Chapitre 12 (partie 1)

François se dépêcha de me ramener dans la maison, aidé par quelques hommes qui étaient venus en renfort. La nourrice de Marine accourut pour venir prêter ses maigres connaissances en la matière. Et j'entrai dans les douleurs.

Je vis la tête de Guillaume Perret passer à travers la porte :

- Elle accouche ?

François acquiesça et lui demanda de nous laisser tranquille. Il savait que sa présence me serait stressante et il voulait tout faire pour ce que se passe au mieux.

Une dizaine d'heures passèrent, au milieu des contractions et des efforts pour permettre la sortie de l'enfant. Les gens se relayaient autour de moi et François ne quittait pas mon chevet. Je ne devais pas être très belle à voir, le visage rouge, tout essoufflée, mais ses yeux brillaient de joie et d'admiration.

Pourtant, une idée ne cessait de revenir et de pourrir mon esprit... Je n'étais pas dans la rue pour m'assurer que les hommes resteraient à la base. La guerre pouvait éclater d'un moment à l'autre, et...

Une nouvelle contraction m'obligea à me reconcentrer. Neuf mois d'attente et le bébé arrivait. J'allais enfin voir la petite bouille toute fripée à qui je m'adressais depuis déjà quelques semaines. J'allais pouvoir la serrer dans mes bras, la nourrir, la vêtir et l'aider à grandir.

Oh non, il n'y avait pas eu de fin du monde, et ce petit en chemin en était la preuve. La vie plus forte que le chaos. Je m'accrochais à la vie.

Le chaos dehors était sur le point de poindre. François finit par me révéler que Guillaume avait cédé aux pressions des Adéliens et lancé des ordres pour que l'assaut ait lieu presque immédiatement. Il avait les plans bien en tête, ceux que je lui avais donné, avec l'emplacement des forges, de l'arsenal et des écuries.

Moi, j'accouchais.

Dix heures après la perte des eaux, tous les soldats avaient quitté le village et je serrais ma petite dans les bras.

- C'est une fille, murmurais-je, émue.

François la prit à son tour et l'essuya avec un drap sorti exprès. Il récupéra les habits que j'avais reprisé pour en faire des vêtements de bébé et couvrit l'enfant sans rien dire. Une petite Eve. Et elle était belle...

Les contractions reprirent et les douleurs revinrent. Comme je devenais toute rouge, Hanna m'inspecta de nouveau et eut un sursaut :

- Il y en a un autre. Il faut continuer de pousser, Agathe.

Et les Adéliens filaient, troupes légères aux armes fraiches et tranchantes, vers le centre de l'Antarctique. La colère et l'ambition leur donnaient l'énergie nécessaire pour avaler des kilomètres en très peu de temps et Guillaume Perret, l'esprit absorbé par des considérations tactiques et le soucis de ramener ses hommes victorieux et vivants, avait la tête.

C'est un récit qu'on m'a conté bien plus tard, quand les équilibres s'étaient inversés en ma faveur, mais la concordance de ces deux événements, si décisifs pour ma vie personnelle et pour le destin de l'Antarctique, doit être soulignée. Je devrais plus tard lutter longuement contre les conséquences de ce raid, mais je n'avais jamais eu de regrets. Mes enfants étaient ma plus grande force, et ce n'était pas seulement la mère qui parlait, mais aussi la femme stratège et politique.

Quelques heures plus tard, trois enfants étaient nés. Bouleversée par cette naissance, encore tout épuisée et l'esprit troublé par l'idée que mon quotidien en serait bien plus impacté que ce que j'imaginais, je m'endormis dans les bras de François. Trois enfants. Des triplés. Eve, Ambroise et Lucas. Nous les avions couchés juste à côté de nous, en attendant d'élargir le berceau préparé pour eux. Ambroise et Lucas étaient emmaillotés dans une petite couverture : nous n'avions rien anticipé et étions pris au dépourvu.

Mais la nuit fut courte. Déjà, ils réclamaient du lait. Je tâchais de calmer mes inquiétudes (aurais-je assez de lait pour trois ?) et les pris un par un dans mes bras, heureuse de faire enfin leur connaissance.

- Vous auriez pu me dire que vous étiez si nombreux, gros malins ! Je vous aurais attendus avec plus d'impatience encore !

L'un d'eux rit, un autre pleura. Je l'attrapai pour lui donner aussi son lait. J'étais encore un peu perdue entre les trois enfants. Ils se ressemblaient beaucoup, surtout à un si jeune âge, et je mélangeais déjà les prénoms. Les pauvres... Quelle piètre mère je faisais ! Ce n'était que le début : j'avais encore tout le temps pour apprendre.

La nouvelle fit le tour du village et je vis passer tous ceux qui n'étaient pas partis combattre les Indépendants. Je recevais des félicitations, des embrassades, des cadeaux. On se disputait pour prendre dans ses bras l'un des trois petits et on me proposait son aide. J'appréciais toutes ces gentilles marques d'affection, d'autant plus que je savais qu'être mère allait désormais demander trois fois plus de travail et que tout soutien serait le bienvenu.

J'avais trois enfants !

Vous sentez mon cœur battre, l'excitation monter dans ma voix, mes yeux briller ? Trois enfants ! Et j'étais déjà épuisée.

Les premiers jours furent intenses. Je craignais à tout moment pour la vie des triplés, à cause du manque de lait et de mon état de fatigue. Hanna, qui avait cessé de s'occuper de Marine désormais assez grande pour se nourrir de fruits et légumes, venait parfois me prêter main-forte, et François m'aidait comme il pouvait pour les autres tâches quotidiennes.

Les autres n'étaient pas revenus. J'essayais de ne pas trop y penser et j'avais beaucoup à faire à côté. Mais parfois, au fond de moi, la colère couvait. Il m'avait fait une promesse et m'avait ignorée. Il savait que je ne pourrais rien faire pour l'en empêcher... Et stupidement, je lui avais donné tous les renseignements pour réussir ce raid.

Il fallait envoyer un homme en reconnaissance pour ouvrir l'armurerie. L'attaque partirait de là et se répandrait rapidement vers la forge pour en bloquer l'entrée. La maison de Melchior, où se trouvait le dépôt d'armes, serait l'une des premières à subir le feu des combats. Mais je savais que le jeune chef indépendant se battrait avec un courage rare et une vigueur à faire trembler tous les chevaliers du nouveau monde. Peut-être s'en sortirait-il... S'il avait Victor, Hector et Elior à ses côtés, il parviendrait sans doute à mener une contre-offensive efficace, repoussant les Adéliens loin de l'armurerie. Cela ne changerait rien : les Indépendants resteraient désarmés et pris par surprise.

Il y aurait des morts. Une dizaine, une vingtaine, peut-être plus... La rue ensanglantée verrait les carnages les plus meurtriers, car la haine et l'inquiétude avaient échauffé leurs esprits qui réclamaient vengeance.

Et la population humaine toujours plus réduite... Moi, j'avais trois enfants.

Je n'avais aucune idée de la façon dont cela pouvait se terminer. Il fallut qu'on me raconte plus tard la paix signée entre Melchior et Guillaume Perret. Le commandant annexait le territoire indépendant et le groupe se rangeait sous l'autorité du président temporaire. Des Adéliens devaient rester pour contrôler la place et des anciens membres des Indépendants rejoignaient la base côtière pour y être surveillés. L'Adélie avait réussi sa première extension et regardait maintenant vers les autres bases.

Nous vîmes un matin arriver un groupe de cavaliers et quelques hommes à pied. Quelques hommes du village s'approchèrent de l'entrée et je me mis à ma fenêtre pour allaiter Lucas tout en observant ce qui se passait. François s'assit à côté de moi :

- J'ai eu une idée. Nous allons lui proposer une paix, nous aussi, avec des enjeux importants. J'ai parlé avec Pierre : il est comme nous, il n'aime pas l'idée que l'Adélie parte en conquête. Marine et nos trois bébés sont les seuls enfants adéliens, si l'on excepte les enfants des Indépendants. Bien plus, nous ne lui révélerons jamais les tracés des côtes et les reliefs des montagnes. Nous pourrions même les offrir à quelqu'un d'autres. Si nous partons, Guillaume sait qu'à terme Melchior reprendra le pouvoir.

- Partir où ?

- Sur les mers, sur une autre portion de la côté dont il ignorera l'existence puisque nous sommes les géographes, sur un autre continent... Les perspectives sont infinies. Nous allons lui proposer un marché : il m'offre le poste de ministre des Affaires étrangères et à ce titre je saurais utiliser à bon escient les connaissances acquises au cours de notre voyage.

- Il pourrait refuser... Il a les enfants des Indépendants et il pourrait lancer une nouvelle mission.

- Mais il est beaucoup plus simple d'accepter ce que je lui propose.

Ils passèrent près de la fenêtre. Je reconnus avec inquiétude Melchior qui chevauchait aux côtés de Guillaume Perret et je détournais le regard. Les deux hommes me virent allaiter le bébé et je savais qu'ils ne tarderaient pas avant de venir me voir.

- Ça va devenir invivable ici, François. Il faudrait partir.

- Laisse-moi au moins essayer. Puis, je te promets que nous nous en irons. J'ai réparé le bateau avec l'aide de Noah, j'ai amassé quelques vivres en secret... Si nous le voulons, les portes des mers nous sont ouvertes.

- Le résultat du conseil constitutionnel aura lieu ce soir. Juste après, ça sera le bon moment.

J'étais toujours en train de parler quand je vis Guillaume Perret pousser le rideau, les yeux brillants :

- C'est vrai ce qui se raconte ? Trois enfants ?

Il vit Lucas dans mes bras, Eve dans ceux de François et Ambroise dormir sur le lit.

- Vous faites des miracles tous les deux !

Mais nous ne répondîmes rien. 

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