Chapitre 4 (partie 1)
- Tu viens d'où ?
J'étais en train d'accoster mon navire sur des pontons flottants d'un port aux infrastructures étonnantes composées de vieilles épaves flottantes. Invention ingénieuse pour s'adapter sans cesse au niveau des eaux qui continuait de monter et le port vagabond pouvait suivre le trait de côte qui se reculait toujours. Et loin derrière ces eaux au bleu profond, glacial, de grands pics acérés tenaient forteresse contre la mer.
- Patagonie.
- Tu es partie quand ?
- Je ne sais plus. Pas longtemps après l'épisode Guenimer...
Un autre monde, une autre époque. Je réfléchis :
- En juin, non ?
- Oui, acquiesça le marin qui m'accueillait. Tu as dérivé longtemps. On est en décembre. Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Il n'y avait plus de terre, plus de GPS, plus de vent. Perdue.
Sept mois de dérive, et on parlait de mon voyage comme d'une parenthèse, comme si le monde normal avait continué d'exister. Je lançai une aussière au jeune homme. Il la coinça dans un taquet et récupéra l'aussière arrière pour faire de même à la poupe. Soudainement, j'appréhendai la descente, loin du cocon rassurant, quoique parfois angoissant, de l'Endurance.
- Tu parles français. Mais l'Adélie française est engloutie.
- Non, il reste quelques sommets émergés. Ne parle pas de pays ici. C'est... compliqué.
- On parle quoi ? Anglais ?
Il me jeta un sourire, sans répondre et je soupirai. Transition. Qui sait combien de temps l'anglais survivrait à la perte des nations ? Il attrapa ma main et m'aida à descendre. J'eus un moment d'hésitation, avant de me rappeler que je n'avais rien à prendre. Shack et Bau auraient pu m'accompagner, mais ils venaient de s'enfuir. Je serrais simplement entre mes doigts crispés l'harmonica.
- L'Endurance, rit le jeune homme. Tu n'as pas fait naufrage ?
Et il jeta un coup d'œil éloquent à mes yeux rouges, mes cheveux emmêlés et mes lèvres gercées.
- Comment tu as fait pour survivre sept mois ?
- Ils ont survécu deux ans, les marins de l'Endurance. Comment t'appelles-tu ?
- François.
- Agathe, saluais-je en lui tendant la main. On est combien de rescapés ?
Il ne me répondit pas, et j'eus un mauvais pressentiment. A la façon dont il avait accouru vers moi avant même que le bateau n'entre dans le port éphémère vide de locataires, je devinai le pire. Mais peut-être n'était-ce qu'une petite base et qu'une capitale au loin se reconstruisait, avec un afflux journalier de centaines et de centaines de migrants. Sept milliards d'individus sur terre... Combien étions-nous à avoir survécu ?
Une cabane en bois recyclé était posée sur un rocher de granit gris. Par sa taille et par sa position, je devinais une sorte de bureau principal, de mairie, un chef-lieu. Derrière, une poignée de cabanes, souvent en pierres, sans étage, créait un village pionnier, sur l'épaulement d'une montagne. Enfin... Nous étions à plus de deux mille mètres d'altitude. Le pic autrefois fier de ses trois mille cinquante mètres de dénivellation ne ressemblait plus qu'à une grosse colline rocheuse, un caillou cerné par les flots.
J'avais erré si longtemps sur les mers qu'il me semblait voir là le dernier vestige terrestre et les dernières traces de civilisation. Un caillou. Je devais... Oui c'était évident... Les hallucinations n'étaient pas parties. J'étais faible, fatiguée, affamée, malade. Demain, je me réveillerai sur les eaux bleues uniformes, déprimée par tant d'azur.
- Je sais que tu vas vouloir te reposer, Agathe. Mais le commandant brûle d'envie de te poser quelques questions. C'est un Français. Tu es tombée sur un rocher français.
J'entrai dans la petite pièce sombre en vacillant. Maintenant que la tension se relâchait, je sentais mon corps faillir. Mon régime composé de quelques fruits et pommes de terre quand j'étais chanceuse et de sardines ou morue le reste du temps me révélait aujourd'hui ses faiblesses.
- Il va falloir que j'aille dormir et manger, murmurais-je.
- Juste quelques questions.
J'acquiesçais et le commandant entra. Je reconnus immédiatement l'un des hommes du La Pérouse. Sans la barbe piquée de sel du marin tout juste débarqué, il gardait cependant une éternelle rudesse, empreinte de la noblesse des grands voyageurs. Je souris :
- Nous nous sommes déjà vus.
Et devant son air perplexe :
- Un bar, en Patagonie. Des cartes au mur, des vieilles maquettes, quelques chansons de marin. J'étais serveuse.
Je vis passer dans ses yeux, comme si le souvenir revenait, une douceur qui disait sa nostalgie.
- La petite Française, sourit-il, avant de me prévenir : il n'y a plus de pays.
Et je sentis, au ton qu'il employait, que la question provoquait toujours au sein des survivants d'Antarctique des remous importants. Le simple fait de le dire, « plus de pays », provoquait une irrépressible sensation de vertige. Nous avions passé l'ère d'internet pour nous retrouver au stade pré civilisationnel. Sept mois. Et des années, des années de troubles et de catastrophes. Je dus m'assoir.
- Agathe, je suis le commandant Perret, Guillaume Perret. Comment est-ce que tu as survécu ? C'est toi qui es arrivée sur l'Endurance ?
- Oui. Mes parents étaient pêcheurs. J'ai pêché. J'ai pensé à emporter un petit potager, quelques mètres carrés qui recouvraient toute la poupe du bateau. Et un dessalinisateur.
- Tu étais toute seule à naviguer ?
- Oui.
- Comment c'était, quand tu es partie ?
- De l'eau, trop d'eau. Partout.
- Tu n'as croisé personne ? Rien ?
- Il y a eu un cyclone alors que je dérivais vers le nord. Une tempête aussi, avec un orage. J'y ai perdu mon pilote automatique et mon dessalinisateur électrique. Je ne sais pas comment j'ai fait pour survivre, mais la terre est en prise aux phénomènes météorologiques les plus violents. Je savais que l'Antarctique serait un havre de paix.
- Et c'est loin de l'être.
Il s'assit en face de moi et croisa les bras pour me regarder quelques temps en silence. Je me rappelai l'homme avec plus de précision. Il était assis cette soirée-là dos contre une carte de l'Antarctique, près de la fenêtre derrière laquelle grondait une tempête hivernale frappée par les embruns de la mer qui remontaient jusqu'à nous. Sous la lumière jaune d'une petite lampe sur pied, son profil se découpait sèchement. Il n'avait rien dit de toute la soirée. Mais un sourire rêveur était resté sur ses lèvres.
Il finit par briser le silence :
- A mon tour. Nous sommes partis dans le but d'évaluer l'évolution des conditions de vie en Antarctique avec le changement climatique et la progression de la fonte des glaces. Les GPS fonctionnaient encore. La boussole aussi. Mais nos cartes étaient fausses. Nous n'avons pas erré sept mois...
Et je sentais dans sa voix tout le mépris. Eux, ils étaient de vrais marins.
- Mais nous avons un peu tourné en rond avant de trouver cette base, le long de la chaine des montagnes transantarctiques. D'autres bases existent, créées par des Anglais, des Russes, des Australiens, des Américains... Les Américains n'ont pas le vent en poupe depuis qu'on sait qu'ils créent des fous furieux comme Guenimer. En tout, nous sommes peut-être cinq mille six cents hommes. Des scientifiques, des marins qui ont su prendre la mer. Peu de familles.
- Cinq mille rescapés ? C'est tout ?
- Non. Nous n'avons aucun moyen de communication avec les autres continents ; et les voies de navigation (mais tu as pu t'en rendre compte) sont extrêmement dangereuses. Cinq mille en Antarctique. Coupés du monde. A moins que le monde ne se concentre aujourd'hui sur le pôle Sud. C'est ce que certains croient...
Il se releva, s'approcha de la fenêtre et vint porter son regard à l'horizon, derrière la barrière de rochers qui protégeait la petite anse où ils s'étaient installés.
- Tu es la première rescapée française, Agathe. Nous croyions qu'il n'y aurait plus personne. Tu viendras la semaine prochaine au mont Vinson. C'est la base américaine. Nous nous réunissons tous pour un conseil... Tu comprendras.
Il se tourna vers moi et eut un triste sourire en répétant lentement :
- Tu comprendras.
Il demanda à François de m'offrir un repas, de me trouver un lit, une douche et de nouveaux vêtements. J'avais toujours l'impression de rêver. Mais c'était à la fois trop beau et trop terrible pour être faux.
François me dit qu'il était arrivé par les mers, comme moi. Ses parents étaient toujours en vie, lorsqu'il s'en était allé, mais ils vivaient encore dans la vieille idée que tout allait s'arranger, que la technologie une fois de plus aurait réponse à tout. Il s'était fâché avec eux, et il était parti. Ils se trouvaient alors aux Etats-Unis, enfin ce qu'il en restait, au niveau des Rocheuses. Il avait longé à moto la chaine de montagne jusqu'au sud, jusqu'au Chili. Ma Patagonie. C'est là qu'il avait croisé les marins du La Pérouse, dans le dernier port avant l'Antarctique. On aurait pu se connaitre dès cette époque...
Il se dégageait du jeune homme une constante impression de défi mêlée d'inquiétude. Sa nervosité éclatait dans tous ses gestes et tous ses mots. Et ses yeux noirs, toujours en mouvement, ses boucles brunes qui lui donnaient un air un peu fou, ses traits secs et durs... Est-ce qu'il se tenait tout le temps sur la défensive ?
Nous arrivâmes dans une petite maison en pierre avec un rideau à la place de la porte, des fenêtres ouvertes sans vitre, une seule pièce couverte de paille, dotée d'un bidon renversé à la place d'une table, et d'un canot de sauvetage, dans un coin, couvert d'une couverture en vieille laine. François avait l'air assez fier. Et je compris.
- Il n'y a pas d'arbre, pas de bois... Que des pierres et de l'herbe. Nous sommes trop haut pour que les forêts poussent et le changement de température a été trop rapide pour que l'arbre ait le temps de suivre. C'est cela non ?
- Il y a des plantations de bois plus au sud, dans la base australienne. Mais nous ne sommes là que depuis quelques mois. Nous n'avons pas eu le temps... En revanche, ma maison en pierre, elle est belle, non ?
- C'est toi qui l'as faite ?
- Oui.
Et je sifflai d'admiration, avant de me tourner vers le fond de la pièce :
- Et le canot de sauvetage ?
- Distribution organisée. Au début, les gens se jetaient sur les bateaux qui arrivaient pour arracher tout élément de confort et un peu de bois. Il peut faire froid le soir et il nous arrive de rêver d'un feu. Rassure-toi, maintenant il y a une garde permanente pour le port. Ton bateau ne risque rien. Et le commandement a décrété l'exclusion de la base pour tout ce qui contreviendrait à ces ordres. Tu peux prendre le canot pour dormir un peu. Je vais chercher un repas et de quoi te doucher.
- L'eau ?
- Au début, soit les dessalinisateur, soit l'eau de pluie. Mais les pluies sont devenues radioactives après Guenimer et l'électricité ne fonctionne pas toujours. Elle est rationnée. Heureusement, il y a les lacs périglaciaires, coincés entre quelques rochers et incapables de rejoindre les océans, et quelques cours d'eau, derniers restes des formidables masses glaciaires. C'est une eau précieuse que nous recyclons soigneusement.
- Je peux me passer d'une douche alors...
- Non, crois-moi, rit-il en se pinçant le nez.
Je souris.
Je dormis plus de douze heures. Le réveil en pleine nuit me fit peur. Je me levai d'un coup, le souffle court, le cœur battant et je laissai mes yeux s'habituer au noir. Le sol ne tanguait plus. Le vent ne soufflait plus. Et je pouvais dormir.
Lesommeil ne revint pas. L'excitation me gagnait : c'était un nouveau mondequi s'ouvrait sous mes pieds et je voulais l'explorer.
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