Chapitre 6 (partie 2)
Au début étonnée de cette marque d’intérêt, alors qu’il avait toujours été très froid à mon égard, je compris ensuite sa requête. Passés un grand rocher, on pouvait voir le paysage se dégager. Une ligne de crète découpée finement, creusée par des lacs et quelques torrents, coulait loin vers l’Est. Un groupe d’hommes s’avançait vers nous, comme de petites billes qui roulaient sur les flancs d’une montagne. Je m’étonnais de ce qu’ils ne soient pas déjà avec nous et Perret m’expliqua :
- On ne fait que répéter qu’il n’y a presque aucun survivant des premiers pionniers venus s’installer en Antarctique. Mais c’est faux. Tu as vu les Américains, des scientifiques. Et Noah, un vieux marin. Surtout, ce sont des groupes un peu hétéroclites, des gens qui ont tout abandonné, métiers, familles, amis… Un peu des solitaires, pour survivre.
Comme moi.
- Beaucoup d’hommes. Que des hommes en fait. Dangereux. Mais je ne sais pas quels sont leurs plans. Ils n’ont pas été prévenus de la réunion, à dessein. Je ne sais pas ce qu’il prépare, mais méfie-toi d’eux. Ils ciblent les femmes surtout.
Je frémis.
- Il faut qu’on revienne, commandant.
Les exposés continuaient. L’historien, désormais au pupitre, revenait sur quelques dates pour montrer comment les Etats s’étaient reconstruits au fil des siècles. La Grèce antique n’avait dû la pérennité de ses structures étatiques qu’aux institutions et aux lois créées par quelques législateurs mythiques. En 476, c’était l’identité du peuple, rattachée autour de la figure forte d’un chef charismatique, qui avait primé ; mais les conquêtes seules avaient pu combler la vacance de pouvoir. Bien plus tard, aux lendemains de la Révolution, les Etats s’étaient réunis en congrès pour décider du futur de l’Europe et du monde. Et récemment, les Etats avaient tenté de perdurer par une structure souple qui s’adaptait à une situation mouvante sur un terrain sans cesse réduit, mais les rivalités personnelles et la perte de repères avaient fini par miner leurs fondements jusqu’à les détruire à la racine. Il ne restait plus rien aujourd’hui de ces régimes fantômes. Les gouvernements avaient disparu : il fallait repenser le monde.
Le soir, la nuit ne vint pas. Je m’étonnais chaque fois plus de la longueur du jour, mais cette nuit-là, nous n’eûmes pas même une ou deux heures d’obscurité. François était à côté de moi, ronflant comme une marmite. Il m’avait confié juste avant de s’endormir que Pierre avait trouvé une femme pour allaiter son bébé. Cela aurait dû me soulager, mais j’étais presque déçue, sans savoir pourquoi.
Et je repensais aux discours du jour. Repenser le futur : nous avions la possibilité de créer l’utopie dont nous avions toujours rêvé. Il nous suffisait de ne pas foncer tête baissée dans les rivalités et les enjeux de pouvoir. C’était comme une page blanche sur laquelle dessiner un rêve et je laissais mes pensées m’entrainer dans un futur béat, débarrassé du mal.
Nous nous étions couchés dans le coin d’une maison. La paille sur laquelle nous reposions venait parfois piquer ma peau et provoquait des démangeaisons. Mais je savais que nous étions mieux lotis que d’autres qui dormaient dehors. Et surtout, j’étais entre quatre murs.
Le lendemain, Guillaume arborait une mine sombre. Il me jeta un regard en biais, avant de détourner vite ses yeux. J’étais touchée par son inquiétude, mais je ne voulais pas rester dans l’ignorance et je m’approchai :
- Il s’est passé quelque chose cette nuit, n’est-ce pas ?
- Les hommes dont je t’ai parlé s’en sont pris à une jeune femme. Elle va bien, ne t’inquiète pas. Elle est juste sous le choc.
- Ils sont où maintenant ?
- Partis. La jeune nourrice de Marine n’était pas mariée et n’a pas de petit ami. C’est une autre victime.
J’aurais dû être furieuse, me révolter contre la barbarie qui rejaillissait par ces hommes. Mais je ne me fis qu’une réflexion : « c’est l’instinct humain qui cherche à survivre et à protéger notre race face au risque d’extinction ».
Il fallait que j’apprenne à me protéger.
Dans la matinée, avant que les réunions ne recommencent, François m’apprit quelques techniques de self défense. Apprise en ligne, évidemment, comme tout ce qu’il savait par ailleurs. Alors, nous tâtonnions maladroitement pour chercher les meilleures prises, et comprendre comment fonctionnait chaque technique. Mais il faut avouer que le résultat final ne fut guère concluant. Aussi nous nous assîmes sur l’herbe, sans rien dire, désemparés.
Guillaume Perret avait dû nous observer, car c’est à ce moment-là qu’il se montra et nous dit :
- Je crois que vous avez besoin d’aide, les enfants. Mais je vous préviens : ce n’est pas en quelques leçons que nous allons y arriver. Il faut que l’effort tienne.
J’avais un bateau qui s’appelait l’Endurance : je crois que j’étais capable de suivre cette leçon. Et nous accueillîmes ce maître qualifié avec joie.
Comme nous manquions de condition physique, les exercices n’étaient souvent réussis qu’à moitié. Qu’importe : nous avions le sentiment que le monde continuait de tourner et le futur nous faisait moins peur. Mais nous avions l’air un peu ridicules. Comme je manquais de forces, je me tortillais en tous sens pour tenter d’échapper à la prise du commandant. Quand il la raffermissait, je pouvais me trouver les jambes en l’air, gesticulant comme un petit vers, furieuse de ne pas y arriver, quand Guillaume affichait un petit sourire ironique et que François plié en deux de rire se moquait de mes gesticulades désordonnées. Pourtant, j’eus ma revanche, lorsque mon ami fut plaqué sèchement au sol et que je vis sa tête écrasée par terre, déformée en une horrible grimace. Il n’avait pas l’air plus brillant. Il fallait dire que le sport n’était pas notre point fort.
- Bon, les enfants, nous dit le commandant quand il fut l’heure de retourner à l’amphithéâtre, il y a du boulot. Il y a du boulot, c’est sûr…
Mais il promit à notre plus grande joie qu’il continuerait ses leçons presque quotidiennement.
La deuxième journée de ce congrès était destinée aux débats entre les chefs des différents groupuscules qui s’étaient formés. Je savais que Guillaume Perret devait y participer et je lui étais d’autant plus reconnaissante d’avoir pris le temps de nous apprendre les techniques de défense ce matin.
Comme la pluie s’était calmée, il me semblait que nous étions plus nombreux à écouter ce jour-là. Et surtout, l’attention était bien présente. Nombreux étaient ceux qui se fichaient des fondements intellectuels du nouveau monde que l’on devait construire, mais qui comprenait que l’enjeu de la journée était gros : qu'est-ce qui allait nous gouverner ?
Ils étaient une vingtaine autour de la table. Aux présentations, il apparut que de nombreuses puissances de l’ancien temps étaient représentées : les Etats-Unis évidemment, la France avec le commandant Perret, le Royaume Uni, la Russie, la Chine, le Japon… Il manquait de nombreux pays européens, et à l’inverse les pays de l’hémisphère sud étaient nombreux autour de la table : Chili, Argentine (les pays de ma Patagonie), Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande… Les débats pouvaient commencer.
Je ne saurais décrire toutes les émotions qui m’agitèrent au cours de ces débats. J’avais connu la solitude des mers, la beauté des océans, la dureté de la vie, et j’y avais découvert une splendeur que jamais mon ancienne vie ne m’avait offerte. Tous, ici, ne parlaient que de reconstruire ce qui avait été détruit. Et je devinais les guerres à venir, les conflits d’exploitation, les pillages, les massacres, les destructions physiques et l’abrutissement.
Ils étaient perdus. Je voyais leur esprit chercher difficilement un chemin à travers les méandres obscurs de ce qui se proposait à eux. Nous avions trop de possibilités et pas assez de temps pour bien discerner. Alors, ils reproduisaient ce qu’ils connaissaient.
Garder les mêmes Etats. Pire : laisser un an aux embryons étatiques pour se développer et dessiner un nouveau territoire. Armées, combats, guerres. Toutes les frontières étaient nées dans le sang. C’était comme si dans leur esprit le résumé de siècles d’histoire leur répétait inlassablement : c’est la loi du plus fort qui gagne toujours, alors il faut combattre. Et les poings étaient crispés, les visages fermés et graves. Depuis la démocratisation au XIXe siècle et le rejet de toute violence, la guerre ne pouvait être envisagée. Nul ne la mentionna, mais tous craignaient son spectre menaçant. Alors ils posaient des garanties, ils créaient des alliances : tous les chefs se promettaient entraide mutuelle contre celui qui ferait la guerre aux autres. Mais je n’y croyais pas : les alliances se brisent et le plus fort, pour peu qu’il s’équipe, peut aisément écraser ces groupuscules sans armes. Mon cœur battait de plus en plus fort. Qu'est-ce qui nous attendait ?
C’était évident : sans les dépendances économiques, sans les puissances militaires capables d’écraser d'une seule bombe les autres Etats, sans la stabilité des habitudes de la paix et du dialogue, l’Antarctique deviendrait bientôt un nouveau champ de ruine. Et c’était la dernière terre qu’il nous restait.
Ils parlèrent économie. Et j’étais tétanisée. Il fallait forer au plus vite pour récupérer les gisements de pétrole, de charbon, de métaux précieux encore inexploités en ces terres australes, et relancer au plus vite la croissance économique. D’ici un an, le train de vie ne devait plus ressembler aux terribles conditions de survie auxquelles nous étions tous astreints. De grandes cultures devaient être lancées, sur le modèle des essais agricoles néo-zélandais, près de leur base au Mont Erebus. Des germes de pommes de terre et des pousses de sapin avaient été plantés. Si cela poussait mal encore, on ne pouvait espérer qu’une croissance rapide, jointe à une richesse certaine. En attendant, il fallait consommer les phoques, les produits de la pêche et les algues.
Quant au reste, ils ne pouvaient qu’encourager les femmes à avoir des enfants. Nous avions besoin d’un nouveau souffle.
Je partis avant la fin. J’avais besoin de marcher, courir, me libérer l’esprit. François me suivit du regard, de loin. Et je disparus. J’avais besoin de relâcher la pression. C’était trop de nouvelles choses à assimiler et mon esprit n’en était pas capable. Il craqua.
J’étais d’un tempérament idéaliste. Française quoi. Je brûlais de changer le monde, bercée par les douces utopies qui naissaient constamment dans mon esprit. Et j’avais la fougue pour me porter à lancer les projets qui devaient réaliser ces rêves. A l’issu de ces quelques jours de congrès, lassée d’entendre répéter les mêmes conseils à la prudence, les mêmes mesures sages songeant au confort plutôt qu’à la beauté, aux richesses plutôt qu’à la grandeur, à la science plutôt qu’aux lettres, je m’étonnais de découvrir chez moi l’impression de leur être supérieur par l’esprit. J’aurais voulu étouffer ces germes d’ambition, mais je savais qu’en ces temps de troubles, nous avions besoin de toutes les énergies possibles et je voulais moi aussi créer un nouveau monde.
Je crois que c’est à ce moment-là qu’émergea pour la première fois dans mon esprit l’idée qu’il me faudrait partir, parce que je n’étais qu’une jeune fille qui agissait aux marges, et que je n’appartenais à personne, à aucun pays. Je me fis une promesse. On se fait tout le temps des promesses, mais celle-là, à long terme, je devais la tenir : je serai puissante, et mon monde sera beau.
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