Chapitre 4 (partie 2)

Je me glissais hors de la couverture et jetai un dernier regard à la pièce. Là, dans un coin, François dormait à même la paille sous un grand manteau d'hiver. J'eus un pincement au cœur : je croyais qu'il avait un autre lit... Sur le bidon renversé, je vis quelques fruits et légumes posés sur une assiette. Je souris, mais n'y touchai pas.

Dehors, le temps était léger. Une nuit assez fraiche enveloppait les montagnes et je récupérai mon vieil anorak de voile. Un silence lourd pesait sur le village. L'agitation était retombée, mais quelques personnes continuaient de veiller, assises dans leur coin, le nez dans les étoiles. Je vis passer le commandant qui se dirigeait vers le port. Il me jeta un regard étonné, fronça les sourcils, mais ne fit aucune remarque.

Je fis quelques pas, m'avançant vers les eaux noires aux remous scintillants. Un homme était assis sur un rocher, une pipe dans la bouche. Il marmonnait doucement une chanson légère.

- Bonne nuit ?

Il se retourna vers moi et me dit :

- Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole au grand jour, ni la peste qui rôde dans le noir, ni les eaux qui te cernent tout le jour...

- C'est-à-dire ?

Le vieux marin eut un sourire très doux et m'expliqua :

- Ce sont des mots que je me répète. Ils m'aident à me souvenir...

- Vous souvenir ?

- Il faut être brave.

Et ce fut tout.

Le lendemain, quand je me réveillai, je crus avoir rêvé cette rencontre nocturne. François m'attendait devant la table de fortune avec un grand sourire, et je partageai le repas avec lui. Il y avait des mois que je n'avais pas aussi bien mangé et je l'en remerciai. Après une bonne douche au bidon, je récupérai les habits que me tendais mon hôte. Une blouson en cuir, une chemise en lin bleu, et un jean plus ou moins élimé. J'enfilai mes bottes de navigation sous le regard attentif de François.

- Ça te va bien, Agathe.

Un brin surprise, je contins un sursaut et demandai :

- C'est à toi ?

- Non. C'était à une jeune femme qui est morte.

De nouveau, un frisson.

- Tu la connaissais ? Dis-je en me relevant.

- Un peu. Elle a fait le voyage avec nous. Elle était enceinte.

Je me rappelai la femme sans anorak, celle qui avait pris un thé. Elle avait gardé la main sur son ventre durant toute la soirée et s'était serré contre un homme assez jeune.

- Comment ?

- La faim. Au début, on n'avait pas assez de nourriture. Quand elle a accouché, elle n'a pas tenu. Le bébé est là, mais elle est morte.

- C'est le père qui s'en occupe, n'est-ce pas ?

- Oui. On n'a presque plus de lait en poudre. Le bébé va mourir... Marine : c'est une petite fille.

- Il n'y a personne d'autre pour s'en occuper ?

- Il n'y a pas beaucoup de femmes ici, Agathe.

De nouveau un frisson. A sa façon de me reluquer, je compris que ses intentions n'étaient peut-être pas si bonnes qu'il me semblait. Pour dissiper le malaise, je lui demandais de me faire visiter le port et nous sortîmes de la cabane.

De nouveau un arrêt. Le vieux marin était là. Il me sourit. Il me fit un clin d'œil. Et je me rappelai les mots de la nuit dans un vertige. Des survivants... A quoi est-ce que je m'attendais ? Les épreuves avaient forgé une nouvelle race d'hommes et les logiques d'hier n'étaient plus les mêmes. Ce que nous appelions « folie » était devenu chemin de survie. Les pratiques autrefois qualifiées comme « déviantes » devenaient rationnelles, comprises, intégrées.

Et tout dégénéra en quelques instants. Il y avait plus de monde sur le port et on me regardait avec une curiosité que je comprenais de mieux en mieux. Je me tenais sur la défensive, sans trop savoir pourquoi. J'aurais dû me sentir en sécurité, au sol, au milieu des miens. Mais soudain, j'entendis un cri.

- Agathe !

Je reconnus le père, nerveux, fatigué. Il tenait entre ses bras le poupon de quelques semaines et je m'arrêtai, le cœur battant. Le jeune homme s'approcha à quelques pas de moi, dans une attitude presque respectueuse. Je voyais ses yeux briller, son visage bouleversé et je ne pus m'empêcher d'être émue. Il prit ma main et me dit :

- Elle va mourir, Agathe. Sa mère est morte.

- Je ne peux rien faire. Je suis désolée.

François, de plus en plus inquiet, me tira par le bras en m'incitant à y aller et ignorer le pauvre père. La foule, curieuse, se faisait de plus en plus compacte. Je murmurais à François :

- Je ne comprends pas pourquoi il y a si peu de femme.

- C'était une expédition scientifique, pour un voyage long et peut-être sans retour. Certaines devaient nous rejoindre, mais beaucoup n'ont pas voulu venir.

- Non, il y a des femmes partout maintenant. On n'est plus au XIXe siècle.

- Elles sont mortes, Agathe. Elles étaient sur un autre bateau. Il n'a pas passé l'équateur. Une tempête l'a emporté.

- Et les marins ? Tous ceux qui sont ici ne viennent pas de l'expédition ?

Mais le père nous suivait et il m'attrapa par le bras pour me dire :

- Tu peux la sauver, Agathe. Et tu sais comment. Il ne s'agit plus seulement d'honneur. Il s'agit de survie de l'espèce humaine, de sauver un bébé.

- Mais je ne veux pas.

- On ne réfléchit plus pareil, tu ne comprends pas. Ce qui était important l'année dernière n'a plus la même importance aujourd'hui.

- Lâche-moi, j'ai dit non.

- Il va bien falloir y passer à un moment ou un autre. Tu ne pourras pas toujours fuir. Mais Marine a besoin de ton aide aujourd'hui. Regarde-la, regarde-la...

L'enfant avait de beaux yeux verts. Elle pleurnichait doucement.

- Avec qui tu veux, Agathe. Mais on a besoin d'enfants, on a besoin de lait...

Le dégout m'envahissait à mesure qu'il parlait. Et la foule compacte m'empêchait de fuir. On m'observait avec une curiosité avide et je crus que j'allais étouffer.

- François, s'il te plait.

Il ne m'entendit pas. Il était trop occupé à opposer son corps en barrage contre ceux qui s'approchaient trop. Et dans les autres bases ? Ailleurs... Il y avait des femmes, non ?

- Agathe, François, Pierre, venez ici, s'il vous plait.

C'était la voix du commandant qui claquait dans l'air matinal. La foule s'écarta et on s'approcha de Guillaume Perret, avant d'entrer dans son bureau. Je me tins aussi loin que je pus de Pierre. Aussi désespéré qu'il me parût être, je ne voulais pas l'aider. Pas comme cela. Mais j'étais rassurée qu'un chef reprenne la situation en main.

- Ça va, Agathe ?

- Pourquoi est-ce qu'il y a si peu de femmes ? Il y a bien des marins, des scientifiques...

- Quand es-tu partie en Patagonie ?

- Il y a dix ans.

- Donc tu n'as pas connu les grandes épidémies ? Il n'y en avait pas dans ton nouveau pays ?

- Non...

- Tu écoutais la radio ?

- Pas trop.

Au grand dam de mon patron. J'avais décidé de couper tous les ponts.

- Quelles épidémies ?

- Avec la fonte des glaces en Sibérie, de nombreux virus ont parcouru les populations restantes. Quand les océans sont montés à deux mille mètres, et avant même que Guenimer frappe, nous n'étions déjà plus que quelques reliquats de population sur les continents. Et ceux qui survivaient sur les mers, quand ils ne se faisaient pas écraser par les catastrophes météorologiques. C'est un véritable filtre à brave, peu y survivent. Peu de femmes surtout.

- Nous ne sommes pas moins braves que les autres.

- Il n'y avait pas que cela. Pour en revenir aux épidémies, elles ont décimé hommes et femmes de tout bord. Mais l'une d'elle s'est montrée un peu plus féroce pour tes consœurs. Elle se transmet par les hommes. C'est-ce qui explique la méfiance de nos collègues au départ de l'expédition : elles ont préféré se rendre en Antarctique sur un autre navire parce que le confinement est plutôt favorable à la contagion. A part la femme de Pierre qui voulait rester avec lui.

- Et moi, je vais tomber malade ?

- Il y a six mois que nous sommes arrivés ici et un an que nous sommes partis. C'est la meilleure des quarantaines. Le problème est le suivant Agathe : le bébé a besoin de lait, sinon Marine va mourir. Et nous avons besoin d'enfants, sinon la terre aura raison de nous. Il y a d'autres femmes, il y a d'autres bases... Nous trouverons bien une solution pour Marine. Mais nous voulons survivre. Nous voulons que l'espèce humaine retrouve sa force.

Il fit une pause, hésita, et précisa :

- Et la puissance ira au groupe à la démographie la plus forte.

Et je compris alors que je disposais d'un pouvoir terrible sur tous les hommes de la base, un pouvoir qu'il me faudrait cultiver avec délicatesse et intelligence. Les rapports de force étaient inversés. On ne s'en remettait plus seulement à celui qui permettait la survie. On courait après celle qui apportait la vie.

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