Chapitre 5 (partie 2)
François s'approcha de moi pour me dire :
- La nuit tombe. On va s'arrêter là. Personne n'a de tente, mais la nuit est claire. Couvre-toi bien avec ton manteau.
La colonne s'était posée sur le rebord d'un épaulement. L'eau, à quelques centaines de mètres, venait lécher le bord des rochers. Et un peu plus haut, des flèches acérées, sculptées par la glace, semblaient monter la garde. Je posais mon sac entre deux rochers et m'assis pour avaler un morceau de courgette séchée. C'était un peu fade, mais c'est tout ce que nous avions. Et rapidement, la situation me parut impossible.
- François, est-ce que ça va durer longtemps ?
- Quoi ?
- On n'est pas fait pour vivre comme cela. On n'a rien à manger. L'eau est comptée. Pas d'abri, ni de quoi se vêtir ou allumer un feu... Tu as lu les histoires des survivants : il leur faut tenir jusqu'à ce qu'ils retrouvent la civilisation. Mais nous ? Il nous faut la reconstruire. Est-ce que nous en aurons la force ?
- Mes parents étaient des fonctionnaires plus ou moins ennuyeux. Ils étaient englués dans leur quotidien ridicule. C'est-ce qui les a perdus. Ils ne voyaient pas qu'il fallait tout risquer pour quitter cette vie ennuyeuse. Et j'étais comme eux. Puis, je suis parti. Créer, se dépasser, si tu oses, tu peux repousser les frontières de ton imagination. Si tu oses, Agathe.
- Créer, répétais-je pour moi-même. Créer...
Le mot me faisait rire. Je n'étais pas Dieu et je ne me sentais pas capable, seule, d'un tel effort.
Quand la nuit vint, j'observais la troupe que nous constituons. Un amalgame hétérogène de marins, pionniers, et les hommes du La Pérouse. « Petit garçon, eh dans ta tête... » chantait la chanson du port de Patagonie. Je sortis l'harmonica et poussai quelques notes. Très vite, revint l'air que je répétai au cours des semaines d'errance. Quatre notes, qui gagnaient en intensité avant de redescendre doucement. Les hommes m'observaient sans rien dire et je scrutai le ciel. Ces quatre notes avaient longtemps été un secret partagé entre moi et mes albatros. Je les livrai aujourd'hui avec nostalgie, et j'aurais aimé qu'ils revinssent. Ils m'écoutaient.
Un cri fendit le ciel et je vis la double paire d'ailes blanches à la lueur de la Lune. Leur pâleur presque phosphorescente attira l'attention de tous les survivants et certains se levèrent subitement pour observer la vision de plus près. Après une brève interruption de l'harmonica pour les admirer en silence, je repris les quatre notes et je vis les albatros tournoyer lentement au-dessus de moi.
Quand ils se posèrent, je tendis ma main dans laquelle j'avais glissé des miettes de légumes séchés.
- Shack, Bau...
En me relevant, je vis dans le regard des hommes briller une lueur étonnante, comme si j'étais différente. Les quelques mois passés sur les mers, la sensibilité au monde qui m'environnait, l'attention des marginaux me rendaient spéciale à leurs yeux. Et c'était un lien unique, au-delà du simple attachement de l'animal domestiqué, qui me reliait à ces majestueux oiseaux sauvages. Comme une amitié, j'y voyais des promesses, des souvenirs et des regards. J'étais la femme à l'albatros.
Ils passèrent la nuit au creux d'un rocher non loin de moi. Je serrais contre mon cœur comme un nouveau trésor le petit harmonica. Et j'écoutais les bruits de la nuit, incapable de dormir. Par moment, j'entendais les piaulements gutturaux des deux albatros. Plus bas, la mer battait son ressac. Et près de moi, les hommes se tournaient et se retournaient sur l'herbe rocailleuse. Ces petits bruits anodins se confondaient dans la pureté des montagnes avec le silence puissant et céleste qui y régnait.
L'air était frais et je frissonnai. Le manteau ne parvenait pas à contenir toute ma chaleur corporelle et mes jambes à l'air étaient exposés au vent glacial de ces comtés australes. Je voyais François grelotter près de moi, dans son sommeil. Et je restai longtemps à l'observer, presque sans même m'en rendre compte. Ses boucles brunes tombaient sur son visage et barraient ses yeux d'un trait noir. Ses frêles épaules grelottaient et venaient secouer tout son corps maigre et nerveux. Je finis par m'approcher de lui pour me réchauffer à son contact et lui transmettre un peu de ma chaleur.
Malgré tout, le sommeil ne vint pas. Dans la nuit, les bruits infinis continuaient de jouer leur étrange mélodie et je tendis l'oreille.
J'avais cru entendre un bruit parasite, comme une fausse note à cette harmonie sonore. Je crus au départ à l'eau d'un torrent qui arrivait vers nous en dévalant légèrement, et je me redressai d'un bond. Le bourdonnement s'intensifia et je levai les yeux.
Juste au-dessus de nous, une partie de la flèche rocheuse fendue en deux s'écroulait et l'avalanche courait vers nous.
- Débout ! Vite, réveillez-vous ! Criais-je instinctivement.
Quelques hommes émergèrent lentement et je passai rapidement dans les rangs en leur donnant des coups de pied et répétant :
- Debout ! Vite !
François fut sur pied parmi les premiers et m'aida à réveiller les autres. Le grondement devenait assourdissant et nous nous précipitâmes derrière un rocher qui devait nous offrir une protection. Encore haletante, je parcourus du regard les hommes à demi-réveillés et les comptai attentivement. François surprit mon regard inquiet et voulut me rassurer en me prenant la main, mais je la retirai vivement.
- Alors ? Me souffla-t-il après un moment de silence.
J'avais la gorge nouée. Je me sentais responsable.
- Attends, je finis.
Ils s'observaient craintivement, s'assurant que leurs camarades étaient tous présents. Je croisai le regard du capitaine qui par un léger hochement de tête me remercia. La situation aurait pu être catastrophique.
- Ils y sont tous.
- Merci, chuchota le jeune homme.
Et il me jeta un regard étrange. Un peu mal à l'aise, je me demandai s'il m'avait sentie contre lui juste avant l'alerte. Mais à la façon dont il me parlait, je devinais qu'il s'en était rendu compte. Et je lui souris, maladroitement, avant de m'écarter du rocher.
La menace était passée. Quelques gravillons couraient toujours le long de la pente, constamment freinés par les obstacles naturels, avant de s'arrêter. En bas, de gros blocs rocheux avaient agité la mer et des vagues venaient grimper sur quelques dizaines de mètres. Mais nous étions trop hauts pour être atteints.
En relevant la tête, nous vîmes la flèche amputée de sa partie septentrionale. Le spectacle était glaçant et nous n'osions plus nous recouchés.
- La structure est fragilisée, dit finalement le commandement. Il serait dangereux de rester ici, nous allons trouver un autre endroit où finir la nuit.
Il hésita un instant et poursuivit :
- Et nous instaurerons des quarts. Sans Agathe, que je remercie... (il fit une pause) ... nous ne serions plus là. Nous sommes trop prompts à l'oublier, mais nous sommes toujours des survivants en milieu hostile.
J'attrapai les sourires ou les hochements de tête qui disaient le respect et les remerciements des hommes de la colonne. Mais ce que j'avais fait, ce n'était rien. Je savais que des catastrophes de ce genre recommenceraient. Ici, c'était la roche fragilisée sans le support du glacier qui s'effritait et tombait. Plus loin, ce seront les tempêtes, la faim, le froid.
Et j'observais avec une attention nouvelle le chef qui nous guidait. Il ne nous avait peut-être pas sauvés cette nuit, mais la confiance qu'il inspirait, le respect qu'on accordait à ses directives et son bon sens étaient autant de qualités, plus discrètes, qui nous permettraient de traverser ces temps de troubles. Le commandant Perret... C'était un autre visage que je devinais derrière la brume qui occultait les chemins du futur.
Et trois jours plus tard, nous étions au mont Vinson.
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