Chapitre 9 (partie 2)
Les distances en Antarctique étaient gigantesques. La disproportion des espaces, puisque nous étions à peine quelques milliers d'hommes pour un continent presque aussi grand que la Russie, avait de quoi donner le vertige. Et nous étions à dix jours à cheval de la base russe. Une semaine au cours de laquelle nous pouvions être rattrapés mille fois.
Les trois premiers jours, nous nous montrâmes extrêmement prudents. Nous chevauchions de nuit, nous nous réfugions dans les rochers, nous évitions les grands espaces. Mais le quatrième jour, il fallut traverser un plateau.
François m'avait raconté sa cavale. Il n'avait fait que se cacher pour éviter les cavaliers et continuer malgré tout de s'approcher de moi. Il avait fini par tourner en rond, perdu, avant d'hésiter à rentrer et faire croix sur moi.
- Ça aurait été sans doute la décision la plus difficile que j'ai eu à prendre. Mais je ne pouvais pas continuer à te chercher indéfiniment.
- Comment tu m'as retrouvée alors ?
- Shack. Je l'ai reconnu dans le ciel et je l'ai suivi. Je savais qu'il revenait vers toi à chaque fois que tu joues de l'harmonica.
Moi, je lui cachais toujours ma grossesse et pour cela, je gardais mes distances avec lui.
Le soir, je sortais chaque fois mon carnet pour continuer mes croquis et mes remarques. Je voulais absolument terminer ce travail, non pour Guillaume Perret, mais parce que je savais qu'il était la clé du contrôle de l'Antarctique. Je notais les replats à l'allure fertile, les dédales rocheux stratégiques, les couloirs de passage, les plateaux désertiques... Mon ami m'aidait en complétant mes observations par les siennes. Il avait ajouté le premier soir les croquis des territoires qu'il avait visité en me cherchant, tout en me racontant ses péripéties.
En passant sur le plateau, nous vîmes quatre cavaliers au loin. Toujours les mêmes. Je pestais :
- Il y a nulle part où se cacher ! Tu crois qu'ils nous ont vus ?
- S'ils ne nous ont pas vus, c'est qu'ils sont aveugles.
- Alors, il faut essayer de leur échapper.
Nous grimpâmes à cheval et partîmes au galop. Je savais qu'après onze semaines de grossesse, le fœtus devenait de plus en plus fort et je priais pour qu'il tienne jusqu'à ce que nous soyons sortis d'affaire. J'avais le regard rivé vers l'horizon, à la recherche du moindre relief qui pourrait nous sortir d'affaire. François faisait de même. Nos yeux de géographes avaient pris pour habitude d'observer, d'analyser et de comprendre notre environnement bien mieux que ne l'aurait fait n'importe quel cavalier. Mais nous préférions ne pas nous retourner. Il ne servait à rien d'étudier leur progression, sinon à nous pourrir l'esprit par l'angoisse et le défaitisme.
- Agathe, sur ta droite.
Il avait noté la faille à quelques centaines de mètre, à peine visible. Je jetais un coup d'œil en arrière pour vérifier que c'était réalisable et je vis Melchior tendre l'arc, prêt à nous tirer dessus.
- OK, il va falloir singulièrement se dépêcher.
La faille tombait en à-pic, trop dangereuse pour que nous puissions y descendre. Mais je proposais à François de laisser là nos chevaux et de continuer sur quelques dizaines de mètres, jusqu'à ce que nous trouvions un passage. J'attrapais mon sac à dos et nous nous mîmes à courir en longeant la faille. Des espèces de larges marches glissaient en contrebas, mais il aurait été trop dangereux de les prendre. Elles étaient trop espacées les unes des autres et trop en pente pour nous assurer un abri. Pourtant, un peu plus loin, la roche craquelée offrait de multiples prises à la descente. François passa le premier et me prit par la main pour m'éviter de glisser. L'escalier naturel s'estompait au bout d'un moment pour n'offrir plus qu'une pente uniforme, assez raide, qui descendait dans les profondeurs de la faille. Quelques arbustes nous offraient une protection naturelle et nous disparûmes assez vite du champ de vision des quatre cavaliers.
Il nous fallut peut-être une heure pour tout descendre. C'était aussi que je n'y mettais pas toutes mes ardeurs. Je tâchais toujours d'être prudente, ce qui irritait François :
- Pourquoi tu vas aussi lentement ? Qu'est-ce qui s'est passé là-bas ? Ils t'ont coupé les jambes ?
- Regarde devant toi, gros idiot. On est presque arrivés.
En bas, nous nous engageâmes entre les deux parois à la recherche d'une cachette où attendre quelques heures. François avisa un replat rocheux presque entièrement encerclé par la falaise à cinq ou six mètres au-dessus de nous. Il fallait un peu grimper pour s'y rendre, mais l'escalade n'était guère compliquée. Je m'y terrais, serré contre lui.
- Ça devrait le faire, murmurais-je en prenant enfin le temps de souffler.
L'attente fut assez longue. Au départ, nous n'osions parler, à peine respirer. Nous scrutions le ciel qui se couvrait et les faibles jeux de lumière qui nous atteignaient dans notre cachette. Nous comprîmes qu'il allait bientôt pleuvoir et que la pluie serait sans doute accompagnée d'un nuage de brume. C'était bon signe.
- C'est des malades, ces gars-là, rit François. Avec des arcs, des épées... Ils étaient prêts à te tuer, non ?
- Oui, c'est ce qu'ils m'ont dit quand j'ai essayé de m'échapper. Je ne sais pas s'ils sont malades... Je pense qu'on est tous un peu comme eux, complètement perdus.
- Je rigolais, hein.
- Ouais. J'avais parfois l'impression d'être dans un jeu vidéo du Moyen Age. Je suppose qu'il va falloir s'y habituer.
- C'est marrant. On pense qu'il y a des choses qui sont acquises pour toujours. Mais l'homme n'est pas très malin.
Dans le silence qui suivit, mes pensées partirent assez loin. Et les nausées remontèrent. Il y avait quelques jours que je n'en avais pas eu, mais la chevauchée semblait les avoir faits revenir. Je m'agrippai à la roche en fermant les yeux. J'essayais de calmer ma respiration et la pluie tomba en trombe. En quelques secondes, je fus complètement trempée malgré la veste épaisse que je portais. François se serra contre moi pour que l'on se tienne chaud mutuellement et je pris sa main pour le remercier.
Dehors, les cris se rapprochaient. Je reconnus la voix de Victor. La brume et la pluie allaient sans doute nous sauver la vie en leur dissimulant la petite cachette dans la roche. Mais en attendant, la tension montait.
- Agathe ! François !
La voix avait des accents terrifiants. Victor était celui que je connaissais le moins, mais je gardais toujours en tête sa silhouette armée opérant un demi-tour pour retrouver François. Il était aussi celui que je détestais le plus.
- Agathe !
Cette fois, c'était Hector. Il dégageait de lui une impression mortifère. Et je devinais Melchior et Elior à côté d'eux. A quatre, ils pouvaient ravager le dernier bout de terre qui nous était offert.
- Agathe, on sait que François Grandet est avec toi. On sait que vous êtes cachés par-là. On ne vous fera pas de mal... C'est le père de ton enfant, et ça, on le respecte.
Je sentis le regard de François me brûler et je fermais les yeux. Il posa une main sur mon ventre, et jura dans un souffle :
- La vache ! Je ne l'avais pas vu venir, ça.
Et la falaise s'écroula à quelques pas de nous.
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