Chapitre 13 (partie 1)

- L'Adélie est déjà forte. Son gouvernement unifié a l'accord de sa population. Ses possessions territoriales s'étendent des côtes antarctiques au cœur du continent. En un an, elle a déjà eu le temps de débarrasser le monde d'une menace puissante puisque les Indépendants prenaient vos femmes, pillaient vos ressources et menaçaient l'intégrité de vos peuples. Elle peut ainsi se positionner en protectrice de l'Antarctique, défendant la démocratie, les droits de l'homme et la paix.

J'écoutais le discours du ministre des Affaires étrangères, l'un des membres du conseil constitutionnel qui avait sûrement eu son poste en échange du titre de roi offert à Guillaume. Le message était clair : l'Adélie se posait en meneur du monde austral. Et de l'influence à la domination, il n'y avait qu'un pas. Je savais que ce n'était qu'une question de temps avant que les troupes adéliennes, renforcées des hordes indépendantes, ne déferlent sur tout le continent.

Des applaudissements timides répondirent au discours. Les dirigeants des micro-sociétés sentaient la menace s'élever au-dessus de leur fragile état, mais rien dans l'exposé du ministre ne leur permettait de se dresser avec force contre cette tyrannie naissante.

J'avais réussi, avec l'aide de Noah, à improviser un landau pour mes trois enfants. Cela me donnait plus de libertés dans mes mouvements et permettait parfois à François ou à moi de s'échapper quelques temps pour vaquer à nos affaires. Le voyage jusqu'au mont Vinson s'était fait par bateau, plus pratique et moins dangereux, en longeant les côtes du continent. Nous logions dans la partie habitable de l'Endurance, amarré bord à bord avec le Scott-Amundsen, le voilier de Noah.

- Je peux entrer ?

Je me relevai brusquement pour faire face au président de Providence, Tom Anderson, accompagné de son équipe, qui pointait la tête en haut de l'escalier. Je lui fis un peu de place dans le carré et passai Ambroise qui pleurait dans les bras d'Hanna. Le président descendit, me salua, et je vis ses gardes du corps inspecter rapidement la pièce pour s'assurer qu'il n'y avait aucun danger.

- Il parait que c'est avec vous qu'il faut discuter pour s'informer de ce genre de chose...

A mon air perplexe, le président précisa :

- On dit que vous et Guillaume Perret n'êtes pas particulièrement en bon termes.

- Attention, monsieur le président, je reste fidèle à l'Adélie, quoi qu'il arrive.

Adélie, Providence... Les restes de la France et des Etats-Unis. Mais les habitants des deux bases, comme tous les rescapés d'Antarctique, savaient qu'ils ne servaient à rien de conserver les noms de puissances tombées. Les terres étaient lointaines ; les gouvernements s'étaient éteints ; les peuples s'étaient recomposés ; et un nouveau monde avait jailli. Adélie... Providence...

- Je sais. Mais je n'ai qu'une question à vous poser, très simple.

Je le vis hésiter et jeter un coup d'œil autour de lui, comme pour prendre confiance auprès de ses fidèles, et :

- Combien de temps avons-nous ?

La guerre, toujours la guerre. Les velléités invasives du commandant français étaient flagrantes, mais peut-être restait-il encore au fond de lui une part de modération civilisée héritée de siècles de dialogues.

Je réfléchis longuement à ce que je pouvais dire. Il ne fallait pas trahir, mais que pouvaient-ils y faire ? La puissance en construction d'Adélie était telle depuis le raid contre les Indépendants qu'elle écrasait déjà les autres micro-sociétés.

François descendit l'escalier pour nous rejoindre. Je vis les gardes du corps se crisper et Anderson les rassurer :

- Le ministre de la Guerre adélien est aussi le mari d'Agathe.

Et mon époux s'approcha de moi, raide et méfiant, pour s'assoir sur la banquette et me prendre la main. Je lui souris pour le rassurer et pris une longue inspiration censée me donner courage :

- Aucun.

L'émotion qui traversa rapidement le visage du président de Providence m'amusa un bref instant. Je savais qu'ils ne pouvaient rien faire.

- Si un jour, dit-il, vous avez besoin d'une aide extérieure, nous serons là pour vous accueillir.

Recueillir les émigrés aux talents les plus riches, leur offrir l'asile et la richesse, c'était quelque chose que les habitants de Providence faisaient dans l'ancien monde. Mais aujourd'hui, jamais cette situation ne viendrait à se réaliser, car avant même que nous ayons besoin d'aide, Providence serait annihilée.

Ils sortirent et François se tourna vers moi, un brin inquiet :

- Ce n'était pas de la trahison ?

- Quoi qu'il arrive, cela sert nos intérêts : si la situation se retourne contre nous, nous pourrons compter sur leur aide ; si nous devons rester fidèles, ma réponse ne fera qu'inquiéter davantage les gens de Providence, les pousser à l'erreur, quand Guillaume a déjà tout pour les écraser.

Que pouvait-on faire en effet ? Le soir arrivait et avec lui le discours de l'empereur. J'avais vu toute la journée les esprits s'échauffer, les mains agripper plus fermement le pommeau des épées, les regards se chercher et la tension monter. A bien des égards, j'avais le sentiment de replonger en des temps barbares ou médiévaux, où seul comptait le courage individuel et la gloire de vaincre.

Eve se mit à pleurer et je la pris dans mes bras pour la consoler. La petite avait besoin de lait, mais je n'en avais plus. Il fallait que je cherche s'il y avait des vaches au mont Vinson pour récupérer de quoi la nourrir ; alors je m'aventurais dans les différents recoins, l'esprit inquiet.

Et soudain, je vis deux hommes se battre dans un coin. L'un d'eux brandissait une épée indépendante, sertie de pointes latérales, quand l'autre reculait vers une grange. Je n'osais point trop m'approcher de peur de mettre en danger la petite Eve, mais j'appelai du secours. Celui qui reculait arracha tout à coup une planche d'un tonneau qui trainait là et s'en servit comme bouclier ou comme arme. C'est alors que j'aperçus son visage : Guillaume. On tentait d'assassiner Guillaume. L'épéiste feinta et réussit à toucher la main droite du roi adélien, lui faisant lâcher dans la foulée son bouclier improvisé. Mon cœur battait à rompre tandis que je me faisais la réflexion qu'il était possible que nous perdions ce jour-là notre souverain. Mais mon cri avait alerté deux hommes qui se jetèrent sur l'Indépendant pour le désarmer et mettre Guillaume hors de danger.

Abasourdie, je restais un instant immobile devant ce lugubre spectacle, bientôt rejointe par une foule tendue. Je sentais l'instinct animal reprendre par-moment le dessus, alors même que nous étions les seuls à pouvoir rebâtir les civilisations. Et le futur s'assombrissait toujours...

L'agresseur voulut s'enfuir, mais on le rattrapa et je m'approchai pour écouter ce qui se disait. Guillaume lui demanda son nom, où il habitait et pourquoi il avait tenté de le tuer. L'homme voulut rester muet, mais le chef d'Etat récupéra l'épée et la lui mit sur la gorge. Je voulus m'approcher et l'exhorter à rester calme, mais Eve se mit à pleurer et je dus me reculer. On me raconta plus tard ce qui s'était passé : l'Indépendant n'avait jamais accepté la soumission adélienne et s'était réfugié à Providence dans l'espoir d'y trouver un asile bienveillant. Le discours du ministre des Affaires étrangères lui avait clairement fait comprendre que la domination adélienne allait s'étendre plus largement et il avait voulu éliminer la menace avant qu'il ne soit trop tard.

J'allais retourner vers l'amphithéâtre extérieur, quand François me rejoignit. Nous étions à quelques minutes du discours, mais il mit une main sur mes lèvres et me demanda de le suivre.

- Eve pleure : on va se faire remarquer.

- Passe-la moi. Il faut que tu suives Guillaume : il est derrière la toile de tente que tu vois là-bas.

Je m'avançais lentement et reconnus la voix du président de Providence, ainsi que celle du roi. Des cris me firent comprendre qu'ils se disputaient et je rassemblais les pièces du puzzle dans ma tête : aucun, avais-je dit au président sous le choc ; et Guillaume venait d'échapper à une tentative de meurtre d'un réfugié à Providence. Les deux hommes venaient se disputer quelque morceau de terre et accroitre la tension entre leurs deux peuples.

- Des bases américaines se trouvaient sur cette terre depuis plus d'un siècle. Vous n'avez pas à vous l'approprier !

- Où sont les Etats-Unis ? Où est la France ? Je ne vois que Providence et Adélie.

- Vous aviez dit que vous nous laisseriez ce territoire : c'est pour cela que nous vous avons laissé un an. Vous deviez conquérir un nouveau pays et vous l'avez fait. Abandonnez le port d'Adélie. Et oubliez vos prétentions sur Providence.

- Vous me parlez de quelques bouts de terre quand on a essayé de me tuer. Et cela venait de votre territoire ! Jusqu'à quel point puis-je vous faire confiance ?

- Vous savez très bien que ce n'était pas moi, c'était...

Les cris s'élevèrent au-dehors, depuis l'amphithéâtre naturel baigné d'un soleil timide. Ils sonnèrent la fin de la dispute, avortée beaucoup trop tôt : quand les deux chefs d'Etat auront-ils l'occasion de se parler à nouveau ? Combien de temps restait-il avant que les armes ne se mettent à parler ? Aucun... Je relevai la tête et m'éloignai de quelques pas. Guillaume et Tom Anderson se séparèrent et je rejoignis mon mari pour récupérer la petite Eve.

- Tu as trouvé du lait ? Lui demandais-je.

- Non.

- Je vais voir ce qui me reste, répliquais-je, résignée.

Guillaume s'avança face à la foule et un silence pesant alourdit l'atmosphère. Tous les chefs d'Etat prenaient la parole à un moment ou à un autre du congrès. Mais les bruits avaient couru que ce discours serait différent et l'aura de l'Adélien était telle qu'il nourrissait les espoirs les plus fanatiques et les craintes les plus réelles.

Tous les yeux étaient rivés sur sa tenue très sobre, son habit de combattant, sanglé sur un corps sec et fier. Derrière la victoire extrêmement rapide face aux Indépendants, le militaire se dessinait.

C'était le discours de l'empereur.

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