Chapitre 11 (partie 1)

J'allais m'assoir sur le port pour regarder de loin mon bateau. Puis, je grimpais quelques mètres vers le sommet. Pas très loin : le pierrier qui descendait jusqu'à nous était trop dangereux dans mon état. J'inspectais l'horizon, cherchant la silhouette frêle de François. Quelques étirements le matin, des discussions avec Noah, éviter le commandant, s'agripper aux murs chaque fois qu'un vertige me prenait, caresser le ventre en réponse aux coups de poing du bébé, aller s'assoir sur le port...

C'était la fin.

On veillait à ce que j'ai un traitement de faveur dans les rations de nourriture. J'étais la seule femme enceinte et respectée pour cela. Le ventre était maintenant aussi rond qu'il pouvait l'être. Je ne voyais plus mes pieds et cela me rendait maladroite, et j'étais fatiguée. Je parlais doucement à l'enfant. Je me disais qu'il m'écoutait sans doute et qu'il pouvait ainsi apprendre à connaitre sa maman.

« Tu vas naitre dans un drôle de monde, petit bonhomme. Tu n'auras jamais connu la transition et tout te semblera normal. Mais tu verras : ça n'est pas si terrible. Tu y seras le plus fort, parce que tu seras optimiste. Et moi, je serai là... »

Parfois, je m'arrêtais. Je parlais d'optimisme, mais j'étais envahie de pensées noires. Et si l'accouchement se passait mal ? Et si j'y restais ? C'était la fin, il restait deux mois.

- Agathe, les croquis que je t'avais demandés, ils sont où ?

- Je ne les ai pas.

- Tu n'en as pas fait ?

- Si.

- C'est François qui les a ?

- Sans doute.

Guillaume venait souvent me voir, toujours pour me poser des questions. Je peinais à reconnaitre l'homme droit et brave qui avait organisé les fondements de l'Adélie. La fatigue du commandement semblait l'épuiser et l'irriter, au point qu'il ne cherchait plus à montrer quelque prévenance aux autres.

- Pourquoi ce défi, Agathe ?

Je ne répondais pas et prétextais une fatigue pour qu'il me laisse me reposer seule. En réalité, je n'aimais pas la tournure que prenait l'Adélie. Avec la perspective imminente d'une guerre, Guillaume avait créé une forge, recruté des hommes et des entraineurs et accéléré les démarches du conseil constitutionnel. Cela m'irritait : ils avaient tous fait de belles promesses un an auparavant et s'apprêtaient à les rompre sans vergogne. J'aurais voulu m'engager dans le conseil constitutionnel, mais en m'envoyant en mission, Guillaume m'avait aussi coupée de tout rôle politique. Je me rappelais la discussion qui avait précédé notre départ : il s'était méfié de l'influence que je pouvais avoir plus tard. Et maintenant que j'étais revenue, je ne me sentais plus accueillie.

Tous les travaux physiques m'étaient devenus impossibles. J'aurais pu donner des cours de géographie, et Guillaume me pressait pour que je le fasse, mais je refusais toujours, prétextant mon état de fatigue. Il n'était pas dupe. La tension s'accumulait. Et François me manquait.

En attendant, je n'avais qu'un seul ami. Il partait à l'aube et revenait tard le soir, le pont chargé de poissons. Je ne le voyais que la nuit quand, souvent lorsque la pluie était torrentielle et qu'une brise fraiche nous glaçait les os, je le retrouvais sur les quais à méditer. J'aimais m'assoir à côté de lui, dans mes nuits d'insomnie, et parfois, Noah me livrait ses paroles sibyllines :

- Saccagée, elle est saccagée, la terre ; pillée, elle est pillée. La terre est en deuil, elle s'épuise, le monde dépérit, il s'épuise, et le ciel dépérit en même temps que la terre. La terre est profanée par ses habitants : ils ont transgressé les lois, ils ont changé les décrets, ils ont rompu l'alliance éternelle.

Prophète de mauvais augure dont la voix aux accents pessimistes et terribles était ignorée et rejetée. Noah était un mélange étrange entre l'homme désabusé au réalisme sinistre et le rêveur naïf et poète cherchant la beauté en toute chose. Mais c'était aussi le type même de personne qui vous stimulait en vous poussant au questionnement et au dépassement de soi.

Je relevai la tête et sentis un souffle chaud.

- Vois, l'hiver s'en est allé. Les pluies ont cessé. Elles se sont enfuies. Sur la terre apparaissent les fleurs.

- Le temps des chansons est venu.

Il me sourit. Il me disait que le chaos passé n'excluait pas les beaux jours à venir, pensée simple, mais profonde. Il reprit son air grave :

- C'est parce que la malédiction a dévoré la terre : ses habitants en subissent la peine ; c'est parce que les habitants de la terre ont diminué : il n'en reste qu'un petit nombre.

- La pluie est tombée, les eaux sont montées. Le déluge. Et le monde, aux fondations fragiles, s'est effondré. C'est une nouvelle page qui s'ouvre, vierge et purifiée.

- L'est-elle vraiment ?

- Quoi ?

C'était la première fois qu'il sortait de son rôle mystique pour me parler normalement. Il eut un regard complice et me dit :

- Il n'y a jamais de rupture, toujours des continuités. Nous avons vécu l'avant transition et emporté avec nous un peu du souvenir d'alors. C'est un bagage qui irrigue déjà toutes nos actions et toutes nos idées.

Je crus qu'il allait se taire et replonger dans le mystère, mais il se mit à me raconter son histoire, celle d'un jeune ingénieur parisien plein de questions face aux changements sociétaux. Dans son cercle, les gens se passionnaient pour les progrès technologiques qui devaient sauver le monde et les échecs à répétition les conduisaient lentement à se radicaliser toujours plus.

Je l'écoutais avec attention, touchée par ses confidences. Il me fit promettre de ne rien révéler de ce qu'il me dirait. C'était un secret que je devais emporter dans ma tombe.

Guenimer. Il n'était pas Américain, mais Français. Ingénieur nucléaire qui avait longtemps fait avancer la recherche avant de se rendre compte qu'il était trop tard. Et quand on n'a plus de repères, on pense aux moyens extrêmes. Ses pensées sauvages lui valurent l'exclusion et l'exil. Il partit avec sa famille au milieu des Rocheuses, loin, loin de la république alpine qui se formait déjà. Il aurait pu devenir l'être le plus détesté de Terre, mais le monde était mort, et lui avec.

Quelques années avant ces événements, Noah était parti. Il avait longtemps aimé la voile, sans oser couper les ponts, terrifié à l'idée de risquer ses relations, son futur, sa vie dans une telle aventure. Sans regret.

- Ils me disaient de vivre, ceux qui avaient tout quitté et pris la fuite d'un monde sans joie pour un vivre un bonheur simple et épuré. Ils partaient loin d'ici, dans un ailleurs rêvé pour une vivre une vie que nous ne saurions vivre. Et je me construisais l'image d'une île solitaire, reculée, oubliée, où lézarder au soleil ou sous la brume. Tout dirait la vie, la vie sauvage, à l'état brut, vécue jusqu'au plus profond de nos âmes... La vie heureuse. Nous, les navigateurs avec pour jardin l'océan, pour cinéma les vagues et pour compagnie les augustes albatros, nous les explorateurs des confins oubliés, observateurs hors-pairs et marcheurs d'outre-mer, nous qui avions quitté nos maisons, quitté le confort, quitté nos existences nauséabondes et insipides, nous portions au fond de nos cœurs le sentiment d'être là et de vivre cent vies.

Le sommeil vint me cueillir pour m'ouvrir les portes des rêves cette nuit-là. Je retrouvais les mers et leurs aventures légendaires. Peut-être était-ce là le secret de la vie... L'abandon de toute lutte et la quête infinie de la beauté du monde. Noah était haï par la communauté adélienne pour son caractère excentrique et je savais qu'un jour il quitterait les terres pour revenir mourir sur les flots endiablés. Il aurait aimé qu'on comprenne son originalité d'esthète, teintée de religion. Mais comme tout poète, il était maudit ; et comme tout prophète, il était Cassandre. Je l'écoutais sans rien dire.

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