Chapitre 17 (partie 1)
Les cavaliers apparurent sur le col en poussant de grands « hourrah ! », cris de guerre. Les habitants de la base asiatique, héritage des pays du sous-continent indien, étaient déjà en formation, comme s'ils s'attendaient à cette attaque. Serrés sur deux lignes, armes et boucliers en main, ils étaient prêts à faire bloc pour résister à l'assaut frontal. Derrière eux, un pont barrait l'entrée du village où seuls les plus vieux étaient restés à l'abri. Leur situation géographique, en contrebas d'un col, dans une cuvette naturelle qui s'ouvrait vers la mer, était désastreuse, mais les hommes étaient résolus à défendre coûte que coûte leur territoire.
Melchior donna l'ordre d'attaquer et les troupes indépendantes fondirent sur les pauvres habitants mal équipés. Aussitôt, les rangs se rompirent et les hommes coururent se replier derrière le pont. Les cavaliers fendaient les rangs en brisant quelques têtes au passage et les corps s'accumulaient sous les sabots des chevaux, foulés par la cohue. Sur le pont, le désordre fut à son comble. Les hommes en se pressant s'écrasaient les uns les autres. Certains glissaient dans le ravin, poussant un dernier cri glaçant qui laissait de marbre les Indépendants. Ceux qui avaient réussi à passer organisaient déjà la défense de l'entrée du village et posaient sur l'armature du pont de la paille sèche prête à brûler. Ceux qui étaient restés en arrière n'eurent pas le temps de passer que le pont s'enflamma et disparut dans un nuage de fumée. La population de la base était réduite de moitié et le sol était jonché de cadavres.
Ils crurent être sauvés. C'était sans compter sur la détermination des cavaliers qui contournèrent le ravin pour descendre et remonter par une pente escarpée. Les villageois survivants, tout ensanglantés, se virent perdus et s'agenouillèrent au centre de la place, les mains en l'air, pour se rendre au plus fort.
Ce récit m'a été conté bien plus tard par l'un des survivants du massacre de la base asiatique. Il lui fallut s'y reprendre à plusieurs fois tant l'émotion étreignait son cœur et l'empêchait de parler. Melchior, seigneur du fief africain, cherchait à étendre son territoire vers l'Orient, au mépris des ordres du souverain adélien. Régulièrement, ses excursions guerrières faisaient pleuvoir une nuée de flèches sur les villages côtiers sans défense. Nous entendions les échos des massacres, révulsés à la fois par les horreurs commises et par la morgue affichée de l'ancien chef des Indépendants qui défiait ouvertement son seigneur.
« Son territoire est presque plus large que le cœur de l'Adélie. Il devient puissant, trop puissant... » me disais-je tous les jours avec effroi.
Et Guillaume hésitait. Ces raids militaires lui permettaient d'étendre toujours plus le territoire adélien, d'autant plus que Melchior revenait toujours présenter ses hommages à son souverain et lui remettre les droits sur les terres nouvellement acquises. Et par ailleurs, il voyait bien que cette extension se faisait indépendamment de sa volonté, à une vitesse telle qu'elle lui échappait totalement. Il avait toujours été guidé par l'image de grandeur qu'il se faisait du nouvel Etat adélien. Alors, il oscillait entre la certitude que la guerre lui assurerait une mainmise rapide sur tout le continent et l'idée qu'il serait un bon roi, fondateur d'un Etat respecté sur des siècles. C'était cette dernière attitude qui le poussait à prêter une oreille attentive à nos conseils et me retenait sur le continent, alors que je conservais l'espoir de détruire un jour le parti indépendantiste.
C'était comme cela : en politique, il fallait deux partis. Melchior et moi étions adversaires et si l'un baissait les bras, l'autre prendrait immédiatement la place.
Au cours de l'été, on entendit de plus en plus parler du mouvement d'Anderson et de la traque conduite par les cavaliers. Mais je laisse Tom raconter cet épisode lui-même...
« Le temps était loin où je dirigeais la dernière réunion des Etats de l'Ancien Monde au mont Vinson. Ma chute avait été lente : de la défaite à l'exil, de l'exil à la clandestinité après l'échec de la grande ambassade en Adélie. Je n'étais plus le bienvenu nulle part et je devais me cacher. Bientôt, je vis les cavaliers me chercher. Et j'étais au fond du trou.
Mais je n'étais pas seul. Beaucoup se fichaient bien de la nouvelle domination antarctique. « Il en fallait bien une », disaient-ils d'un air blasé. Un mélange de langue française et anglaise se répandait sur tout le continent jusqu'à venir uniformiser toute distinction culturelle. C'était la langue adélienne. Des programmes économiques intensifs se mettaient en place un peu partout. Beaucoup échouaient : les terres agricoles étaient peu fertiles ; le climat trop instable ; les savoirs oubliés... Il fallait recommencer.
Alors pourquoi lutter ? Tout semblait pris en main et les luttes de pouvoir ne pouvaient conduire qu'au désastre. Au départ, ce n'était qu'une intuition, réveillée par les mythes et les chansons de l'albatros. Mais je mis tout en œuvre pour créer l'alternative. Je parlais d'un équilibre avec la nature, où l'homme se faisait protecteur et gardien. Nous avions vécu l'ancien monde : les ingénieurs et les scientifiques qui avaient survécu conservaient encore en leur esprit le savoir qui avait conduit au désastre écologique. Il fallait changer de paradigme : ce savoir devait être enterré et nos scientifiques devaient appartenir à la nouvelle génération pour reconstruire du néant. Et ce qui importait plus, c'était moins la conquête politique et l'exploitation économique que la construction d'une culture riche et belle. J'en voulais à Guillaume d'accaparer la scène antarctique de sujets de guerres et de batailles, alors qu'il y avait tant à faire ailleurs.
Beaucoup ne voyaient dans ces paroles que chimères et se laissaient glisser sous la domination adélienne. D'autres me rejoignaient. Grâce à la cartographie d'Agathe et de François, j'étais parvenu à récupérer une série de cachettes naturelles qui nous permettaient d'échapper aux attaques régulières des cavaliers. Nous diffusions par les colporteurs et les troubadours le mythe de l'albatros, les récits des survivants au massacre et les propositions d'un renversement des tyrans. D'autres mythes venaient les compléter, d'une Atlantide utopique aux jardins d'Eden que nous pouvions construire.
Nous étions des hommes. Nous avions reçu en héritage le don d'intelligence, capable de repousser sans cesse nos limites et d'imaginer toujours les inventions les plus extraordinaires. Nous avions présents, en nos cœurs, cette part de charité qui faisait de nous de grands hommes et ramenait au monde sa lumière. Nous avions la force des explorateurs de l'extrême, le génie d'Einstein et surtout de Dostoïevski, la grandeur d'âme de Mère Thérèsa et l'ascétisme des ermites. Tant que nous nous en rappellerions, notre âme serait belle.
Mais aux grandes idées, les épreuves venaient heurter notre dure réalité. Nous fuyions continuellement ; un groupe d'hommes de plus en plus organisés qui apprenaient à se défendre. La faim se faisait sentir et nous contraignait malheureusement au pillage ou aux dons généreux de quelques sociétés. J'évitais tous les pièges, mais le danger se faisait sentir de plus en plus et je prenais peur.
Un jour, les chaleurs de l'été vinrent nous éprouver dans une marche que nous faisions vers l'ancienne base des Indépendants. Une plaine désertique, sans aucun point d'eau pour nous abreuver, sans aucune zone d'ombre pour nous accueillir et nous protéger, étendait ses malheurs face à nous. Nous nous dépêchions de la traverser quand nous vîmes trois cavaliers galoper vers nous. Nous n'étions que deux, armés et déterminés, mais en sous nombre. Nous connaissions leurs adresses au tir à l'arc ; mais mon ami en possédait un également et ne tarda pas à viser le cavalier noir. L'homme tomba aussitôt sur le sol et nous évitâmes de justesse la flèche que nous décochait le deuxième cavalier. Je présentais ma lame, bien campé sur mes pieds, et prêts à les recevoir. Nous en tuâmes un second et le dernier s'enfuit, nous laissant deux chevaux, des provisions, et une petite bouteille d'alcool que nous sifflâmes d'un trait pour célébrer cet exploit.
Moi, je n'en avais jamais douté. Mais cet épisode prouva à tous que les Indépendants n'étaient pas invincibles. Et quand le mythe s'effrite, le vaincu se dévoile.
Une semaine plus tard, nous tentions notre premier coup d'éclat. Nous étions presque une centaine, déterminés et entrainés. Nous avions réussi à savoir que Melchior préparait un raid contre l'ancienne base russe, Maloïaroslavets, pourtant sous influence adélienne. Il s'agissait ni plus ni moins d'une annexion de territoire.
Nous avions prévenu le village de l'imminence de l'attaque et gagné quelques supports au sein de la population effrayée. Le président Vadim Oulianovitch Geriakov avait opéré un revirement brutal de sa politique, comprenant qu'il n'était plus l'heure des faux-semblants. Il avait fait marché les forges et lancé les programmes intensifs d'entrainement dans les minutes qui avaient suivi notre discussion avec lui. Après avoir longuement étudié la méthode indépendantiste, je lui révélai quelques tactiques appropriées : « utilisez les flèches, redoutables contre la cavalerie. Gardez les rangs serrés. Si la rapidité est leur force, la résistance doit être la nôtre. »
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