Chapitre 6 (partie 1)

La première impression qui me frappa, ce fut la taille du village. La base américaine, censée comprendre tous les rescapés d’une nation autrefois grande de plusieurs centaines de millions de personnes, dotés d’une armée, d’une économie et d’une influence des plus puissantes, avait la taille d’un gros bourg des marges pionnières d’un pays non développé. Pionnier, c’était le mot. L’esprit américain de conquête des espaces, à la recherche d’une nouvelle terre promise, avait perduré malgré l’effondrement de l’État.

             Je remarquai ensuite tous les matériaux de récupération. Contrairement à la base française, ce n’était pas un établissement ex nihilo. C’était le camp scientifique Eights, non loin des côtes de la mer de Bellingshausen, qui s’était déplacé sur les pentes du mont Vinson pour gagner de l’altitude et se réfugier loin des flots. Une partie des matériaux des baraquements avaient été récupérés là-bas et apportaient l’illusion que la science continuait ses recherches, comme avant-poste de l’humanité et non comme derniers reliquats des masses humaines.

-         Pourquoi est-ce qu’ils sont si peu nombreux ?

-         Les fontes, me dit François. Le changement très rapide d’écosystème a induit de graves déséquilibres météorologiques. Avalanches, éboulement rocheux, et pire que tout les laves torrentielles… L’eau dévalait les pentes en entrainant avec elle des roches tout juste arrachées à la terre et ravageait tout avec une puissance de destruction sans pareil.

-         Comment tu sais ça ?

-         Je sais tout, fit-il avec un petit air mutin.

La pluie se remit à tomber et je poursuivis mon inspection du village. J’en appris un peu plus sur la base du mont Vinson et les images dansaient dans ma tête. Des survivants. Les hommes du mont Vinson avaient survécu aux inondations massives, supporté des vêtements trempés plusieurs mois d’affilés, été astreint à un jeûne strict et difficile faute de nourriture accessible, et fuit continuellement les catastrophes jusqu’à en être épuisés. Puis, peu à peu, les cataclysmes s’étaient espacés, les hommes s’étaient endurcis et la vie semblait avoir pris un cours normal.

Des visages barbus, une ou deux femmes le regard dur, pas d’enfants. Ils avaient traversé le pire et ils en étaient sortis différents. Je parcourus du regard l’étrange peuple que nous formions. Tous, nous étions traversés par une énergie sauvage et libre qui ne demandait qu’à être canalisée par de nouvelles règles.

Nous nous assîmes sur les flancs de la montagne, dans une sorte d’amphithéâtre naturel qui se prêtait à cette parodie de réunion internationale. Des anoraks épais, des chaussures de marche en cuir ou des bottes de navigation, des pantalons épais sous la pluie… Je repensais aux costumes ajustés des plus grandes marques de luxe et aux cravates sobres des dirigeants de l’ancien monde.

L’eau glissait sous nos fesses, s’infiltrait dans les rigoles naturelles pour grossir en un flux tempétueux qui ravalait les roches instables vers le bas. Nous avions pris garde à nous installer suffisamment en hauteur pour ne pas être impactés par ces phénomènes et Guillaume Perret avait fait pression sur les organisateurs pour que le lieu retenu ne se trouvât point sous une flèche rocheuse à l’allure menaçante. On avait fini par l’écouter et déplacer la réunion là où nous nous trouvions.

La pluie nous faisait regretter les grands palaces intérieurs. Mais les huttes de mont Vinson n’auraient jamais pu accueillir une foule si importante, et il fallait que le monde écoute. C’était une nouvelle société que l’on voulait bâtir.

             L’échange eut lieu en anglais. Lorsqu’on l’annonça, je sentis passer dans la foule une vague de protestation : nombreux rejetaient l’anglais comme langue internationale, car avec la réduction de la population cela signifiait que cette langue s’imposerait comme langue unique et tyrannique, définissant un nouveau peuple aux couleurs anglo-saxonnes. Est-ce qu’il n’était pas possible de créer une nouvelle langue ? Je laissais l’idée en suspens, séduite, intriguée.

-         Mesdames et messieurs, bonjour.

Je parcourus des yeux l’assemblée. Les femmes représentaient sans doute moins d’un quart de la population rescapée. Frémissement.

-         Merci d’avoir fait le déplacement. Nous savons combien cela demande un effort aujourd’hui. Je suis Tom Anderson, commandant de l’expédition étatsunienne « Greenland », et organisateur en chef de cette réunion. L’enjeu de ce débat est assez lourd puisqu’il s’agit de redonner une structure étatique à ce monde. Et jamais encore les hommes n’ont eu à procéder ainsi pour reconstruire des Etats. Le congrès va s’étaler sur plusieurs jours. Nous avons réuni des personnalités savantes (avec beaucoup de mal, il est vrai, tant elles sont peu nombreuses à avoir survécu). Aujourd’hui, nous écouterons un météorologue nous expliquer les cataclysmes physiques qui ont frappé notre planète. Nous l’avons tous vu de nos yeux, mais une approche biaisée ne saurait suffire à une compréhension plus profonde des phénomènes. Ensuite, un historien nous instruira sur les grandes périodes de transition précédentes pour que nous puissions comprendre quels sont les leviers de construction d’un nouvel ordre. Enfin, Frédéric Michel, ici présent, était un politologue et géopoliticien de renom en Nouvelle-Zélande. Il nous présentera les différentes alternatives… Les autres jours seront consacrés aux discussions entre représentants des différents groupes nationaux, auxquels seront bien sûr invités à participer tous ceux qui le souhaitent.

Des applaudissements timides répondirent à son introduction. Le froid et la pluie, joints à notre immobilité, nous rendaient incapables d’être entièrement présents. Je voyais des têtes scruter le ciel toutes les trente secondes pour vérifier que l’accalmie qui se dessinait au loin progressait bien vers nous.

Un homme grisonnant, mais à l’allure sèche et sportive, s'avança, un calepin à la main. Son visage exprimait tous les signes de la gravité la plus profonde, sans dissimuler pour autant une légère angoisse.

Guillaume Perret se glissa discrètement à ma droite en me demandant s’il avait raté quelque chose. Je lui fis signe que non et nous prêtâmes attention.

-         C’est compliqué, commença le météorologue. Nous avons perdu au cours des dernières mois une bonne partie de notre équipement scientifique, et la rupture des communications a sérieusement handicapé nos recherches. Nous avions envisagé le pire et construit des scénarios multiples, mais ce qui s’est passé défie tous nos modèles et nos prévisions. La hausse des températures a entrainé une boucle de rétroaction positive : plus les températures montaient, plus les températures montaient. Il ne nous était plus possible d’agir en quoi que ce soit pour limiter ce phénomène. Au niveau des pôles, la situation était plus catastrophique encore : leur situation géographique multipliait par deux la progression thermique. Pour un réchauffement de 6°C en Europe, nous étions à 12°C en Antarctique.

Il n’évoquait pas la responsabilité humaine. De toute façon, il était trop tard pour revenir sur les erreurs passées. Il valait mieux avancer dans le futur.

-         Un tel changement de températures, aussi rapide, n’a pu qu’entrainer des perturbations massives de l’écosystème terrestre. Nous avons tous subi les conséquences de la hausse massive des eaux. Certains d’entre nous ont essuyés de violentes tempêtes ou affronté quelque puissant cyclone. Je voudrais d’abord vous parler de ces-derniers. Ils résultent de l’évaporation rapide des eaux chaudes et se forment grâce à la force de Coriolis. Mais là est le hic : plus les cyclones se forment loin de l’Equateur, plus leur puissance croît. Autrement dit, plus les eaux se réchauffent à cause du changement climatique, plus les cyclones massifs se font récurrents. Et cela transforme les terres qui appartenaient autrefois aux climats tempérés en enfer terrestre. Quant aux anciens pays équatoriaux, les chaleurs extrêmes y rendent impossibles toute vie.

Il était étrange d’entendre expliquer scientifiquement des phénomènes que j’avais vécu de façon si intime : bouleversée, transformée, révélée par les tempêtes et les déserts maritimes, j’y voyais des images saisissantes, des émotions dantesques et un pincement au cœur.

Le météorologue continua longuement son exposé. Nous savions tous qu’il était peu probable qu’avec une telle description la vie ait pu subsister au nord du cercle Antarctique. Il n’en finissait plus d’énumérer les multiples menaces, technologiques, virales et physiques, qui détruisaient l’humanité. Les mines graves et lugubres ternissaient à mesure que le discours progressait et un silence de plomb vint accueillir le dernier mot.

Nous étions à peine quelques centaines, peut-être quelques milliers, guère plus. Les derniers. Et moi, je n’y croyais pas. C’était mépriser sans façon la grandeur de l’espèce humaine.

             Je n’écoutais pas le récit du politologue. C’étaient des mots souvent creux, démocratie, aristocratie, monarchie, tyrannie… Après des millénaires de sujétions diverses et variées, nous en étions écœurés. Et le commandant sollicitait mon aide :

-         Suis-moi, il faut que je te montre quelque chose.

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