Chapitre 16 (partie 2)
Le lendemain, cinq hommes entrèrent à pied dans le village. Ils avaient encore la tenue des grands voyageurs, mais lorsque je les revis le soir-même, ils s'étaient habillés de couleurs et de coton. Une soirée fut organisée en leur honneur et je tentais de m'approcher d'eux pour en savoir plus.
- D'où venez-vous ?
- Il reste quelques Etats indépendants que la confédération adélienne commence à menacer. Le Kawaki, l'Andavie et le Pourakov sont les héritiers de plusieurs pays asiatiques, comme la Chine, le Japon, océaniques (Australie et Nouvelle-Zélande) et de la Russie. Ils se sont regroupés par langue, oubliant souvent des siècles de rivalités et de haine pour ne plus penser qu'aux nécessités actuelles de survie. La Transition nous a sérieusement impactés, mais nous restons malgré tout fiers et désireux de conserver notre indépendance. Nous sommes résolus à appliquer à la lettre les accords du mont Vinson et les principes édictés de la bouche-même de votre roi : nous voulons la paix en Antarctique et nous conduirons tous les autres Etats à se liguer contre la puissance adélienne s'il le faut.
- Vous lui avez parlé ?
- Pas encore.
- Etes-vous en contact avec Tom Anderson ?
A ce nom, les cinq hommes m'observèrent avec méfiance et ne répondirent pas tout de suite. Je m'empressai de les rassurer :
- Je suis Agathe Grandet, la femme de l'amiral François. Peut-être avez-vous entendu parler de nous...
Certains firent non de la tête, mais un autre s'approcha pour me murmurer tout bas qu'il le connaissait et je lui répondis sur le même ton :
- Dites-lui qu'il aura besoin de nous.
Mes jours en Antarctique étaient comptés. Il devenait de moins en moins possible de raisonner Guillaume Perret quand bien même il prêtait toujours une oreille attentive à mes conseils et je savais que c'était l'œuvre des quatre cavaliers : toute leur puissance persuasive poussait l'Adélie vers la guerre et le continent vers sa ruine. Alors, je multipliais mes options, sans toujours trop savoir où cela pouvait me conduire. Nous errions tous à l'aveugle dans un monde bouleversé.
Le résultat de l'ambassade nous fut communiqué le lendemain. J'aurais aimé être une petite souris pour observer le tour de force rhétorique opéré par notre souverain et avec quelle adresse psychologique il avait réussi à retourner les ambassadeurs. Eux, qui s'étaient montrés si remontés contre l'Adélie la veille au soir, venaient de ployer le dos et d'accepter l'influence adélienne sur leur territoire. Étaient-ce la démonstration de puissance, la verve charismatique de Guillaume ou une reconsidération stratégique de la situation en Antarctique qui les avaient conduits à reculer ? Probablement un peu de tout, mais j'étais écœurée.
Je m'enfuis au sanctuaire. Mais la foule qui s'y pressait de plus en plus souvent me poussa à m'éloigner davantage. Je courus le long d'une crète et finis par grimper un pic acéré à mains nues, déchirant au passage mes vêtements et ma peau.
Et cette fois, plus rien n'était capable de me consoler : ni les bourrasques violentes, ni les rayons dorés du soleil qui glissaient sur une mer étoilée, ni les formes imposantes des montagnes antarctiques. Je laissais mes idées s'écraser par vague contre les parois épuisées de mon cerveau, dans un désordre indescriptible qui venait remuer des sensations bouleversantes. L'image de la montagne sous la brume, créée pour la première fois sur la route du mont Vinson, se révéla par miettes, complétée par des chemins escarpés noyés dans une pénombre funeste. C'était le futur qui s'effondrait par pans entiers pour ne plus laisser qu'une sente étroite encerclée de falaises étouffantes. Je n'étais plus qu'un pantin qui se laissait balayer par les courants d'air. La guerre se poursuivait et nous répétions les mêmes erreurs. Quel monde allais-je laisser à mes enfants ?
Noah encore. Mais il avait le don de m'apaiser et je lui souris. Une idée semblait lui trotter dans la tête et je repris mon souffle pour le laisser parler :
- Agathe, connais-tu le mythe de l'albatros ?
Instinctivement, mes doigts se serrèrent contre l'harmonica qui se trouvait dans ma poche et je fronçais les sourcils, étonnée :
- Un mythe ?
- Autrefois, la terre était informe et vide et l'albatros se mouvait au-dessus des eaux. Les mers emplissaient tout le globe, séparant les nuées aux oiseaux, des abysses aux monstres marins. Toute terre était engloutie et toute vie humaine disparue : la Terre avait décidé de se venger des hommes en effaçant leurs traces. L'albatros erra longuement, en exil dans les cieux, jusqu'au jour où les mers s'ouvrirent et où la terre apparut. L'asile ainsi trouvé, l'animal y vint pondre ses œufs et ses œufs étaient blancs comme pureté. Des profondeurs des mers et des abysses, des monstres jaillirent pour déposer à leur tour des œufs aux teintes obscures et grises. Les monstres marins s'attaquèrent aux œufs de l'albatros qui se battit pour les préserver du danger. Mais les monstres étaient trop nombreux et parvinrent à voler tous les œufs. Seul un survécut, sous les plumes du bel oiseau blanc qui se sacrifier pour le protéger. De cet œuf naquit la vie et avec elle le courage et la beauté. Des œufs noirs s'échappèrent des vers faibles et voleurs, épris de conflits et de guerre. Des millénaires plus tard, la vie s'est développée jusqu'à recréer les hommes, en leur donnant ainsi une deuxième chance en ce monde. Les humains, issus des œufs blancs et noirs, oublièrent qu'un jour l'albatros s'était sacrifié pour protéger l'œuf blanc et que toute vie avait découlé de cet acte héroïque. Aujourd'hui, si l'animal vole sur les mers des heures et des jours durant, c'est pour se rappeler qu'il fut un temps où les océans recouvraient tout le globe.
Il se tut et nous laissâmes le silence accompagner nos pensées et nos rêveries. Je vis en relevant la tête qu'il tenait entre ses doigts la sculpture d'un albatros ailes grandes ouvertes et bec penché vers la terre ou les flots, tenant entre ses griffes le petit œuf blanc rescapé du massacre. Je le pris respectueusement pour l'admirer avec émotion et décidai de revenir vers le sanctuaire où je le déposai sur la pierre. La blancheur de la sculpture venait apporter sa part de lumière à la roche grise et austère de l'édifice. Le regard de tous les pèlerins vint se river sur l'albatros, comme un symbole qui devait les guider dans la tempête. Noah était toujours à côté de moi et ne disait rien. Alors, je lui demandais :
- Répète-leur le mythe.
Et il reprit les mots qu'il m'avait conté sur le pic, de sa voix douce et égale, jusqu'à frapper les esprits imaginatifs. Je savais qu'avant peu l'histoire se diffuserait lentement pour ajouter au lieu une strate supplémentaire de mystère et de paix. Le mythe était naïf, simple et court, mais sa force résidait au-delà de sa lecture littérale, dans ses interprétations multiples et riches qu'on venait tirer de ces mots.
Le soir, quand je descendis du sanctuaire, je dévisageai une dernière fois les hommes présents sur le lieu. Dans un coin, méditant profondément dans un silence recueilli, les cinq ambassadeurs avaient écouté avec grande attention le mythe de l'albatros. Et comme je redescendais avec eux, je compris à leurs questions que Guillaume n'était pas le seul à avoir étendu sa zone d'influence sur la partie orientale de l'Antarctique. D'autres phénomènes, plus profonds, venaient troubler le jeu dangereux des politiciens.
Qu'aurait dit maman de notre situation en Antarctique après sa disparition ? Et quel rôle aurait-elle alors joué ? C'est une question que je me suis toujours posée et qui revient en relisant ses mémoires. (Note d'A. G.).
C'est la deuxième fois que cette pensée lui traverse l'esprit. La pauvre... Elle semblait tourmentée, un peu trop d'ailleurs, mais cela se comprend : personne n'aurait aimé vivre dans un monde aussi instable. Qu'elle se rassure pourtant : pour ses enfants, comme pour tous les Adéliens, elle est aujourd'hui une héroïne (note d'A.G.).
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