Chapitre 7 (partie 1)

            Juste après la semaine passée au mont Vinson, nous revînmes à notre base. Nous avions un an pour définir un territoire, une organisation étatique, et une identité culturelle. Etant Français, la voie semblait déjà toute tracée et le commandant Perret s'était déjà imposé comme chef légitime du petit groupe que nous formions.

J'avais impulsé un changement radical à mon mode de vie, comprenant qu'il me serait dangereux de ne pas acquérir de solides bases de combat et une musculature fine et solide. En trois mois, je vis mon corps se transformer : ma taille se sculptait et les abdos apparaissaient ; la petite couche de graisse s'effondrait d'autant plus vite que notre quotidien alimentaire était relativement pauvre et mes traits s'affinaient. Je voyais les regards des hommes s'attarder de plus en plus sur mon physique et, s'il n'y avait pas eu les multiples séances de self défense avec le commandant, je n'aurais guère été rassurée.

Un jour, (nous terminions justement l'une d'elle) je repensais aux réunions du mont Vinson et je demandais au commandant où nous en étions de la construction de l'Etat. C'est alors que, longuement, il me fit part de ses hésitations :

- Pour l'instant, j'observe. J'ai peur de trop précipiter les choses et de nous mener droit au chaos. Surtout, les bandes indépendantes se rapprochent. Ils ont l'air d'avoir une technologie un peu plus avancée que la nôtre et je me méfie d'eux.

- Tu penses à quel type de régime ? Est-ce qu'il ne faudrait pas en discuter avec tout le monde ?

- Une démocratie ? En discuter, c'est aller vers la démocratie, tu le sais très bien. Donc le débat est clos : nous sommes tous d'accord pour le régime.

- Mais il faut prendre la décision collectivement, ne serait-ce que parce qu'il s'agirait d'une mesure symbolique...

- Et ensuite ? Démocratie française, chinoise, russe, suisse, américaine... Est-ce que parce que nous sommes Français, il faut garder la structure française ? Et le territoire ? Nous sommes si peu nombreux qu'il ne sert à rien de chercher à contrôler beaucoup. Pour l'instant, je réfléchis.

Il finit pourtant par écouter mes conseils et convoquer tous ceux qui le voulaient à une discussion sur l'avenir du groupe, quelques semaines après notre discussion. Nous nous réunîmes sur le port, entre deux averses torrentielles. Nous étions un peu moins d'une centaine, sous un soleil de crépuscule, à la limite de l'horizon. Nous savions qu'il allait bientôt disparaitre pour quelques mois, c'était le jour du dernier soleil.

Sur les rochers, de multiples oiseaux étaient venus se reposer, comme si, après des semaines d'errance, ils trouvaient enfin un pic où se reposer. Leurs cris formaient une nuisance sonore permanente en arrière-fond de nos palabres, mais nous aimions les observer s'ébrouer, s'amuser, s'endormir, s'envoler, fascinés par leur insouciance et leur légèreté. Le jour des oiseaux.

Le débat prit rapidement une forme inattendue. Noah se leva et dit :

- Le fracas des mers et des flots ébranle les puissances. Réjouis-toi, fille des océans, voici ton roi qui vient à toi. Il est juste et victorieux ; il est humble comme l'enfant dans les bras de sa mère.

Il s'assit et se tut. C'était Noah : des paroles sibyllines qui troublaient les esprits et les échauffaient. A peine le vieil homme avait-il terminé son apostrophe que Ronan, le mécanicien de la mission Adélie, se leva brusquement, le visage rouge, pour protester :

- Nous n'aurons pas de monarchie. C'est un acquis qui a fait rupture. Celui qui a dit que l'histoire est un éternel recommencement est un con. Démocratie : il faut un vote, votons !

- Calme-toi, calme-toi, lui dit Pierre en le forçant à se rasseoir. C'était une image, tu connais Noah. Mais au moins, nous avons un point de départ.

Et le débat commença.

Adélie, c'est le nom que nous choisîmes alors. Parce que c'était le nom d'une femme, celle d'un explorateur, un nom lié à l'Antarctique et un nom joli. Adélie. C'était la suggestion de Noah et elle nous avait plu. Il fallait définir des lois et un groupe de volontaires s'était improvisé juristes pour un an. Lorsque la constitution serait créée, un vote aurait lieu. Moi, je retenais « Adélie ».

Et soudain, on me tira violemment de mes pensées :

- Agathe comme présidente temporaire.

C'était Pierre qui avait parlé et je lui jetais un regard étonné. Puis, tous les yeux se tournèrent vers Guillaume Perret qui ne put retenir un tic nerveux, avant de sourire : affable, comme toujours. Mais les autres s'insurgèrent. J'étais trop jeune. Je venais d'arriver. Le commandant s'imposait.

Ça n'avait duré qu'une seconde, mais l'hésitation qui avait parcouru les rangs m'avait fait comprendre que j'étais moins marginale que je ne l'imaginais : j'avais su me faire aimer de chacun et respecter par quelques remarques avisées ; je leur avais sauvé la vie sur le trajet vers le mont Vinson ; et j'étais unique, parce que j'étais femme, parce que je venais de loin après un parcours solitaire, parce que je savais faire danser les albatros. J'aurais pu défendre ma position, et peut-être récupérer la place de leader qu'on avait été si près de m'offrir. Mais je sentais bien que c'était le rôle d'un autre et je le lui laissais volontiers.

Lorsque nous terminâmes, le noir s'était définitivement installé sur nos terres. Seule la lueur pâlotte des étoiles, souvent couverte d'un voile de nuée, illuminait nos faces.

J'avais l'impression, déjà, d'aimer cette petite portion de terre dévorée par les océans, menacée par les tempêtes et les inondations, comme un petit bout d'Eden préservé loin des terreurs du ciel. Adélie... On ne parlait plus de Français, d'Américains, de Suisses ou de Russes. La France avait été engloutie, pourquoi garder son nom ? La transition avait dit adieu à un pays vieux de mille cinq cents ans et habité depuis des millénaires. Nous étions les derniers Français et le nom de France était soudainement rejeté dans l'oubli. Nous voulions créer.

Au lendemain de cette réunion mémorable, Guillaume frappa à la cahute de François où je me reposais et passa la porte en demandant :

- François, tu peux nous laisser seuls un instant ?

Le jeune homme me lança un regard inquiet. Mais un sourire lui indiqua que tout allait bien et qu'il pouvait s'en aller. Le commandant s'assit par terre, près du bidon renversé. Je voyais à son air nerveux que ce qu'il allait me demander n'avait rien d'anodin et je me mis aussitôt sur la défensive :

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

- C'est avec toi que j'ai eu la discussion. C'est toi et François Grandet que j'ai entrainé. Etonnamment, c'est sans doute toi qui es la mieux qualifiée pour cette mission.

- Quelle mission ?

- Tu te rappelles le groupe d'indépendants ? J'aimerais que tu ailles les espionner pour moi, sous couvert d'une enquête d'une toute autre nature. Est-ce que tu connais le département des géographes, sous Napoléon ?

Et sur un signe négatif de ma part, il précisa :

- L'empereur savait qu'une très bonne connaissance du terrain pouvait vous faire gagner une bataille. Il a embauché des géographes pour connaitre le terrain sur lequel aurait lieu les combats. Agathe, il faut que tu partes cartographier l'Antarctique.

- Vous voulez la guerre ?

- Elle arrive, la guerre. Je ne fais que me préparer.

- Pourquoi ce défaitisme ? Pourquoi irions-nous en guerre ?

- C'est dans notre intérêt, dans celui de tous les hommes présents sur ce continent.

- Non. Si nous nous entretuons, il n'y aura plus personne. Qui voudrait régner sur : rien ?

- D'où les intrigues, les alliances, les ruses...

- Qui vont mener à la guerre.

- Ok, imagine qu'il n'y ait pas de guerre. Nous définissons un territoire. Tout l'Antarctique est régulé par de petites principautés. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, sauf que dans notre hâte à réguler tout le continent, nous avions oublié que certains sont avantagés par rapport aux autres. Avant peu, si nous ne prenons pas les devants, nous nous retrouverons sous le joug de quelques groupuscules plus fortunés que nous dans le partage des terres : un accès protégé à la mer, propice aux installations portuaires, de riches gisements miniers, gaziers ou pétroliers, une terre verte favorable à une agriculture intensive... Est-ce que tu veux qu'on reste indépendants ? Libres ?

- Oui, mais...

- Alors la guerre. Tu vas partir ? Prends qui tu veux avec toi. Ta mission nous est extrêmement précieuse, mais il faut faire vite.

J'acceptai. Je ne savais pas encore si le commandant faisait cela pour m'éloigner, alors qu'il devinait le danger que je pouvais représenter pour lui-même, ou au contraire pour me donner plus de pouvoir, parce qu'il savait qu'en revenant j'aurais acquis une image héroïque et que mes connaissances feraient ma force. Quoiqu'il en soit, dans un cas comme dans l'autre, j'avais tout intérêt à partir.

François accepta de venir avec moi, mais je ne proposais à personne d'autre. Je voulais rester discrète. Je passai la soirée à bord de l'Endurance, récupérant un gros carnet presque vierge, des crayons et les cartes de relief que j'avais emportés depuis ma Patagonie. Je les observai quelques temps, rêveuse, dessinant le trajet que nous emprunterions, imaginant les découvertes que nous y ferions... Et François grimpa à bord.

Il se pencha d'abord par-dessus mon épaule pour observer ce que je faisais et sourit. Aussitôt, mes pensées dévièrent. Le souffle court, j'attendis qu'il me parle. Il me prit par la main et m'entraina sur l'unique couchette de l'Endurance.

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