Chapitre 3 (partie 2)

Le septième jour, les quarantièmes rugissants se turent. Mardi 2 novembre, les sources du ciel se tarirent. Un vent de nord-est nous poussait rapidement vers le sud. Mais la chaleur continuait de monter : l'été arrivait.

Je savais que les problèmes étaient loin d'être terminés, mais je savourais cet instant de répit, sans prêter garde aux signes avant-coureur du désastre, car le pilote automatique ne fonctionnait plus que par intervalles irréguliers. Tout irait bien, me répétais-je. Et je le disais sereinement, avec une confiance nouvelle. Je savais qu'il me faudrait renoncer à cette technologie dépassée. La puissance venait d'ailleurs.

Lundi 15 novembre. Je me souviens avoir observé ce jour-là le GPS, qui fonctionnait avec caprice quelques jours par mois seulement. Les chiffres indiqués m'avaient frappée : latitude 69°05'S, longitude 51°30'O. Je n'aurais su dire pourquoi, mais je fus parcourue d'un mauvais pressentiment.

Je n'avais jamais vu météo plus instable. Nous passions des coups de vent féroces aux accalmies pesantes. Et l'Endurance n'avançait pas. La chaleur continuait de monter. Je sentais la tension s'accumuler... Il fallait bien que cela explose.

Le pilote automatique cessa de fonctionner.

Je me rappellerai toujours mes larmes ce jour-là, des larmes de fatigue, d'épuisement. Mon corps était à bout quand mon esprit ne pouvait s'empêcher de se projeter vers les souffrances à venir. Mais ne croyez pas que je restai prostrée en lamentations. Les larmes séchèrent et furent oubliées. J'affalai les voiles et descendis dans la coque régler ces problèmes techniques. Je n'y connaissais rien. Je tentais quelques réparations qui n'eurent pour effet que d'aggraver la situation, alors j'abandonnai.

La situation empira quand je compris que le problème venait des panneaux solaires et de la production d'électricité. Abîmés par la tempête et surtout par l'éclair, ils s'étaient détériorés rapidement sans que je ne m'en aperçoive. Sans électricité, c'était non seulement le pilote automatique qui ne fonctionnait plus, mais aussi le dessalinisateur. Plus de sommeil, plus d'eau. La technologie m'abandonnait. Autre temps, autre puissance.

J'affrontais ces découvertes avec une résignation qui me surprit moi-même. Bien plus, le défi me stimulait. J'attachai un bout à la barre pour qu'elle reste droite quelques temps, en direction du sud. Le moindre changement de direction de vent me demanderait d'intervenir, mais c'était déjà gagner quelques instants de répit. Et je disposais heureusement d'un dessalinisateur manuel. Les premières heures ne me parurent pas si terribles.

Mais je compris vite à quel point la situation serait intenable. Sans pilote automatique, il m'était impossible de m'endormir plus de dix minutes sans qu'une secousse ne vienne me réveiller. Le vent changeait constamment de direction et rendait la navigation trop complexe pour qu'un simple bout et un cap inchangé puissent suffire à conduire le bateau en droite ligne.

Et cette fois, ce fut une autre épreuve, psychologique, mentale. Je m'endormais sur la barre, épuisée. Je n'étais même plus capable de chercher à l'horizon les terres si ardemment désirées. Je ne voulais qu'une accalmie, un silence, que le navire disparaisse quelques instants, et que la nuit me prenne et me laisse reposer. Un bateau sans guide, c'était comme une terre sans eau. Il perdait ce qui le faisait vivre, et moi je me perdais à le guider.

Sous la brume lointaine, dans un soleil estival rougeoyant, couvrant le ciel dégagé de ses rayons rosés, j'aperçus un rocher, une terre, des hommes. Mes mains agrippèrent plus fermement la barre, s'y retenant comme à une bouée, et j'avais les yeux rouges, embués de larmes. La fatigue plombait tout mon corps, plus que l'angoisse et l'émotion.

La terre enveloppée d'un nuage de brume bleue parut s'agrandir rapidement, comme si elle s'avançait vers moi. Je croyais sentir les effluves terrestres, comme un parfum de l'ancien monde, où je retrouverai des hommes avec qui évoquer avec nostalgie le drôle de monde que nous avions quitté. Je savais qu'il me faudrait lancer des manœuvres, lâcher la barre, courir sur le pont pour virer de bord... Mais pour l'instant, j'épiais ces terres l'œil vague et morne, prostrée de joie et d'incrédulité.

- Shack, Bau... Leur dis-je sans me retourner. On est bientôt arrivés, les enfants.

Finalement, à gestes lents, j'attrapai un bout pour stabiliser la barre et m'empressai de faire les manœuvres nécessaires pour tourner vers ces terres. L'Antarctique ? La position du soleil semblait confirmer que nous étions au sud, et je n'avais plus vu la nuit depuis maintenant treize heures. Les nuits blanches des terres australes... Une promesse et une aventure.

L'Endurance vira à tribord et j'ajustai les voiles avant de revenir vers la barre. L'effort m'avait un peu secouée. J'en avais profité pour avaler quelques gorgées d'eau dessalinisée et je portais un regard neuf, plein d'espérance, vers le sud.

Les terres avaient disparu.

Hallucinations.

Cette fois, je lâchai la barre et tombai sur le pont sans un cri. Et la mer, amère toujours, amère... Je crus qu'elles seraient derrières les horizons, ces terres promises des landes vertes. Mais je dus bientôt me rendre à l'évidence : je m'étais jouée de moi. Mon état de fatigue toujours croissant avait fini par créer des illusions, comme un mirage dans le désert. Oh, un désert... Tout plutôt que la mer.

Et la nuit ne venait pas. La fatigue ne passait pas. Je croyais voir par moment se pointer une Atlantide imaginaire, avant de disparaitre, me narguant méchamment. Disparaitre. Et si l'Antarctique tout entier avait été immergé ? Et si je ne poursuivais que des chimères ? Mais ma quête continuait, espérance morte ou survie désespérée.

Un jour, je m'endormis. Ni les craquements du navire, ni les couacs de Shack et Bau, ni l'angoisse de savoir que plus personne ne veillait sur l'Endurance ne me réveillèrent. Un sommeil lourd, qui m'écrasa comme une chape de plomb, me coupa totalement du monde extérieur. Néant.

Sept heures passèrent. La nuit laissa la place à un soleil brûlant. La pluie frappa le navire avant de se retirer. Des rochers passèrent au loin dans l'ignorance totale. Le soleil continua de s'élever, laissant filer les heures sous ses chaleurs souveraines. Shack battit des ailes et parvint pour la première fois à effectuer un petit saut dans les airs. Et je me réveillai. Tant d'heures gaspillées, mais un repos salvateur.

Une large fente séparait en deux la voile de misaine. Les deux pans détachés battaient lugubrement dans le vent, et j'eus l'impression de contempler quelques vaisseaux fantômes. J'aurais voulu m'observer dans la glace : moi aussi, je ne devais plus être que l'ombre de moi-même. Et le bateau n'avançait qu'au ralenti, au gré des courants, faiblement porté par le foc lui-même en bien piètre état. Je contins mes émotions. Je commençais à comprendre qu'il ne serait plus à rien de se lamenter, et que je pouvais avancer. Toujours.

Et de nouveau, il fallait se dépasser, s'élever toujours plus au-dessus des difficultés pour découvrir que je n'étais ce que je croyais être et qu'au fond de moi, derrière la fatigue et les larmes, un guerrier constitué d'acier ne demandait qu'à émerger.

Un cri me fit sursauter et, me retournant, j'aperçus Shack et Bau qui me lançaient un dernier regard avant de s'élancer vers les airs. C'était la première fois que je voyais le petit albatros voler et j'eus comme un pincement au cœur, l'impression d'un abandon, d'une solitude qui étirait toujours plus loin ses étendues désertes.

- Vous reviendrez ? Demandais-je en murmure.

Mais ils partirent sans se retourner. Et j'attrapai l'harmonica pour jouer quelques notes, quatre notes. Ils passèrent au-dessus du navire, décrivant de vastes cercles joyeux, et filèrent vers le sud-est.

Je relevai la tête. Un frisson...

Des terres.

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