Chapitre 5 (partie 1)
Les terres s'ouvraient derrière les premiers pics, intégrant des collines, quelques étangs, des étendues rases qui se couvraient peu à peu de verdure. Depuis mon arrivée, je n'attendais qu'une chose : découvrir ce nouveau continent. Nous n'avions connu depuis plus de cinq cents ans que la ville, les champs, les glaces. Et s'ouvrait désormais notre nouvelle maison.
Je récupérais un sac de voile sur l'Endurance à l'intérieur duquel je mis quelques effets : des vêtements de rechange, des fruits et des légumes secs pour le voyage, une petite gourde et mon harmonica. Je n'avais pas vraiment de chaussures de marche, mais on me prêta des bottes en cuir.
- Elles viennent d'où ?
- C'est moi qui les ai faites, me dit François.
- Il y a des animaux ici ?
- Il y a quelques années, quelques colons sont venus ici, avant que les conditions ne se dégradent rapidement. La fonte massive a provoqué de très graves inondations qui ont longtemps rendu ces terres inhospitalières. C'est pour cela que l'occupation est longtemps restée résiduelle malgré les catastrophes sur les autres terres. En tous cas, si les colons n'ont pu survivre, les bêtes qu'ils apportaient sont restées. Il y a quelques vaches et moutons, presque retournés à l'état sauvage. Je crois qu'il y avait des chevaux aussi. Il y a trois mois, on a tué un veau qui était malade. J'ai récupéré son cuir et j'en ai fait quelques paires.
- Où as-tu appris cela ?
- Il y a des années qu'on sait que tout va disparaitre. J'ai anticipé. Tu ne l'as pas fait ?
- Je suis partie de chez moi. C'est tout. Il n'y a plus de colons ?
François me fit signe qu'il ne savait pas et je baissai la tête. Pourquoi est-ce que j'avais survécu là où d'autres étaient morts par milliers ? Est-ce que j'étais une battante, une survivante ? Je me rappelai la pluie s'écrasant contre mes joues mouillées de larmes sur le pont du navire balayé par l'orage, la ligne de vie tirant douloureusement sur ma peau. Et le mât en flamme... Je fermai les yeux.
Le commandant Perret prit la tête du groupe et nous partîmes. Nous étions une cinquantaine, dans une accoutrement des plus grotesques. Chacun avait rafistolé quelques vieilles paires de chaussures, confectionné à la hâte un sac à dos dans lequel ranger tous les effets nécessaires pour le voyage, improvisé un couvre-chef avec un turban et les plus malins, sous un soleil de plomb, avaient couverts leurs yeux d'une suie noire qui protégeaient leurs yeux des rayons les plus menaçants. Moi, il me restait mes lunettes de soleil. A l'excitation qui parcourait les rangs, je compris que c'était la première fois que bien des hommes quittaient la base. La sécurité de l'endroit dans une période de troubles météorologiques, l'inconnu des terres australes et la méfiance vis-à-vis des autres rescapés, peut-être plus désespérés et plus dangereux, les avaient conduits à se terrer entre deux rochers et un petit bras de mer.
Je m'approchai du commandant pour lui demander ce qui nous attendait au mont Vinson. Il marchait d'un bon pas, à la tête de la colonne, et il me fallut presque courir pour le rattraper. Quand il me vit, il me sourit sans s'arrêter et je posai ma question.
- A peine étions-nous installés, Agathe, que j'envoyai un messager vers le mont Vinson où je savais que les Américains s'étaient installés. Il devait leur annoncer que nous comptions créer une base à cet endroit-même. L'émissaire me rapporta que cette annonce ne plut guère aux anciens Américains. Ils disaient que leur territoire s'étendait jusqu'ici et que si nous voulions nous y installer, il faudrait se soumettre à leur gouvernement.
- Ils ont vraiment dit cela ?
- Il y a quoi d'étonnant ?
- Je pensais qu'ils... comprendraient que la situation ne se prête guère aux jeux de pouvoir. On parle de survie de l'humanité...
- Tu comprends mieux pourquoi il est délicat de continuer à parler de pays. Derrière, il y a la question de la souveraineté, d'un territoire à se partager, à se disputer... Et les hommes deviennent fous lorsqu'on parle de pouvoir. Les vraies questions sont occultées. Mais les Américains ne sont pas si grossiers. Ils savaient bien qu'il faudrait un jour ou l'autre fixer de nouvelles règles, imposer un nouveau cap... Il y a deux mois, ils ont envoyé des messagers à toutes les bases pour les inviter à venir discuter.
- Et vous, qu'est-ce que vous allez leur dire ?
- Il me faut encore réfléchir.
Rien ne m'avait préparé aux paysages qui s'étalaient devant moi. Les glaciers durant des millénaires avaient joué de leur formidable force d'érosion pour recalibrer les vallées. La fonte des glaces avait emprisonné des étendues d'eau douce qui reposaient au fond de ces vallées, quand la mer n'avait pas réussi à étirer un bras jusqu'à l'intérieur des terres australes. La pauvreté de la végétation donnait à certains versants exposés sud autrefois couverts de neige des allures lunaires. Parfois, une herbe fine et rase courraient sous nos pieds et je rêvais du jour où ces immensités rases connaitraient le verger, la culture et les prés.
Cette question m'agitait tout au long de notre voyage. J'étais révulsée à la simple idée de reconstruire les pays, les frontières et les lois tels que nous les avions toujours connus. Mais que dire d'autres ? C'était tout ce que nous connaissions. J'étais dérangée par l'idée de déformer ces extraordinaires beautés sauvages par l'anthropisation moderne, comme si notre planète ne devait plus être touchée par l'homme. Il fallait qu'elle reste vierge, comme ce qui se proposait sous nos yeux, à peine touché par les sociétés.
Mais ce n'était pas l'écologie, notre maison commune. Nous aurions pu disparaitre et la vie aurait continué loin de nous. Pourtant nous avions survécu. N'était-ce pas donner la preuve la plus grande que nous méritions notre place en ce monde ? Nous faisions partie de ce bel écosystème et je rêvais d'une harmonie. Un cosmos.
Mon rythme de marche avait singulièrement ralenti et je m'étais laissé dépasser par de nombreux marcheurs. En émergeant de mes pensées, je vis qu'un homme cherchait à rester à mon niveau. Il ne disait rien et se contentait de sourire gentiment en observant le paysage. Je le reconnus aussitôt : c'était le mystérieux vieil homme de la nuit sur le port. C'était le type même du baroudeur toujours sur les mers, rétif au sédentarisme et aux normes. Il constituait une énigme et ne faisait rien pour laisser le voile s'envoler.
Quand il vit que je l'avais reconnu, son sourire s'élargit et il me dit :
- Que le sage écoute et il augmentera son savoir.
J'étouffai un petit rire un peu gêné, touchée malgré moi par ses étranges paroles.
- Qui êtes-vous ? C'est à moi de vous écouter.
- Je suis Noah, celui qui soulage des labeurs et de la peine qu'impose à nos mains un sol maudit.
- C'est-à-dire ?
- Ce sont les paroles d'un vieux livre de sage. J'y découvre la poésie, l'émerveillement et l'espérance.
- Noah, depuis quand êtes-vous ici ?
- J'ai longtemps fendu les mers. Des confins de l'Asie aux monts de Borée, la mer était ma maison. Je les sillonnais, cherchant l'au-delà.
Il s'arrêta un instant, précisa :
- Le dépassement de soi.
- Vous avez fait des courses ? Le Vendée Globe ? Les transats ? J'étais bretonne. On accueillait les marins victorieux à grands cris. Ils étaient tous victorieux.
- J'ai fait cela et bien plus. Mais le grondement de la mer, un grondement sans limite, comme une démonstration de la puissance, m'a repoussé sur les berges de l'Antarctique. C'était il y a quinze ans. Depuis, les monstres sont sortis des eaux et nous enferment sur les terres. Alors, Agathe, comment as-tu fait pour venir jusqu'ici ?
- J'ai vu la terre ébranler les grandeurs. Elle frappe le sol et jaillit la vie, tendre et naïve. Les océans s'agitent soudainement et les monstres sont sortis sous l'éclat du tonnerre. J'ai tenu bon. Mais je sais maintenant qu'il y a au fond de moi cette force, ce feu brûlant qui menace de tout dévaster, qui veut se répandre pour dévorer tout ce qui est à sa portée, et qui peut conduire aux choses les plus grandes et les plus belles si je le laisse glisser hors de mes mains. J'ai ce feu en moi. Il n'y était pas quand je suis partie. Noah, Noah... Apprenez-moi l'émerveillement et l'espérance.
Il me sourit encore, sans rien dire, et poursuivit sa marche en silence. Je me répétais mentalement ce que je venais de dire, le découvrant à mesure que je le formulais, et prenant le temps de bien l'intégrer. Cela bouillait au fond de moi, prêt à exploser. Et c'était nouveau.
Je pouvais presque voir les nuages barrer mon avenir, comme un rideau de pluie obscur qui laisse passer de vagues ombres. C'était comme si j'étais au sommet d'une montagne, sous une pluie battante, entourée de brume. Un monde s'étend sous moi et il me suffit de décider pour le contrôler. Mais je ne vois rien des multiples directions qui me sont offertes. Où que j'aille, c'est une descente sous la brume vers les désillusions. Mais je devine à travers le filtre opaque des futurs plus ou moins séduisants. Il me faudra tout risquer pour m'engager sur un chemin peu sûr, et je vois dans la brume le visage de mes compagnons de voyage changer à mesure que je me tourne vers l'une ou l'autre direction. Noah, Noah... Où me mèneras-tu ? Où conduiras-tu notre belle planète bleue ? J'ai l'impression d'entendre par sa bouche des paroles prophétiques pleine de poésie et d'espérance et mon cœur séduit tend à s'y soumettre. Oh, je voudrais qu'il guide nos pas vers une société belle et sensible.
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