Chapitre 15 (partie 1)

Cela se diffusait doucement. Il y avait ceux pour lesquels cela passait par une révélation aussi rapide que violente. Ils venaient clamer haut et fort au centre du village que le véritable pouvoir n'était pas terrestre, mais qu'il nous dépassait tous. D'autres se laissaient doucement toucher, dans le silence de leur cœur et découvraient dans le sanctuaire un refuge paisible où suspendre les troubles du monde et les catastrophes climatiques.

Admirer, protéger, respecter, aimer, dans un silence ému. C'étaient des principes auxquels les populations adhéraient en masse. Elles venaient de tout horizon voir ce lieu que l'on disait miraculeux pour y trouver un peu d'espérance et de joie loin des tourments de la guerre et de la tyrannie. Mais elles y découvraient bien plus : une nouvelle conception du monde et de l'homme. L'être entier en sortait bouleversé et j'observais ces phénomènes étranges de conversion avec étonnement et admiration. Peut-être... Oui peut-être mon rôle n'était-il pas de dicter la politique, mais bien de toucher les âmes par un autre biais, bien plus esthétique et unificateur.

J'avais ainsi réussi à m'imposer au sein de la communauté adélienne, à tel point que malgré sa méfiance et son inimitié, Guillaume n'avait jamais osé lever le moindre petit geste contre nous. Il en venait même parfois à venir nous demander conseil. Il s'invitait dans notre maison et nous sondait sur telle ou telle question touchant l'état d'esprit de son peuple. Nous répondions sincèrement, toujours en train d'afficher ouvertement notre respect et notre indépendance. Il l'acceptait, peut-être à contre-cœur, au moins sincèrement. Mais un jour, il vint me voir pour une affaire d'une toute autre envergure.

Depuis quelques semaines, la question du sacre se faisait de plus en plus récurrente. Un sacre, c'était la sanction divine de la royauté de Guillaume, c'est-à-dire un gage de pérennité et stabilité pour son pouvoir, tout comme une reconnaissance d'un Dieu unique. Je n'avais rien dit, ni fait pour pousser en ce sens, mais je savais que de nombreux habitués du sanctuaire poussaient pour que le sacre ait lieu, et Guillaume y voyait un moyen de se concilier toute cette frange de la population qui était presque plus fidèle à notre couple qu'à lui-même.

- Qu'est-ce que c'est que ce sanctuaire, Agathe ? Il faut que tu m'expliques un peu plus... C'est bien toi qui l'as créé ?

- Apocalypse, transition, révolution... Ils ont besoin d'un lieu auquel se raccrocher. Et la nature...

- Foutaises que tout cela ! C'est pour m'ôter leur soutien que tu crées tout cela ?

- Je n'ai rien créé. J'ai simplement construit un lieu où méditer. C'est bien plus qu'un besoin social, Guillaume. Et tu le sais. Mais comme cela fait peur... Parce que cela signifie une rupture nette avec toutes nos habitudes... Tu le rejettes dans l'absurde. La paix plutôt que la guerre, l'ascétisme plutôt que l'abondance, l'amour plutôt que la haine, la foi plutôt que le matérialisme. Et tous ces mots ont été rabaissés, taxés de mièvrerie ou de faiblesse, alors qu'ils annonçaient une révolution. C'est plus qu'un simple besoin social, Guillaume : c'est une quête de vérité.

Je voyais le roi ébranlé dans ses convictions. Très vite, pourtant, son attitude changea. Je le voyais réfléchir rapidement et reprendre assurance. Un plan se dessinait dans sa tête et venait intégrer tout ce que je lui avais dit.

Ambroise se mit à pleurer et je m'approchai de lui pour le changer. Perret me regarda faire sans rien dire, concentré sur ce petit enfant de quelques mois à peine. Son regard devint vite pesant, mais je m'efforçai de l'ignorer. Qu'est-ce qu'il mijotait ?

- Que décidez-vous ? Finis-je par demander.

- Je vais être sacré. Vous serez celle qui posera sur mon front la couronne.

Mon cœur se mit à battre plus fort, mais il ajouta :

- Et je ferai d'Ambroise mon héritier légitime.

Là, je dus m'arrêter. Comme s'il avait compris, l'enfant cessa ses pleurs et ouvrit de grands yeux vers le souverain adélien, la bouche entrouverte en une mimique surprise. Je me hâtai de terminer sa couche avant de le prendre dans mes bras pour le serrer contre moi :

- Votre héritier ?

- Il restera votre fils. Vous serez chargé, avec François, de son éducation. Et j'aurais évidemment un droit de regard et...

- J'accepte. Il faut que j'en parle à mon époux, évidemment. Mais mon accord vous est acquis. A une condition : je veux une place au conseil d'Etat.

- Accordé.

Dans la petite maison en pierre ouverte aux quatre vents, sur la paille glacée, trois bébés dans les bras, nous venions de décider du destin de l'Antarctique pour de longues décennies.

François poussa la porte et surprit le duel de regard. Il craignait qu'un nouvel affrontement ne vint nous opposer au pouvoir politique d'Adélie, mais je lui souris pour le rassurer et j'attendis que Guillaume passât la porte pour lui dire :

- Il veut que je le couronne au sanctuaire. Il m'offre une place au conseil d'Etat. Il nous propose de faire Ambroise son héritier.

- A long terme, il nous offre le pouvoir.

Il fut un temps où j'étais serveuse dans un bar de Patagonie et François clandestin sur un bateau de scientifiques. Mais les catastrophes offrent des opportunités singulières pour transformer un destin en légende. Nous en prenions le chemin, tout à la fois enivrés d'ambition et pétris d'idéalisme.

Le temps a bien filé désormais. Alors que j'écris ces mémoires, tous ces rêves de jeunesse ont pris une autre couleur, teintée d'amertume et de trahison. Nous ne mesurions pas à quel point chaque décision prise en ces jours instables pouvait avoir d'immenses répercussions.

Le jour du sacre arriva. J'avais voulu troquer le vieux jean et la veste en cuir qui ne me quittait que très peu pour une autre tenue, plus solennelle, mais je n'avais trouvé qu'une large tunique en laine, que mon mari m'aida à ajuster. Je rassemblai mes cheveux en une longue tresse et je m'occupai d'Ambroise. Il devait lui aussi prendre part à la cérémonie et je voulais qu'on le distingue bien.

- Eve et Lucas, plus tard... Commença François.

- J'offrirai le meilleur à chacun de mes enfants. Et ils sauront s'entraider.

C'était le problème des triplés : le traitement de faveur. Mais pour l'instant, ils étaient trop jeunes pour comprendre.

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