Chapitre 18 (partie 2)
Les souvenirs revinrent. Je m'étais assise sur le port, non loin de la maison du commandant Perret. Je serrais entre mes doigts l'harmonica, le regard rivé vers l'horizon et les albatros qui jouaient dans les nuages. Est-ce que l'on pouvait faire ressusciter l'homme qui avait passé une nuit dans la taverne à chantonner avec ses hommes ? Un air revint danser dans ma tête et je le jetais dans le vent comme une légère provocation.
« Petit garçon, eh dans ta tête, y'a des chansons qui font la fête. Et crois-moi depuis le temps qu'je traîne, j'en ai vu poussé des rengaines... » Une ombre se glissa hors de la maisonnette en pierre et vint écouter silencieusement. Je continuais dans un léger sourire. Le commandant était là. Et les murs de la vieille taverne rejaillissaient en esprit, portant leur ombre reposante sur nos esprits fatigués.
« De Macao, à la Barbade, ça fait une paye que j'me balade et l'temps qui passe ça fait aux vieux, une bordée d'rides autour des yeux, et l'temps qui passe, ça fait aux vieux, une bordée d'rides autour des yeux... »
Une chanson d'un autre temps. Et la phrase est bien pauvre pour ce qu'elle signifie : nous appartenions à l'espèce d'hommes qui avait connu Macao et la Barbade. Eve, Ambroise et Lucas ne les verront jamais. Nous avions chanté cet air dans une taverne éclairée à l'électricité, avec la télé qui grésillait au-dessus de nos têtes et la radio qui passait dans la cuisine.
Je me tus. Un crépuscule qui remplaçait la nuit plongeait nos silhouettes dans la pénombre. Nous restâmes un instant en silence, bien conscients de la présence de l'autre, avant que Guillaume ne vienne s'assoir à côté de moi :
- Tu t'en souviens ?
Il me vouvoyait toujours ou me tutoyait en fonction de l'évolution de notre relation. Ici, nous devions partager des souvenirs de vieux amis :
- La petite serveuse, la petite française, complètement perdue dans ce décor de marin.
- Les logos de la mission Adélie sur des anoraks épais.
- La mission Adélie...
Je le vis déglutir difficilement, le regard soudain empreint de nostalgie.
- Et maintenant, repris-je, la guerre, les forges, les cavaliers, la monarchie, les cultures intensives, les recherches dans le domaine de l'énergie... On est au Moyen Age et au XXIe siècle. On est...
- Je ne sais plus. Tout était plus simple là-bas. Agathe, je sais que vous voulez partir.
- Et alors ?
- Ce n'est pas un simple départ que vous projetez. Ne le faites pas, je t'en supplie. En souvenir de cette soirée si belle avant les désastres écologiques.
Je ne répondis rien. Il y avait beaucoup de choses qui devaient rester secrètes encore.
- Je n'ai pas envie de me montrer mauvais avec vous, Agathe. Tu sais que j'ai réellement de l'estime pour toi et François. Mais je ne peux pas toujours suivre tes conseils. Il y a d'autres gens avec qui je suis obligé de composer. Ne partez pas.
Toujours rien. Je voulais me lever et le laisser là pour bien lui signifier mon désaccord. Il était trop tard pour la confiance, trop tard pour les compromis, bien trop tard pour la paix. Et Guillaume venait de ruiner cet instant de méditation sur le port à chantonner paisiblement.
- Il faut que je te prévienne, Agathe : avec la conscription, tous les hommes font partie de l'armée. Dans deux jours, nous partons. Noah, Pierre et François également.
- François n'est plus amiral.
- Je voulais lui redonner son poste.
- Il refusera.
- Ce sera toi ou lui. Tous les hommes et les femmes valides doivent partir à la guerre et s'il y a des enfants, un seul doit rester.
- Mes enfants allaitent encore. Vous avez déjà renvoyé François : comment lui redonner son grade sans perdre la face ?
- Noah et Pierre partiront. Hanna aussi. Marine n'a plus besoin d'allaiter.
Malgré tout, je blêmis. Et s'ils ne revenaient pas ? Je me levai et m'enfuis rapidement. Deux jours. L'information circulait déjà, mais j'avais refusé d'y prêter garde. Et s'ils ne revenaient pas ? Nous allions devoir attendre leur retour et l'angoisse et la peur...
Combien de fois l'armée s'était ébranlée depuis que Guillaume l'avait créée ? Elle semblait ne vivre que de conquêtes et poursuivait ses conquêtes, assoiffée de sang, sans jamais réduire, toujours en expansion à mesure que la conscription s'élargissait. Nous avions l'habitude de la voir s'en aller à l'aube, tandis que l'amiral prenait le large avec la flotte. Mais cette fois-ci, François restait à terre avec moi ; Noah et Pierre quittaient le village ; et ce devait être la dernière conquête, contre Tom Anderson.
- Tom a ses chances, murmurais-je. Tout peut changer...
- Je n'ai jamais pensé un jour souhaiter la domination des Etats-Unis, rit mon époux.
- Il n'y a plus d'Etats-Unis, plus de France, plus de pays, si ce n'est l'Adélie et Providence. Oublie les symboles : ils ne sont plus les mêmes. Oublie les langues : elles disparaissent déjà. Oublie tout ce que tu connaissais.
- Le monde est recréé, acquiesça François. J'ai entendu dire que Guillaume avait mis la main sur l'historien qui nous avait résumé les grandes transitions du monde à la première réunion du mont Vinson. Il lui a demandé de raconter les grands événements de son règne. Il faut que dans plusieurs décennies, plusieurs siècles, les hommes se souviennent qu'il était un grand roi et que l'on garde trace de lui. Regarde...
Il me montra les deux cavaliers qui chevauchaient en retrait de la colonne, plus bas dans la plaine.
- L'histoire est en marche et la plume est prête à graver dans le temps la version biaisée que les grands ont décidé.
L'orage éclata et les nuages s'amoncelèrent. Combien de temps en effet avant que l'histoire ne prenne un nouveau tournant ?
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