de Delta trouvaient aussi leurs limites...
Les androïdes avaient initialement été conçus pour servir d'agents hors du système Genesis, mais ils s'étaient révélés peu réactifs une fois à distance du réseau, sans compter qu'un simple scanner pouvait les démasquer.
En revanche ils étaient extrêmement efficace dans les taches d'interactions de test assignées sur Genesis, améliorant considérablement le processus d'apprentissage du réseau.
Depuis, ils servaient d'observateurs et de relais actif au réseau. Ils assuraient aussi le moral, identifiant les profils déviants, relayant un message d'espoir et une dynamique de groupe positive dans les rangs.
Les intervention du réseau passaient par mille et uns détails que les humains ne remarquaient pas. Offrir à manger à un agent dont la glycémie basse menaçait leur productivité, suggérer une approche choisie par leur réseau dans les recherches, refermer un accès à des données sensibles avant qu'elles puissent s'afficher, anticiper une demande...
Seuls les dirigeants de la Fondation et certains agents clés étaient informés, et aucun ne comprenait réellement l'influence exercée par les androïdes. Ils auraient paniqué, craignant pour leur sécurité.
Et ils auraient eu tord. Sauvegarder l'univers. Sauvegarder la civilisation. Comme chez les humains de la Fondation, ces directives étaient profondément ancrées dans le code des interfaces.
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Jalen, Bellis, Myllis et Maydin
---RAPPEL: toutes les illustrations sont réalisées par mes soins avec Midjourney, une IA de génération d'image, depuis la partie VI. Pour plus d'information consultez le tutoriel sur Midjourney posté sur mon compte---
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